San-Antonio Passez-moi la Joconde

À Chouquet et à Richard, en souvenir des soirées de Magny et d’un pays qui s’appelait autrefois… …et dont les habitants s’appelaient…

Affectueusement,

S.—A.

CHAPITRE PREMIER

C’était bien un chien qui se tordait sur la route. Dans la clarté de mes phares, je l’avais pris pour une feuille de journal chiffonnée et agitée par la brise nocturne. Mais, au fur et à mesure que je m’en approchais, je voyais qu’il s’agissait d’un clébard. Un clébard blanc.

Il s’était fait sucrer par une tire et il remuait encore les cannes, mais il devait avoir les reins cassés.

En le doublant, je sentis quelque chose grincer dans ma boîte à pitié.

Je freinai sec, je coupai le jus et je descendis de voiture. On ne pouvait plus rien pour lui. Ou alors fallait être le Petit Jésus soi-même. Et je ne suis pas le Petit Jésus.

Il agonisait salement, ce pauvre clebs. Ses pattes de devant raclaient le goudron frénétiquement. Des petits cris douloureux et brefs s’échappaient de son museau barbouillé de sang.

Tout ce que je pouvais faire pour sa pomme, c’était de lui filer un atout définitif pour l’envoyer direct au paradis des cadors. Seulement j’avais rien sous la pogne…

Je pensai alors à la manivelle de ma voiture.

Moi, pour tout vous bonir j’ai rien du massacreur de chiens. Sans être du genre « susucre-à-son-Médor », j’ai assez de sympathie pour les cadors.

Aussi, fut-ce en serrant les dents que je lui balançai un vache coup de manivelle sur l’arrière du bocal.

Ça fit un drôle de bruit. Le chien poussa un petit cri dérobé, ses pattes se raidirent et il demeura inerte sur la route comme s’il était clamsé depuis des plombes !

Je poussai alors un juron. En l’assommant j’avais gagné le canard, à savoir un jet de raisiné sur le bénard.

Après ça, soyez bon pour les animaux.

J’étais là sur la route, à fulminer après un cadavre de chien. La nuit était épaisse comme l’intelligence d’un brigadier de gendarmerie ; on n’entendait que ce que les poètes ont convenu une fois pour toutes d’appeler le chuchotement de la brise dans les feuillages. Pas une bagnole, pas une lumière ; tout juste un morcif de lune en croissant qui jouait au drapeau turc dans un coin du ciel.

J’allumai une cigarette.

Pas content, il était, le bonhomme. Une fois de plus j’étais victime de ma bonté naturelle. Après tout j’avais qu’à le laisser claquer seulard, ce chien. Si c’était moi qui me torde sur la route à sa place et qu’il vienne à passer, tout ce qu’il ferait ce serait de pisser contre un poteau en se disant que c’est rigolo tout plein, un flic à l’agonie…

Puis je me dis que du temps que j’y étais, il valait mieux amener le chien mort en bordure de la route, sa carcasse risquait d’envoyer dans les prunes le dégourdi qui profiterait de cette route déserte pour taper le cent quarante.

Ceci pour vous montrer que ma bonté a toujours la parole dans mon intellect. Même lorsque je suis en train de rouscailler après elle, elle continue de faire la loi, celle-là !

Je chopai donc feu Médor par le collier en prenant bien soin de ne pas me tacher davantage. Je fus surpris par. la consistance du dit collier. Il était très épais, beaucoup plus épais que tous les colliers de chien qu’il m’avait été donné de voir auparavant. De plus, il n’était pas en cuir mais en métal…

Comme, dans l’état où se trouvait son possesseur, il ne lui servait plus à rien, je le lui ôtai afin de pouvoir l’examiner à mon aise.

Non, franchement, je n’avais jamais bigle un truc comme ça. Figurez-vous que ce collier ressemblait à une sorte de boudin de métal du diamètre d’un boyau de vélo, renflé sur le dessus, comme une hernie.

Et, juste au-dessus de cette hernie, il y avait une courte tige d’acier, pareille à une minuscule antenne. Cette tige ne mesurait pas plus de cinq centimètres et était terminée par une petite boule percée de trous.

Si vous aviez été là, bande de gnoufs, vous auriez pu constater qu’entre moi et la statue de l’ahurissement, il n’y avait pas plus de différence qu’entre un dictateur de droite et un dictateur de gauche.

J’étais vachement baba… Un engin comme celui-là, semblait davantage destiné à équiper un martien qu’un honnête toutou.

Après l’avoir tourné sous toutes les coutures, je le glissai dans l’une des poches-fourre-tout de ma voiture et je démarrai. Après tout, j’allais pas péter une horloge parce que ce chien portait un collier bizarroïde ! Dans mon job, on est toujours enclin à trouver du mystère jusque dans la dent creuse d’une fourmi.

Or j’étais bien décidé à laisser le mystère tranquille. Je partais en vacances et ça faisait une chiée de décades que ça ne m’était pas arrivé.

J’avais tellement besoin de m’aérer que, pour une fois, le boss avait renoncé à me demander mon adresse. C’était la première fois de ma putain de carrière que ça se produisait, un événement de ce genre. Habituellement, je peux pas aller aux gogues sans que le Vieux ne me dise de laisser mon numéro de téléphone.

D’ordinaire, je ne suis pas au vert depuis deux jours que le bignou se met à carillonner comme la corne de brume d’un port breton un jour de grosse tempête.

Cette fois-ci, ayant quinze jours devant moi, j’avais décidé d’aller respirer le grand air dans une station alpestre, sans rien dire à personne.

Justement un pote à moi tenait un hôtel dans les environs de Grenoble. Depuis mille ans, il me suppliait d’aller étirer mon lard chez lui. Il me disait qu’on avait la Barre des Écrins à tous les étages et le Crépy sur l’évier. De plus, de jolies souris y séjournaient et ça, plus que le reste, m’avait décidé.

Depuis le temps qu’on se connaît, vous devez savoir que je réagis devant les greluses comme un taureau devant une muletta. Une bonne table et la guibole d’une pin up entre les vôtres, il en faut pas davantage à un zigoto de mon format pour trouver que la vie ressemble à une carte postale en couleurs.

Chez Duboin je trouvai tout ça.

Lorsque j’arrivai il venait de réceptionner une rousse qui, si elle n’était pas sacrée miss Univers, n’avait à s’en prendre qu’à elle-même car elle n’avait pas dû poser sa candidature.

Imaginez ce qu’Hollywood fabrique de mieux dans le genre poupée de grand luxe, avec, par-dessus le marché, ce qu’on réussit en France en fait de déesse, et vous approcherez de la réalité.

Elle était tellement chouïa, cette gosse, que ça faisait pas vrai. On savait pas par quel bout l’attraper de peur qu’elle ne se casse entre vos doigts, comme un rêve.

Mais lorsqu’elle se mettait au boulot, alors là, vous pouviez penser que vous arriviez au terminus de la volupté et que vous alliez avoir besoin d’un bavoir jusqu’à la fin de vos jours.

Elle était descendue à l’hôtel en compagnie d’un vieux mironton qui aurait pu être son grand-vieux s’il n’avait été son protecteur.

Le gars avait cinquante ans de plus qu’elle, une gueule qui pendait comme les branches d’un sapin, un râtelier à changement de vitesse et un bandage herniaire.

Je ne sais pas à quoi lui servait la gonzesse, mais il devait pas lui mettre souvent les doigts de pied en bouquet de violettes ; du moins à en juger par son comportement avec mézigue.

Il la baladait juste pour l’agrément de ses yeux défaillants et pour celui des petits futés comme San-Antonio qui ont toujours une place dans leur pageot pour les rouquines comme celle-ci. À mon avis, il aurait eu un boxer, ça lui aurait tenu davantage compagnie et garanti une plus grande fidélité.

Moi, dès le premier soir, je l’avais repérée, Sonia.

Elle devait s’appeler Albertine, bien sûr, mais Sonia c’était juste le blaze qui convenait à son châssis. Au premier regard que nous avons échangé, j’avais pigé que c’était dans la poche.

Ces trucs-là, pas besoin d’être le fakir Bay-Rhu pour les entraver. Lorsque je regarde une pépée et que je découvre dans ses mirettes ce petit vacillement, je commence à penser que la partie de jambes en l’air est proche.

Et elle l’était !

Le soir même, comme je sortais de ma piaule en robe de chambre pour aller respirer l’air pur des cimes sur le grand balcon de style savoisien qui faisait le tour de la cahute, je rencontrai la poulette.

Elle allait fumer une cigarette suisse longue comme un thermomètre.

Je lui proposai du feu.

C’est commun mais infaillible. À quoi bon se casser le but pour trouver des trucs nouveaux ? Les vieilles ficelles sont encore les plus solides.

Elle me dit merci et je lut répondis que tout le plaisir était pour moi.

Au bout de cinq minutes, ce que je ne connaissais pas de sa vie aurait tenu sur une formule télégraphique.

Elle s’appelait Sonia. Elle était mannequin à Paris. Elle avait un riche protecteur : le vieux crabe. Ce gars-là possédait des usines où l’on fabriquait je ne sais plus quoi de glandulard, peut-être bien des boutons de jarretelles. On se demande comment des mecs ont un jour l’idée de fabriquer des bricoles pareilles. En tout cas ça rapporte gros et le père Ramoli avait tellement d’auber qu’il était obligé de s’assurer le concours d’une Sonia de luxe pour croquer ses revenus.

Il se gavait de gardénal pour pouvoir en écraser, ce qui laissait des loisirs à la petite.

Je lui dis à Sonia que j’avais dans ma valise le flacon de Cinzano blanc dont rêvent toutes les femmes modernes et je l’invitai à trinquer.

Elle accepta.

Dix minutes plus tard, le professeur en vacances de la chambre voisine tabassait la cloison en gueulant que si on continuait un tel chabanais, il allait téléphoner à la gendarmerie ou alors qu’il voulait en être !

Le lendemain, Sonia me présentait son vieux.

Lui, c’était le genre fossile-généreux. Le brave débris, quoi !

Il avait le champagne facile et il s’était suffisamment trouvé en tête à tête avec un miroir pour comprendre qu’il devait renoncer à la jalousie.

Il m’accueillit fort bien. Après tout, il devait se dire que moi ou un autre… À ma physionomie ouverte comme la main d’un mendiant, il dut piger que j’étais franc et que les giries c’était pas le genre de mon magasin.

Il permettait à sa protégée de faire des excursions dans la nature avec moi, alors on allait gambader dans les pâturages et cueillir de la bruyère, juste comme dans les romans-photos pour bonniche en délire.

Rigolez pas ! Faut bien sacrifier de temps à autre au côté chromo de l’humain, non ? Pour le reste, ça se passait chez moi, le soir lorsque le vieux père La Jarretelle avait siroté son somnifère.

Sonia avait un petit talent de société. Elle, son vice, c’était la brouette chinoise. C’est moi qui faisais le jardinier, bien entendu. Elle gueulait si fort, la môme, que le prof de français, à côté, avait plus besoin de s’acheter Paris-Galant. Je l’ai compris deux jours plus tard, en constatant qu’il avait percé un trou dans la cloison. Il s’offrait des jetons à bon marché, le frère !

Sur la qualité du spectacle, il pouvait pas râler. Il était calé pour les langues mortes, mais pour les langues vivantes Sonia lui faisait la pige. J’avais beau obstruer le trou avec du chewing-gum mâchouillé, il en perçait un autre à côté. C’était pas un homme mais un vilebrequin. Au bout de huit jours ce côté du mur ressemblait à un morceau de gruyère ! À la fin j’ai renoncé. Faut bien que tout le monde s’amuse. À table, il était sérieux comme trente-six papes. Moi je me fendais le parapluie en regardant son œil gauche tout rouge.

Bref, c’était la bonne vie.

Puis un soir…

On avait fait une balade en voiture, Sonia, son débris et moi.

On avait pris ma guindé, because le tréteau du vieux était tellement large qu’on aurait eu meilleur compte de faire circuler le porte-avions Entreprise sur ces routes en lacets.

Comme on rentrait, Sonia a voulu fumer une sèche. En farfouillant dans le fourre-tout pour trouver ses « Craven », elle a mis la paluche sur le fameux collier du chien écrasé. Je l’avais complètement oublié ces derniers temps…

— Qu’est-ce que c’est ? m’a-t-elle demandé.

— Je ne sais pas, mais jusqu’à nouvel ordre, j’appelle ce machin-là un collier de chien.

Elle s’est foutue à rigoler. Jamais je ne m’étais rendu compte à quel point l’objet était insolite.

Elle le retournait dans ses pattes, le montrait au vieux. Ceci juste au moment où ma direction commençait à déconner.

Je suis descendu de voiture pour voir. C’était un pneu qui avait eu une discussion avec un clou. Le clou avait fait le méchant et le pneu s’était platement dégonflé.

Comme la guindé était en pleine côte, je cherchai une grosse pierre pour la caler. Précisément, il y en avait une à dix pas. J’allai dans cette direction. Et alors, juste comme je me baissais pour saisir le gadin, il y eut une détonation sèche.

Je me retournai. Un épais nuage noir sortait de ma voiture.

Je courus jusqu’au véhicule.

Ma traction-berline était transformée en cabriolet décapotable. On eût dit qu’une main gigantesque l’avait ouverte d’en haut avec un ouvre-boîte, tout comme une vulgaire boîte de conserve.

L’intérieur était noirci. Tout était calciné, y compris mes deux passagers. De Sonia et de son vieux il ne restait que deux tas de bidoche racornis et sanguinolents. Par terre, je vis le râtelier du père La Jarretelle. Je regardai ce qui restait de Sonia. C’était pas racontable.

Je fis quelques pas en direction du talus et je me mis à dégueuler, sauf votre respect, parce qu’en pareille circonstance, c’était vraiment la seule chose à faire.


C’est exactement comme ça que tout a commencé.

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