CHAPITRE XV

Je vous l’ai déjà dit : la petite Laberte n’est pas chouïa chouïa.

C’est une fille, par contre, qui ne méprise pas l’homme et qui ne rechigne pas pour établir une navette entre notre vieille planète et le septième ciel.

Des trucs comme ceux qu’elle me fait, on n’en parle même pas dans la Bible.

La frousse lui donne une sorte de génie. Elle a besoin de s’extérioriser, cette chérie, aussi y va-t-elle de tout son petit cœur… J’en suis à me demander si je m’appelle San-Antonio ou si on est le lundi de Pâques…

Lorsque le grand soleil est terminé, elle est agitée d’un ou deux frissons, du type voluptueux renforcé pâmoison, puis elle me demande :

— Est-ce que vous aimez les pieds pannés ?

Le temps de réaliser, elle s’explique :

— Moi, je les adore, alors j’en avais acheté pour mon repas de midi… Vous allez faire dînette avec moi.

Vous le voyez, c’est le genre vraiment accommodant.

Tout en becquetant, je l’interviewe le mieux possible, dans l’espoir de lui arracher un tuyau intéressant, mais elle ne sait rien de rien. Inutile de se torturer la pensarde. Compère était généreux en pognon, pas en confidences… Il la voyait quelquefois, lui faisait une fleur, lui lâchait de l’osier, mais conservait la bouche cousue. Ça gazait d’autant mieux que la Rose des vents n’avait pas envie de connaître les dessous de cette affaire. Elle se disait, non sans raison, que moins elle en saurait, moins elle risquait d’avoir des emmerdements pour le cas où ça se gâterait. Vous voyez comme les gonzesses sont fortiches, hein ? Toujours à l’affût d’un cancan, d’un commérage, d’un ragot, et pourtant motus sur les grands trucs lorsqu’ils reniflent le brûlé pour leurs narines délicates.

Elle encaissait le pognozof gentiment ; pour le reste, c’était à la ferme qu’ils jouaient…

On se partage la poire de l’amitié lorsqu’une sonnerie retentit.

— Qu’est-ce que c’est ? je demande.

— Le téléphone, fait-elle.

— Le téléphone ! Tu as le téléphone, toi ? Je croyais qu’en province, c’était plutôt rare chez les particuliers…

— C’est mon patron qui me l’a fait placer, pour les cas où il avait besoin de moi.

Je la regarde. Elle a un peu rougi… Je comprends alors que le diro devait se la farcir à ses moments perdus… Il a fait placer le bignou pour l’avoir à sa disposition.

— Eh bien, je dis, va répondre !

Elle se lève, va à sa chambre à coucher et décroche.

— Allô ! fait-elle.

Je bondis et m’empare de l’écouteur.

Rose ne sourcille pas.

À l’autre bout du fil, une voix de femme demande :

— Mademoiselle Laberte ?

— Oui…

— Ici, madame Baulois…

Ça a l’air d’ahurir copieusement ma poulette.

— Ah, bien, murmure-t-elle.

Sa présence d’esprit lui revenant, elle murmure :

— Bonjour, madame…

— Bonjour, dit sèchement l’autre. Pourrais-je vous voir en fin d’après-midi, immédiatement après votre travail ?

— Mais… oui, dit Rose. Où cela ?…

— À la maison…

— Bien, madame, j’y serai vers six heures et demie…

— Entendu, au revoir…

L’interlocutrice invisible a raccroché. Rose tient toujours son appareil à la main. Elle est songeuse, un peu crispée.

— Alors ? je demande…

Elle pose délicatement l’écouteur sur sa fourche…

— Qui était-ce ?

— La femme de mon directeur…

— Ah !

Je suis méfiant… J’aime pas beaucoup l’attitude de la fille, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce qui se mijote ?

Je m’empare de l’annuaire de l’Isère placé sous l’appareil téléphonique ; je cherche là-dessus Pont de Claix et je constate qu’effectivement, le directeur de la papeterie s’appelle bien Baulois.

— Elle a l’habitude de te téléphoner ? je demande.

— Non, c’est la première fois.

— Que crois-tu qu’elle te veuille ?

Elle hésite, rougit encore, puis hausse les épaules.

— Je l’ignore, dit-elle.

Elle a l’air aussi sincère qu’un marchand de voitures d’occasion qui vous refile une trèfle camouflée en vous assurant qu’il s’agit d’une Buick transformée.

Je m’assieds à côté d’elle sur le lit.

— Si on laissait choir les mensonges ? dis-je.

Elle détourne la tête.

— On dirait que tu as peur, je remarque gentiment.

— C’est vrai, balbutie-t-elle, mais pas pour ce que vous pouvez croire… J’ai peur parce que, le directeur et moi, nous, je…

— Bref, vous pagnotez ensemble, c’est bien ça ?…

— Oui, dit-elle.

— C’est à cause de ça qu’il t’a fait placer le bigophone. Il veut t’avoir à portée… Dès qu’il peut se libérer de chez lui, vous vous retrouvez, c’est pas ça ?…

— Oui, avoue la douce enfant.

— Eh bien, toi alors, je rigole, tu ne lésines pas sur le slip : Compère, ton patron… Sans compter le casuel… Dis donc, t’as un réchaud dans le calbar, ma gosse ?

Elle a un petit sourire entendu. Elle n’est pas mécontente de son comportement sexuel. Si le Docteur Kinsey la confessait, il aurait un bath additif à apporter à son bouquin. Ça serait rigolo. Pourtant, entre nous, y aurait plus rigolo encore à écrire : ce serait un bouquin sur le comportement sexuel du Docteur Kinsey, avec interview de la mère Kinsey, planches en couleurs et tout !

Je reviens à notre mauvais sujet, c’est-à-dire à cette vamp pour noces et banquets de Rose.

— Pourquoi te téléphone-t-elle, la mère Baulois, à ton avis ?

— J’ai peur qu’elle ait appris quelque chose…

— Voyez bol de vitriol ! je gueule… Tu t’imagines qu’une âme charitable l’a rancardée sur ce que les journaleux appelleraient son infortune conjugale, n’est-ce pas ? La lettre anonyme, c’est le violon d’Ingres des provinciaux…

— Oui, j’ai peur, dit-elle…

— C’est quel genre, la mère Baulois ? Tour de cou de velours, cancer de la vésicule et face à main ?

Elle ne peut s’empêcher de sourire…

— Oh non ! Pas du tout… C’est une Parisienne, elle est beaucoup plus jeune que lui et elle mène une vie très libre… Je crains seulement qu’elle ne profite de ma liaison avec son mari pour demander le divorce…

— Eh bien, alors ? je ricane, la voie sera libre, si tu le chambres convenablement, ton boss, il t’épousera peut-être. C’est pour le coup que la vieille maman infirme sera tirée du pétrin !

— Il ne m’épouserait pas, dit-elle. Je ne suis pas de son monde.

En v’là une qui a encore des préjugés quant aux différences sociales.

— Et quand il te grimpe dessus, t’es pas de son monde, dis, grenouille ?

— Mon Dieu, que c’est contrariant, dit-elle… J’ai peur du scandale… Si jamais il éclatait, je ne pourrais plus trouver de travail dans la région.

Je vais pour lui répondre que, vu ses aptitudes, elle aura toujours la ressource d’aller faire des extras dans un clandé de Grenoble, mais je me retiens. On peut être flic et ne pas être mufle. Faut bien des exceptions pour confirmer les règles, non ?

— Tu verras bien, fais-je philosophiquement…

À deux heures de l’après-midi, elle repart au turbin.

Je la suis à distance, afin de ne pas éveiller l’attention. Une fois qu’elle a passé le portail, je fais demi-tour. Elle est en sécurité jusqu’à la sortie…

Et au fond, un danger la menace-t-il ?

Cette fille n’est que la 115e roue de la charrette. Les mecs de la bande ne vont pas se mettre à zigouiller tout le monde à qui mieux mieux… Surtout avec la police en action…

Je me demande ce que je branle dans ce bled… J’ai du remords.

Tous les mecs qui font l’école buissonnière ressentent ça. La liberté, pour lâcher de grandes théories, faut la mériter, non la voler. l’ai eu tort de blouser le Vieux en marchant dans les salades de Duboin. Oui, j’ai eu grand tort…

Tenez, tel que vous me voyez en ce moment, dans les rues de Pont de Claix, vous constatez que je suis désemparé comme une barque qui a rompu ses amarres. C’est idiot… Je suis là à trombiner une souris, à bouffer des pieds pannés en sa compagnie au lieu de reprendre le collier à Paris… C’est pas catholique, les gars.

Je suis au point mort. Je suis en fraude, j’ai envie de mettre les adjas, de crier pouce et de me ruer dans le train…

Oui, c’est ce que j’ai de mieux à faire…

Je vais à la poste. Je demande le numéro de Duboin…

Il me répond. Je comprends que c’est lui, car le type qui répond « allô ! » a la bouche pleine…

— Ah ! c’est toi, superman de mes deux ! crie-t-il après avoir avalé sa bouchée.

— T’étais encore en train de becqueter ? je lui dis.

— Tu parles… De la pintade, mon petit… Je ne connais pas de meilleure chair que celle de cette bête-là….À condition de pas chialer sur la motte de beurre parce que la viande a tendance à être sèche…

— Bon Dieu ! je m’écrie, t’es pas un homme, mais un intestin ! Bouffer, c’est ta raison d’être…

— Elle en vaut une autre, décrété Duboin, non sans une certaine noblesse perceptible même par téléphone.

— D’accord, chacun a un idéal à sa mesure, je murmure…

— Merci, dit-il. Alors, où en est le célèbre commissaire San-Antonio ? enchaîne-t-il… Le roi de la détection, le dompteur du mystère, l’empereur de la bagarre, le surhomme de la maison poulets ?

— Il en est au point mort. Le sommet de l’art culinaire ! Il en a sa classe des faux monnayeurs, il regagne son poulailler…

Duboin me téléphone trois lignes de points d’exclamation.

— Siouplaît ? éructe-t-il…

— T’as parfaitement entendu. Cette affaire déborde par tous mes orifices ! J’en ai ma claque, j’en ai ras le bol, plein le der, pardessus le bocal ! J’en ai marre et je fonce à Paris… C’est précisément à ce sujet que je t’appelle…

— À charbon, dit Duboin.

— Quoi ?

— Je t’appelle à charbon, répète-t-il ; j’essayais de faire des astuces à ta mesure, mais t’es vraiment très bas…

Un nouveau silence lourd comme l’hérédité d’un hydrocéphale !

— C’est sérieux ? questionne Duboin.

Ça l’est, bonhomme, je suis vidé… Je rentre, tu m’enverras mes bagages par le prochain train, et tu épingleras ma note après un de mes calbards, je t’enverrai un chèque.

— Ton chèque, tu peux te le coller où tu penses, grince-t-il.

— Je ne pense plus…

— C’est vrai ! Chez toi c’est congénital.

— Trêve de plaisanteries, coupé-je.

— C’est ça… Trêve de plaisanteries… Écoute, San-Antonio ! Tu ne vas pas me faire croire que des gars auront jalonné ta route de cadavres, t’auront balancé une grenade sur le coin de la gueule, t’auront fait sauter ta bagnole, et que tu les laisseras glaner, non ? Alors, monsieur met ses pognes dans ses fouilles et se désintéresse de la question ? Monsieur mobilise ses potes et les moule comme une paire de chaussettes trouées, hein ?

« Bon Dieu, je veux te l’entendre dire, le faire enregistrer et je mettrai le disque à mes clients, sur le pick-up du dimanche, entre une java et une valse anglaise, histoire de les faire marrer.

Il s’époumone. Je le devine, congestionné, les yeux sortant de leurs orbites (de cheval, dirait Duboin dans un bon jour).

— Monsieur me fait sauter mes meilleurs clients à la dynamite ! réattaque-t-il. Il me laisse sans bagnole, plusieurs jours durant. Il me rend ma brave jeep avec la bobine fusillée…

— Qu’est-ce que tu racontes !

— La vérité, mon président ! Toute la vérité, je lève la main droite, pas pour jurer, mais pour te la foutre sur la gueule, hé, flic à l’eau de bidet ! Morte, qu’elle était, la bobine… Je fous César dans le bain pour qu’il te fasse un morceau d’enquête à l’œil, et tout et tout ! Et tu pars !

— Je pars…

— Dire que j’ai appelé ce machin-là mon ami ! brame-t-il… Non, on les verra toutes « Tu veux que je te dise, tu n’es qu’un sale dégonflé. Où que tu te l’es faite, ta réputation ? Hein, dans les romans du Fleuve Noir, mon lapin… En réalité, c’est du vent, M. San-Antonio… Tes galons de commissaire, tu les as eus dans l’alcôve d’un préfet de police, dis ?

Je serre si fort mes poings que ça craque. S’il me disait ça face à face, Duboin, tout copain qu’il est, je lui ferais manger son râtelier !

Il poursuit…

— Un homme digne de ce nom n’a pas le droit d’abandonner une enquête pareille. Alors quoi, c’est le triomphe du vice, du crime ?

— Voilà que tu fais dans le tricolore, je ricane, tu te crois encore journaliste, non ?

— Ta hure ! je parle…

— Tu parles comme tu écrivais, marchand de salades ! Bouffeur de pintade mal cuisinée !

— Tu dis mal cuisinée ?

— Je le dis, et je vais te dire (autre chose encore, espèce de lavement attardé, tes boniments ne me feront pas fléchir. Je pars, c’est dit, et on n’y revient plus. Pour ce qui est de l’enquête, la police lyonnaise s’en occupe, Dieu merci, je ne suis pas le seul flic de France…

— La police lyonnaise, déclare Duboin, je l’ai pratiquée pendant vingt ans, alors passe la main, je t’en prie… Des mecs qui ne sont même pas capables de trouver où leurs bonnes femmes ont passé la journée, et qui mettent une annonce dans le journal lorsque leur chien a été volé…

— C’est tout ? je demande…

À mon ton, il comprend que je suis déterminé.

Il me dit encore que je suis un adepte de la sodomie, mais il me le dit plus brutalement et avec un sens du raccourci qui honore son vocabulaire. Puis il raccroche et retourne bouffer sa pintade. Je suis triste comme un chien castré qui assiste à une partouze.

C’est dur de décevoir un bon pote.

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