Après avoir enjambé trente-trois fientes de canards, je parviens à la porte de la maison indiquée.
Ça sent la soupe aux choux, le rouge de campagne, le lard rance et le fumier. J’avise trois mecs attablés autour d’un pétrin. Ils sont en train de consommer des tranches de lard grosses comme mes cuisses.
— Bonjour tout le monde ! je murmure…
Les locdus s’arrêtent de mastiquer. D’un effort terrible du gosier, ils avalent le morcif qui occupait leurs chailles et me regardent comme la petite Bernadette a dû regarder la bonne Vierge Marie la première fois qu’elle lui est apparue.
— Monsieur Revellin ? je demande.
Le plus vieux se lève. Je vois d’abord une moustache rousse pareille à un nœud papillon.
Derrière la moustache, y a une figure concave, striée de rides. Un regard bleu, en forme de binocle, se pose sur ma précieuse personne.
— Ce que c’est ? articule un trou sous la moustache.
Les autres referment leur Opinel avec des gestes mesurés et le glissent dans leur poche.
— Je viens au sujet de vos locataires des Serves, dis-je…
— Ah bon, fait le trou.
Le pagant est un peu rassuré. Il avait peur que je sois un inspecteur du fisc ou un contrôleur du lait. Du moment que je n’en ai ni à son pognon ni à son cheptel, il respire, le Revellin Jules. Il a un bout de nez rigolo, tout rond, tout rouge, délicatement posé sur sa moustache, comme un objet précieux sur un coussinet de velours.
Les deux autres sont des gars robustes, en maillot de corps, coiffés de casquettes. Il ont des physionomies aussi expressives que cinquante grammes de fromage râpé.
— Vous êtes un ami à eux ? demande le terreux.
Je crois qu’il est inutile de l’emmener en barlu. Après les questions que je vais lui poser, il comprendra que je ne suis pas un copain de la fille en bleu.
— Non, monsieur Revellin, je ne suis pas un ami à eux… Je ne suis l’ami de personne, en général, et surtout pas des assassins.
La moustache se hérisse.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande-t-il.
Je lui montre ma carte.
Il la regarde comme un quidam regarde une toile de Picasso, avec l’air de se demander si elle est bien exposée du bon côté.
Il balbutie :
— Po… po…
Et je me marre en imaginant ce vieux bouseux accroupi sur un pot de chambre.
— Police, lis-je pour lui.
Les autres ne bronchent pas, ils se retiennent de respirer. Le silence qui s’établit est tel qu’on entendrait battre le cœur d’un huissier.
— Monsieur Rivellin, poursuis-je, vous avez donné asile à des malfaiteurs. La femme, en tout cas, est une meurtrière, car elle a tué son compagnon. Si vous n’avez jamais vu de cadavre, allez faire un tour aux Serves. Vous y découvrirez un épouvantail peu ordinaire…
Je ne lui laisse pas le temps de respirer.
— Aussi, dis-je, il est indispensable, et plus prudent pour vous, de me dire dans quelles circonstances vous avez loué votre maison à ces gens…
Je suis obligé de répéter ma question car la révélation que je viens de lui faire a mis sa cervelle en forme de huit.
— Mais, dit-il… C’est eux qui sont venus ici pour louer…
— Comment ont-ils su que vous aviez une maison disponible ?
— J’avais mis une note au tableau d’affichage de la mairie. Ils l’ont vue, ils sont venus me dire que ça les intéressait…
— Ah bon ! Quel nom vous ont-ils donné ?
Il plisse son front.
— Du diable, dit-il… Je me rappelle plus.
Se tournant vers les deux buses il demande en patois :
— Quel nom c’était, déjà ?
— Vinay, fait le moins lourd.
J’enregistre : Vinay… Il s’agit certainement d’un faux blaze…
— D’où vous ont-ils dit venir ?
— De Lyon.
Je réfléchis. Ça, c’est sans doute vrai, ils ne pouvaient mentir sur ce point, à cause du numéro minéralogique de leur tréteau. Je sais bien que les paysans sont peu au courant de ça, mais tout de même, c’était un risque qu’ils ont dû éviter de courir…
— Comment était la femme ?
Il me fait une description qui corrobore les précédentes ; il n’oublie ni le bleu, ni la bague à gros chaton.
— À part ça, vous n’avez rien remarqué ? Avait-elle un accent quelconque ?
— Non, pas du tout !
— Pour combien de temps ont-ils loué la maison ?
— Pour deux mois.
— Ils avaient un chien ?
— Oui, mais il était resté dans la voiture, il était attaché dedans.
Voyez-vous ça ! Attaché dedans ! Évidemment, un cador dressé à courir sus aux camions n’était pas baladable dans les rues d’un village.
Et pourtant, une nuit, le chien s’est fait la valoche… Il est allé sur la grand-route, bardé d’explosif… Mais il s’est fait ratatiner.
— C’est bon, je murmure, si vous voyez quelque chose de nouveau à signaler, notez-le et dites-le aux gendarmes qui ne vont pas tarder à rappliquer ; au fait, téléphonez-leur au sujet du cadavre…
— Oui, monsieur, fait Revellin Jules derrière sa moustache.
Il est toujours très ahuri, mais soulagé de voir qu’on ne lui cherche pas de rognes. Un cadavre dans sa propriété ! Il se voyait déjà enchtiber, le moustachu.
Je les quitte, eux et leur morceau de lard.
Ils en ont pour un bout de moment avant de digérer ça !
Je roule doucettement en direction de la Nationale.
Je gamberge à ce que je viens de découvrir. C’est vraiment d’un compliqué inextricable. Comme affaire mystérieuse, ça se pose un peu là, convenez-en !
Je refais le chemin parcouru et, tout à coup, il me vient une idée, juste comme je passe devant une petite maison sur laquelle on lit : Poste-Télégraphe-Téléphone.
Je range mon hareng devant l’établissement et j’entre.
C’est un tout petit bureau de poste qui sent la vieille affiche. Une souris pas plus mal fichue que votre cousine germaine lit Confidences derrière son grillage.
Elle est rose d’émotion à cause du gars qui rêve à la fiancée de son meilleur copain et qui se propose d’en prendre pour cinq ans au Congo, histoire de changer d’air.
Si elle avait le temps de terminer sa lecture, elle verrait que tout s’arrange puisque le copain se tue dans un accident de moto et que la poulette est tout heureuse de caser son finedé dans le dodo de, l’amoureux transi. Mais elle n’a pas le temps d’aller jusqu’au bout de cette merveilleuse et véridique histoire puisque le gars San-Antonio s’intègre dans son espace vital.
Elle me regarde comme elle regarderait le pauvre mec du roman qu’elle lit s’il était entré pour acheter un timbre.
— Vous désirez ? demande-t-elle.
Je lui passe ma carte de police.
— Si ça n’est pas sous enveloppe, vous timbrez à douze francs, dit-elle, se méprenant.
Je ricane.
— Marrant, je la raconterai aux aminches.
Alors elle ouvre un peu mieux ses lanternes et prend connaissance du texte. Ça la sort de son roman d’amour à trois balles pour la plonger illico dans un autre.
— Qu’est-ce qu’il y a ? fait-elle…
— C’est vous qui desservez la localité de Four ?
— Oui, monsieur le commissaire.
— Bien ! avez-vous eu, ces temps-ci, du courrier pour des certains Vinay, domiciliés depuis peu à Four, hameau des Serves ?
Elle réfléchit, puis secoue la tête.
— Non…
— Ce nom ne vous dit rien ?
— Si, dit-elle.
Je bondis.
— Alors comment le connaissez-vous, si vous n’avez pas de courrier pour ceux qui le portent ?
— Tous les jours, Mme Vinay venait ici, ou presque, afin de voir si elle n’avait rien en poste restante.
— Ah ! ah ! Et, elle n’avait rien ?
— Non… Si, un télégramme…
Voilà qui fait mon affaire.
— Un télégramme ! je murmure.
— Oui…
— Vous vous souvenez de la teneur ?
Elle se recueille.
— Vaguement, fait-elle. Le texte était :
« Passerons le huit vers vingt-deux heures. Camion Mac. Croix blanche. »
— Bravo, dis-je. Du côté de la mémoire, Vous avez tout ce qu’il vous faut, non ?
Elle rosit.
— C’était pas ordinaire, c’est pourquoi je me souviens.
— Il n’y avait pas de signature ?
— Si, un nom rigolo, mais de ça, je ne me rappelle pas !
Moi, ce texte me fait de l’effet, parce que le 8, c’était précisément la nuit de mon arrivée dans la région. Et parce qu’il est question d’un camion… D’un camion ! Vous pigez, ou bien s’il faut vous graisser la pensarde ?
Le cador clamsé cavalait après les camions… C’est juste comme le truc des Russes raconté par Malaparte.
Je dis à la petite postière :
— Si j’étais le ministre des P.T.T., je vous ferais avoir un vache avancement, c’est promis.
Je lui cligne des châsses et je plonge mon petit bathyscaphe oculaire dans les profondeurs de son corsage. Comme elle est penchée en avant on a une de ces perspectives qui vous laisse rêveur…
— Pendant que vous y êtes, je lui dis, vous ne pourriez pas m’avoir Paris ?
Elle m’assure que c’est pour elle un plaisir divin que de me demander un numéro. Elle l’a en priorité. Cinq minutes plus tard, le chef crache un « allô » qui me fait l’effet d’une coccinelle partie en vadrouille dans mes oreilles.
— Ici, San-Antonio…
Il biche.
— Parfait, du nouveau ?
— Dans un sens, oui, mais je ne sais pas encore si c’est dans le sens de la largeur ou dans celui de la longueur.
C’est chaque fois pareil : j’oublie qu’il a horreur des salades et je lui en débite.
— Écoutez, patron, dans la nuit du 8 écoulé, un camion Mac est passé sur la route Lyon-Grenoble, ce camion devait transporter une denrée particulière, car des gens voulaient le faire sauter. Je crois que vous aviez raison avec l’histoire du clebs-explosif.
« Voulez-vous alerter immédiatement les commandements militaires de Lyon et Grenoble pour leur demander si un matériel particulier a navigué cette nuit-là ? Prévenez également la police… Vous aurez plus vite fait que moi en prenant les choses d’en haut. Vous ne croyez pas ?
— Si… Où puis-je communiquer les résultats de ces recherches ?
J’hésite un tantinet. Où pourrais-je aller ? Au fond, n’est-il pas plus sage de demeurer dans ce patelin où tout a commencé.
— Poste restante, bureau de Saint-Alban-de-Roche, Isère, je lui dis.
J’entends grincer son stylo.
— Parfait. À bientôt.
Il raccroche sec, ce qui introduit une seconde coccinelle dans mon conduit auditif. Je sors de la cabine en actionnant mon auriculaire afin de chasser les parasites de ma calbombe.
La petite postière n’a pas repris sa lecture. Elle me regarde avec dévotion, toujours comme si je rappliquais du ciel au lieu de la grande taule.
Je lui règle mon orgie et je lui demande à quelle heure elle boucle sa crèche. Elle me répond à six heures. Et juste comme elle vient de dire ça, le clocher du patelin y va de ses six coups.
— Vous habitez toute seule ? je lui demande.
— Oui…
— Écoutez, mignonne, je suis tout seulard dans ce pays perdu, ça vous dirait de casser une petite croûte avec moi ?
« C’est de bon cœur, j’ajoute. J’attends un télégramme de Paris, en poste restante, commissaire San-Antonio… Rien ne s’oppose à ce qu’on parle de la pluie et du beau temps en l’attendant, non ?
Elle est bigrement tentée, seulement, ce qui la retient, c’est son manque de culot.
Elle m’explique que si les bonnes âmes du patelin la voient seule avec un homme, ils le diront au maire, qui le dira au curé, qui le dira à qui de droit, qui lui fera taper sur les doigts.
— Qu’à cela ne tienne, je tranche. J’ai ma voiture. Je vous attends à l’orée du village, près du carrefour où il y a une fontaine, vous voyez ce que je veux dire ? Vous êtes encore libre d’aller vous balader, non ?
Ça la décide… Elle me dit qu’elle sera au rambour d’ici une petite heure. Je vois ça : le temps de se laver le fignedé et de mettre son bénard de cérémonie…
Je sors en lui lançant ce coup d’œil que Frank Sinatra lance à sa partenaire lorsqu’il la rencontre au bal, chez le gouverneur de Texas-City.
En attendant qu’elle se rebecquete, je vais au troquet du coin et je me fais servir un Cinzano dans un grand verre.
J’ai bien droit à une minute de silence, comme le premier mort venu, non ?
L’affaire dans laquelle me voilà embarqué me travaille le cuir. Elle est étrange, car elle fourmille en éléments divers mais ne possède aucune logique, semble-t-il.
Prenons le chien, par exemple… Il devait faire sauter un camion, d’après ce que j’ai compris, et c’est lui seul qui périt.
Prenons la femme… Elle possède le chien, c’est elle vraisemblablement qui doit le lâcher contre l’objectif…,Mais elle ignore ce qu’il est advenu de la bestiole, elle est obligée d’enquêter jusque chez le boueux de l’endroit…
Prenons le métèque… Il accompagne toujours la femme, seulement elle le déguise en épouvantail…
Je sais bien que tout cela ne repose que sur mes déductions, mais j’ai la faiblesse de croire en ces déductions, vous comprenez !
Ce que je dois faire, c’est retrouver la femme. Pour cela, trois pistes s’amorcent, conduisent-elles quelque part ?
La première, la plus simple, consiste à faire identifier le cadavre du mort. La seconde à essayer de reconstituer le numéro de leur voiture. La troisième de connaître le fameux camion qui passa dans la nuit du 8…
Pour le mort, il me suffit d’attendre demain. Inutile de rien brusquer. Le père Revellin a dû prévenir les gendarmes, qui ont alerté la P.J… Je me rencarderai auprès des collègues en temps utile, laissons-les faire leur turf tranquille, sans jeter la masturbation dans leur équipe. De toute façon, ils commenceront leur enquête par-là : l’identification du mort. Pour celle du camion, laissons faire le boss. C’est formide : tout un peuple se remue l’oignon pour ma pomme. Maintenant, reste le numéro de leur trottinette. Ça, c’est plus coton, parce que, je ne sais pas si vous connaissez les nabus de chez nous, mais si vous espérez leur faire retenir quatre ou cinq chiffres, à part le montant de leur livret de caisse d’épargne, vous vous foutez le doigt dans l’œil jusqu’au gros côlon.
Non, y a rien à espérer…
Je bois une demi-douzaine de Cinzano et je rejoins ma tire. Il fait une belle fin d’après-midi. Y a des nuages mauves en balade dans le ciel et les coqs, viennent enfourailler les poules jusqu’au milieu de la route…
Je vais à petite allure jusqu’au carrefour de la fontaine. Contrairement à mes pronostics, la petite s’y trouve déjà.
Gentille, moi je vous le dis. Elle a mis une robe verte, harmonieuse comme un sac de farine, une coquette jaquette rouge lie-de-vin, des boucles d’oreille représentant des petits oiseaux sur une nacelle, et une écharpe bleue, assortie à la prunelle des oiseaux. Délicieuse, vous le voyez. Ajoutez à cela un léger détail dont je ne me suis pas aperçu lorsqu’elle était derrière son guichet ; elle boite à la perfection. Bref, c’est le genre de pépée qu’on est fier d’emmener à une générale au Marigny !