Chapitre V

Le Paseo de la Reforma éclatait de lumières. C’était l’heure où les Mexicains sortaient des bureaux et se promenaient lentement sur les deux allées bordées d’arbres. Des groupes de touristes, sortis du Maria-lsabel et du Hilton, flânaient le long des vitrines. Au bord du trottoir, Malko et Felipe attendaient un taxi.

— Prenons un taxi collectif, expliqua le Mexicain. Mon bureau est au bout de Paseo. Ces taxis-là le font de bout en bout. C’est un peso par personne.

Il leva deux doigts et un taxi s’arrêta. Les deux hommes se tassèrent contre deux grosses Mexicaines, qui ne leur jetèrent même pas un regard.

Le bâtiment de la Securitad était un vieux building à la façade sale. Des gens debout attendaient dans les couloirs, l’air effrayé. Felipe Chano emmena directement Malko à la salle des archives. Il voulait identifier avec certitude le Chamalo. Malko avait raconté au policier, sans trop de détails, sa soirée et sa matinée. Felipe n’avait fait aucun commentaire, mais Malko avait l’impression que le policier ne se faisait pas d’illusion sur l’hospitalité de Mme Lentz.

On sortit une bonne centaine de photos, et Malko commença à les examiner.

Il trouva tout de suite le Chamalo. Son vrai nom était Luis Chico. Il avait déjà été arrêté pour meurtre et condamné à trois ans de prison. Il était surnommé El Indio et était effectivement chirurgien.

— Je le connais, dit Felipe. C’est un homme dangereux. Un maniaque du pistolet. Un de ses amis lui avait volé de l’argent. Deux ans plus tard il l’a rencontré dans la rue, ici à Mexico-City. Il lui a tiré dessus sans avertissement et l’a truffé de plomb. Ensuite il est entré dans un café et a commandé une tequila en attendant la police.

— Il m’a promis la même chose, dit Malko en souriant. Je ferais mieux de l’éviter.

— Cela vaut mieux. Il est loco, fou. Dieu vous a protégé une fois déjà…

Malko retint un sourire : il n’avait encore jamais rencontré une « barbouze » aussi bigote ! Felipe émaillait sa conversation de prières, se signait en passant devant une église, mais était une des plus fines gâchettes de Mexico.

Il donna des instructions pour qu’on recherche El Indio. Puis les deux hommes allèrent boire un café de l’autre côté du Paseo, dans une petite cafétéria. Malko avait décidé de raconter la vérité à Felipe. Il parla pendant près d’une demi-heure. Le policier ponctuait le récit, de « dios » horrifiés.

— Je crois que j’ai une piste pour vous, dit-il enfin. Il y a ici un petit groupe de castristes que nous ne prenions pas beaucoup au sérieux. Ils impriment des tracts, hébergent quelques clandestins de temps en temps, mais rien de grave. Comme votre histoire vient de Cuba, nous pourrions aller voir de leur côté.

— Mais pourquoi ceux qui ont fait le coup n’ont-ils pas détourné l’avion directement vers le Mexique ? demanda Malko. C’était plus simple.

— Non, parce qu’il y a les Federales. Un avion, cela se remarque. Tandis qu’il est facile de passer quelques hommes et un flacon comme le vôtre.

— Ce n’est pas le mien, Dieu merci.

Felipe rit doucement.

— Si vous voulez, nous irons ce soir dîner dans un restaurant typiquement mexicain. C’est le lieu de rendez-vous des castristes. A propos, ils semblent être dirigés par une femme, une métisse, très belle, qui est ici un personnage. Elle a débuté dans le cinéma, il y a dix ans. Puis elle a épousé le vieux milliardaire Gomez Ariman, propriétaire de la moitié des mines d’argent du pays. Elle l’a rendu tellement heureux qu’il est mort en huit mois. En lui laissant tout ce qu’il avait. Depuis elle habite une maison de cent vingt-trois pièces, avec des salles de bains aux robinets en or et des domestiques indiens beaux comme des dieux.

— Et qu’est-ce qu’elle fait, votre milliardaire ? Qu’est-ce qui l’intéresse ?

— Les hommes. Son expérience avec le vieux Ariman a dû la marquer, car elle fait une chasse systématique à tous les beaux mâles de Mexico. Ce qui la rend extrêmement puissante ; ceux qui ont déjà passé dans son lit lui en gardent de la reconnaissance, et les autres espèrent tous avoir leur tour. Notre président fait partie de ceux-là.

— Je vois. Et où puis-je rencontrer cette créature de rêve ?

— Chez elle. Mais on ne vous laissera pas parvenir jusqu’à elle. Il faudrait s’engager dans son mouvement… Ou compter sur le hasard. C’est ce que nous allons essayer de faire ce soir.

— A propos, nous serons trois ce soir.

Le policier sourit :

— La señora Lentz ?

— Oui.

— Ça ne fait rien. Au contraire. Je viendrai vous prendre à votre hôtel vers neuf heures. Reposez-vous en attendant.

Felipe tint à payer les deux cafés. Malko le regarda monter dans sa vieille Cadillac. Le Mexicain retournait déjeuner avec sa femme et ses enfants dans son petit village. Moins cher que le restaurant.

Malko revint à l’hôtel en flânant. L’ambiance du Paseo était très agréable. Des groupes de jeunes filles en légères robes de toile le croisaient sans cesse ; beaucoup, très séduisantes. Elles se tenaient souvent par la main, à la manière espagnole, ou donnaient le bras à un garçon. Tout cela respirait la gaieté et la joie de vivre. Les kiosques à journaux croulaient sous le poids d’illustrés bon marché, mais l’Excelsior, le plus grand quotidien de Mexico, était imprimé sur du mauvais papier gris. Et à un kilomètre de là commençaient les taudis en pisé. En dépit des apparences, Mexico est une ville pauvre. Autour, à cause de l’altitude, il n’y a rien, ni usine, ni cultures, rien qu’une ceinture de bidonvilles pires que Harlem.

Les vitrines du Paseo regorgeaient de produits de luxe. Malko tomba en arrêt devant une veste en shantung presque noir. Il entra et l’essaya. Du coup, il prit aussi un pantalon de lin blanc et une cravate-comme il les aimait : en soie, avec un délicat dessin de foulard. La vendeuse, noiraude et trapue, le dévorait des yeux : les grands blonds sont rares au Mexique… Il refusa de se faire livrer à l’hôtel et emporta son paquet. Pour avoir la joie d’endosser tout de suite la veste.

C’était l’heure de la sieste. Les rues se vidaient. Jusqu’à cinq heures, la vie s’arrêtait. Malko arriva devant les jets d’eau du Maria-lsabel. En entrant dans le hall il frissonna. L’air conditionné y entretenait une température polaire.

Dans sa case, il y avait trois messages pour lui. Tous de Washington. Il se sentit mauvaise conscience. On ne l’avait pas envoyé à Mexico pour faire du shopping. Mais, après tout, il ne pouvait pas travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre… Et il fallait bien le temps de s’habituer à l’altitude… 2 300 mètres, c’est haut !

Son ascendance slave lui donnait une certaine désinvolture dont il n’avait jamais pu se départir. Il avait beau se dire que sa mission était ultra-secrète, que, s’il la ratait, cela pourrait signifier la destruction de son pays d’adoption, que chaque minute comptait, il avait une furieuse envie d’aller s’étendre au soleil, au bord de la piscine du seizième étage. Heureusement que vingt ans d’Amérique lui avaient donné un solide vernis de conscience professionnelle…

Il demanda au concierge un numéro de Washington et prit sa clef. Il ne se sentait pas en danger. Pourtant si le Chamalo faisait partie des gens qu’il recherchait, ceux-ci allaient réagir.

Mais comment penser à cela sous un soleil pareil ?

Dans sa chambre, il déplia sur la table le panoramique qui représentait son château, image qui ne le quittait dans aucun de ses déplacements. Pour l’instant, il avait un fidèle majordome pour veiller sur ses travaux : Krisantem, un tueur turc qu’il avait tiré d’un fameux guêpier à Istanbul[3].

Ce personnage obtenait des ouvriers autrichiens un travail jamais égalé, par des moyens que Malko préférait ne pas connaître.

Il y avait encore beaucoup à faire au château et Malko se demandait parfois si la seule partie du domaine dont il jouirait un jour ne serait pas le cimetière…

Le téléphone sonna, l’arrachant à ces pensées moroses. C’était Washington. Il reconnut la voix du général Higgins.

— Avez-vous du nouveau ? demanda-t-il tout de suite.

— Peu de choses encore. Je crois avoir tiré un fil, mais je ne sais pas ce qu’il y a au bout.

— Dépêchez-vous. Nous avons mis en place un dispositif de sécurité tout le long de la frontière mexicaine, mais il y a de nombreux trous. D’autre part nous avons eu des informations par nos agents à Cuba. C’est bien ce que nous craignions. Yoschico Tacata est derrière toute l’histoire. C’est lui qui est en possession du CX 3. Vous savez ce que cela veut dire ?

— Non.

— Qu’il va s’en servir dès qu’il le pourra. Nous n’avons aucune parade. On ne peut quand même pas fouiller tous les gens qui entrent aux U.S.A. ! Il faut que vous réussissiez, et vite, sinon, nous n’avons plus qu’une alternative.

— Laquelle ?

— Alerter la population des Etats-Unis, avec les conséquences incalculables que cela entraîne.

Malko se sentit mal à l’aise. La voix du Général tremblait un peu. Ce n’était pas le genre d’homme à se démonter facilement.

— Je fais de mon mieux, dit-il à voix basse.

— Est-ce que vous voulez du renfort, de l’argent, des moyens matériels ? Vous avez carte blanche.

— Non merci. Pour l’instant, je n’ai besoin de rien. Je ne sais même pas où frapper. Plus tard, peut-être. Si je le trouve, ce Japonais, qu’est-ce que j’en fais ?

— – Tuez-le !

C’était un véritable cri de haine. Malko imagina le Général assis à son bureau, le visage crispé de rage. Il ne devait pas s’amuser non plus.

— Ecoutez, reprit-il, je peux vous envoyer en trois heures les vingt meilleurs types du service « action », avec autant d’armes qu’il faudra pour liquider ce maudit Japonais. D’ailleurs, j’ai déjà fait le nécessaire. Je vous expédie de quoi agir quand vous l’aurez trouvé.

Le Général bouillait littéralement mais Malko n’eut pas envie de rire :

Il avait raccroché. Toute l’insouciance de Malko s’était envolée. Il était repris dans l’engrenage. Pour avoir la paix, il fallait des dollars ; et pour avoir des dollars, il fallait plonger en plein cauchemar.

Avec amour, il déplia quand même ses achats et décida de sacrifier à la coutume du pays. La soirée risquait d’être longue. Avec l’habitude espagnole de dîner à onze heures du soir !… Il n’eut aucune peine à s’endormir, tout nu sur son lit, après avoir mis son réveil à sept heures.

Il fut réveillé par une immense réclame pour Pepsi-Cola qui clignotait en face de l’hôtel. Un vrai phare. La bouche pâteuse, il se jeta sous une douche.

Après s’être rasé, il choisit une chemise de soie

— il n’avait jamais pu s’habituer au nylon – et l’ensemble qu’il avait acheté dans l’après-midi. Il ouvrit aussi le double fond de sa valise. Le général Higgins lui avait fait un petit cadeau, avant le départ : un long pistolet noir, très plat, une arme absolument silencieuse. Même pas le bruit que fait un « silencieux ». Les services spéciaux de la C.I.A. avaient mis au point cet engin durant la Seconde Guerre mondiale, à la demande de l’O. S. S. Il y en avait un nombre extrêmement limité, qui étaient distribués au compte-gouttes. La C.I.A. vivait dans la terreur qu’un de ces pistolets ne tombe entre les mains d’une organisation comme le Syndicat ou la Mafia. Malko était un des rares agents qui avaient le droit d’en posséder un.

— Le seul pistolet que vous pouvez porter sur un smoking, avait remarqué Higgins, très sophistiqué.

Malko hésita, puis laissa l’arme dans la valise. Celle-ci avait l’air d’une Samsonite normale. Mais elle était étanche et pouvait à la rigueur servir de grenade : si on tentait de la forcer, une charge de plastic envoyait le couvercle dans la figure de l’indiscret.

À huit heures, Malko était prêt. Il descendit Le portier le convoya jusqu’à un taxi, qui mit ostensiblement son compteur en marche.

Mme Lentz elle-même ouvrit la porte. Cette fois, elle portait un tailleur de soie rouge sang de bœuf, dont l’éclat aurait percé le Smog californien le plus épais. Surtout avec ce qu’il y avait dedans… Elle effleura Malko de la pointe de ses seins en l’embrassant dans le cou. Elle avait dû se baigner dans le parfum.

— Où allons-nous dîner, guapo ? demanda-t-elle.

— As-tu des nouvelles de ton mari ? répliqua Malko, par acquit de conscience.

Elle secoua la tête.

— Rien. Il réapparaîtra dans deux jours ou dans quinze, je m’en moque.

« Ou jamais », pensa Malko. Ils montèrent dans le taxi. Pendant le trajet, il lui raconta son entrevue avec le Chamalo. Elle éclata de rire.

— Je t’avais dit que ce n’était pas un homme facile, guapo. Fais attention.

En descendant devant le Maria-lsabel, elle aspira voluptueusement une goulée d’air frais, en regardant la façade de marbre.

— Ici, même l’air sent le fric… murmura-t-elle. Elle ne voyait pas, à cent mètres de là, le terrain vague où jouaient de petits Indiens tout nus, pendant que leurs parents mendiaient à la porte des grands hôtels de Paseo.

Felipe Chano attendait au bar, seul à une table. Il avait mis une cravate et une chemise blanche. Il s’inclina très profondément devant Mme Lentz. L’arrivée de l’Indienne arrêta net les conversations. Tous les mâles, sans exception, la suivirent des yeux, et toutes les femmes grincèrent des dents, sans exception. Ravie, Mme Lentz ondula jusqu’à la table.

Malko fit les présentations.

— Je vous emmène dans un restaurant typique, annonça Felipe. La Fuente. On y boit, on y mange, on y danse. Même, si vous voulez jouer…

— Bravo, dit Mme Lentz. Je connais.

C’est elle qui commanda trois cocktails à la tequila. Puis trois autres, dès qu’elle eut bu le sien. Malko donna le signal du départ. Comme par miracle, il n’y avait plus que des tables d’hommes autour d’eux.

Ils roulèrent près d’une demi-heure dans Mexico. Mme Lentz avait posé la main sur la cuisse de Malko. Felipe regardait ailleurs.

La Fuenie était une immense bâtisse couverte de néon. L’entrée était tapissée de photos de capiteuses créatures, annoncées comme attractions. La boîte se divisait en deux parties. En bas, il y avait un orchestre et une piste de danse. Des couples très élégants dînaient aux chandelles. Au premier étage, une galerie courait tout le long de la salle. Là, c’était beaucoup moins chic. Pour 50 pesos, on pouvait boire un verre de bière chaude et regarder les heureux d’en bas. On profitait même du spectacle.

Felipe les emmena en bas. Le maître d’hôtel devait être expérimenté, car il balaya littéralement les gens devant eux, jusqu’à leur table.

— La table voisine est retenue par Mme Arima, souffla Felipe à l’oreille de Malko.

C’était une table de douze personnes, la meilleure de la salle, face à l’orchestre et à la scène.

On leur apporta le menu. Felipe choisit pour tout le monde des tamales puis la spécialité de la maison : du poulet à la sauce au piment. Et beaucoup de tequila. Autour d’eux, on buvait sec. Les hommes versaient un peu de sel sur le dos de leur main, le léchaient, d’un geste vif, et avalaient la tequila d’un coup. Les femmes lapaient plus discrètement, mais tout aussi efficacement.

Mme Lentz était aux anges : de la galerie du premier on lui avait jeté une rose, un peu fanée, mais une rose quand même. Sous la table, elle enroula sa jambe autour de celles de Malko.

Felipe mangeait sans un mot, arrosant ses tamales d’une sauce qui aurait fait des trous dans la table.

Mme Ariman arriva au moment où ils attaquaient le poulet et leur seconde bouteille de tequila. Malko ne la quitta des yeux que lorsque Mme Lentz lui mordit cruellement la main gauche.

Christina Ariman était belle à ravir. Moulée dans une robe du soir blanche pailletée, sa peau mate ressortait encore mieux. Elle avait un chignon et semblait planer au-dessus de la foule, grâce à sa taille. On aurait pu la prendre pour une froide princesse inca sans son regard : deux taches claires et chaudes, qui enveloppèrent Malko d’un brouillard doré. C’était les yeux d’une femme qui aimait les hommes comme on aime les fourrures.

Par hasard, elle s’était assise face à Malko. À sa droite, il y avait un homme jeune, au visage indien sculptural, qui lança un regard haineux à Malko ; et à sa gauche un petit poussah, aux cheveux luisants de brillantine et à la moustache cirée : Sancho Pança. Les cinq autres hommes de la table étaient stupéfiants : tous vêtus de clair, ils avaient le même visage dur et orgueilleux, les cheveux rejetés en arrière et l’œil noir.

— Ce sont les cinq frères Mayo, glissa Felipe à Malko. Votre organisation devrait les engager, señor SAS. Ce sont les tueurs les plus dangereux de l’Amérique centrale. Malheureusement, ils ne sont pas à vendre.

— Ils travaillent pour elle ?

— Pas pour elle. Avec elle. Ils n’aiment pas l’argent. Ils vivent dans la villa Ariman. De temps en temps, ils disparaissent. Ils vont à Cuba ou ailleurs. Les Américains avaient monté une base clandestine d’entraînement pour les anticastristes, au sud de Campêche, près de la frontière du Guatemala. Les frères Mayo y sont allés. La nuit. Ils ont coupé la gorge à tous les instructeurs gringos et ils ont planté un poignard dans le cœur du chef des Mexicains. Puis ils sont repartis. La base a été fermée.

— Pourquoi font-ils cela ?

— Ils ont du sang indien. Ils haïssent les gringos et les Américains. C’est pour cela qu’ils se sont mis au service de Castro. Ils rêvent de libérer tout le continent de l’influence américaine. Pour cela ils sont prêts à tout.

Malko regarda Felipe en biais :

— Vous aussi, vous avez du sang indien, non ?

Felipe rit :

— Qui n’en a pas ici, señor SAS ? Mais la race indienne est vieille. Son temps est passé.

Furieuse d’être tenue à l’écart, Mme Lentz se leva sans mot dire et se dirigea vers les toilettes. Felipe en profita.

— J’ai des nouvelles du Chamalo, dit-il rapidement. On a vu sa voiture sur la route d’Acapulco. J’espère pouvoir le faire suivre à son arrivée.

— Acapulco ? C’est dans le coin qui nous intéresse ?

— Oui. Il faudrait y aller.

Mme Lentz revenait. Ils se mirent à parler pêche au requin.

Plusieurs fois, Malko accrocha le regard de Christina Ariman. Toujours, il détournait le regard le premier. Pour une fois, ses yeux d’or ne semblaient pas faire d’effet. En revanche il surprit dans les yeux de la métisse une lueur qui lui laissa penser que les cheveux blonds étaient appréciés dans ce pays.

Malko comprenait l’espagnol. Aussi saisissait-il des bribes de la conversation que Christina dirigeait. Ils parlaient de l’élection de Diaz, le nouveau Président de la République.

Un orchestre tonitruant s’empara de la scène. Après quelques mariachis, il se mit à jouer une étrange musique, faite de congas, de sambas, de meringue, assez envoûtante. Aussitôt les dîneurs se ruèrent sur la piste, se trémoussant à qui mieux-mieux.

Christina Ariman se leva majestueusement et suivit sur la piste l’éphèbe qui était à sa droite. Elle dansait avec une grâce merveilleuse, et sa robe très décolletée offrait aux yeux une poitrine magnifique. Malko réfléchissait. Il n’aurait pas de sitôt une occasion aussi bonne. Il se leva et prit par la main Mme Lentz. Avec une petite prière d’excuses à l’adresse de ses ancêtres viennois, il se lança dans la mexicanerie.

A peine sa danseuse eut-elle touché la piste qu’elle se mit à onduler à une vitesse vertigineuse. Les yeux presque révulsés, elle se trémoussait comme si sa vie en dépendait, rejetant la tête en arrière, donnant de furieux coups de reins, comme pour répondre à une étreinte invisible. Chaque fois que la soie de son tailleur effleurait Malko, il se sentait une furieuse envie de la prendre dans ses bras pour de bon et d’aller continuer ailleurs ce qu’elle commençait si bien toute seule.

Christina Ariman avait disparu à l’autre bout de la piste. Par petites touches sur les hanches, Malko commença sournoisement à pousser Ilna Lentz dans la bonne direction, sans interrompre sa transe.

Bientôt, il se trouva juste derrière l’Indienne. C’est elle qui tourna la première. Leurs regards se rencontrèrent. Il y eut un bref combat silencieux, puis Christina ébaucha un très, très vague sourire. Malko répondit avec ses deux taches d’or, en essayant d’y mettre le plus de choses possible. Puis il s’éloigna. Il ne fallait pas donner l’éveil à sa tigresse. Il la ramena, toujours en transe vers la table. Lui se contentait de bouger un peu les pieds. Il avait horreur de ces rythmes tropicaux, plus proches de l’épilepsie que de la valse.

Il y eut un break. Excitée par la musique, Mme Serge Lentz avait visiblement envie de donner libre cours à son tempérament volcanique.

Pour couper court, Malko se leva et disparut dans les toilettes.

Quand il revint, la musique endiablée avait repris. Il frôla Christina et son estomac se noua. Cette femme l’attirait comme jamais aucune femme ne l’avait attiré. Elle avait tout : la beauté, l’intensité, l’intelligence et une classe de reine. Résigné, il repartit sur la piste. Il y avait maintenant un monde fou. Les gens se moquaient de leur dîner et les maîtres d’hôtel en profitaient pour faire disparaître les plats, à peine entamés, qu’ils revendaient à prix d’or aux restaurants du quartier.

Cette fois, il fallut à Malko plus de prudence pour retrouver Christina Ariman. Mme Lentz avait abandonné l’Offrande au Soleil pour une danse du ventre à deux. Mais elle était toujours en transe…

La manœuvre réussit encore une fois. Christina dansait avec un des frères Mayo. Malko s’approcha d’eux au maximum. Une nouvelle fois il capta le regard de la belle Indienne. Mais comme s’il avait senti l’échange d’effluves, son cavalier la fit brusquement pivoter et Malko se trouva nez à nez avec le Mexicain, qui le dévisageait avec une haine et un mépris non dissimulés.

C’était maintenant ou jamais qu’il fallait tenter le coup. Malko s’humecta les lèvres. S’il échouait, les Mayo le mettraient en pièces.

Il fit glisser entre ses doigts le bout de papier qu’il avait coincé sous sa chevalière. D’une main ferme, il s’arrangea pour rester à proximité de Christina. Comme si elle avait compris, elle ne bougeait presque plus non plus.

Sur une tornade de maracas, la danse se termina, Malko laissa Ilna Lentz partir devant. Christina venait derrière lui. En humant son parfum, il la sentit s’approcher. Sans se retourner, il s’écarta légèrement. Elle arriva à sa hauteur. Une fraction de seconde, ils se frôlèrent. Elle était de la même taille que lui et il avait compté là-dessus. Leurs mains se touchèrent. Le cœur dans la gorge et tout le corps contracté, il tendit le papier plié. Mayo arrivait derrière lui.

Il y eut une bousculade, et il fut brutalement séparé de Christina.

Le papier n’était plus dans sa main. Mais il ignorait si Christina l’avait pris ou s’il était tombé par terre. Avec le Mayo Brother, il était délicat de se baisser pour explorer le plancher…

Il avait seulement noté : « Maria-Isabel, chambre 707, Malko. » C’était une superstition : le 7 lui portait bonheur. Du moins il le croyait. Plutôt rationaliste, il se jetait parfois sur un horoscope quand il y avait un 7…

En tout cas, il n’y avait plus qu’à attendre. Ostensiblement, il régla son addition – 2 500 pesos, horriblement cher pour un poulet élevé au sable – et sortit. Pendant que Mme Lentz prenait son manteau, il expliqua à Felipe le coup qu’il tentait.

— C’est dangereux, fit le Mexicain. S’ils savent qui vous êtes, ils n’auront jamais une meilleure occasion de se débarrasser de vous. Chez nous, au Mexique, les crimes d’honneur, ça ne coûte pas cher… Et même si la señora Ariman vous prend pour un simple galant, il y a un risque aussi. Il paraît qu’elle est un peu sadique…

— Soyez macho avec elle, c’est votre meilleure chance. De mon côté, je vais prendre mes dispositions pour vous protéger. Que faites-vous de la señora Lentz ?

— Ça dépend…

Justement elle revenait. Malko prit son courage à deux mains.

— Il faut que je passe à l’hôtel, expliqua-t-il. Felipe va te raccompagner en taxi chez toi. Je te rejoins.

Elle se cabra tout de suite :

— Pourquoi ne puis-je pas venir avec toi ?

— Tu peux. Mais je dois rester à l’hôtel une demi-heure. J’attends un coup de fil d’Amérique. Je ne veux pas te compromettre en te faisant monter, et c’est désagréable de te laisser dans un bar ou dans une voiture. Une jolie femme comme toi, cela disparaît facilement.

Mme Lentz se laissa convaincre par cet argument spécieux. Malko lui baisa la main et la confia à Felipe. Il les regarda partir en taxi. Puis lui-même se fit conduire au Maria-lsabel par un chauffeur qui voulait à tout prix le mener à un strip-tease clandestin et maravilosso…

Il n’y avait aucun message. Il prit sa clef, se fit monter une bouteille de vodka avec du lime, et attendit sur son lit, la réclame de Pepsi-Cola dans l’œil.

À minuit et demi, le téléphone sonna. Malko laissa sonner deux fois et décrocha.

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