Après avoir entendu ça, on peut se croire tout permis. Hein, les gars ?
Avouez que le petit San-Antonio a le nez creux. C’était crétin, à première vue, de rechercher ce cadavre de clébard, et pourtant, sans que je puisse encore dire pourquoi, c’était efficace.
J’attends que Dédé ait fini de chialer. Ses larmes sont en partie dues au vin rouge qu’il a entonné la veille. Les chagrins d’ivrogne sont les plus sincères et les plus courts. Il ne tarde pas à retrouver son équilibre. Il est complètement dessaoulé et son regard a changé d’expression. Maintenant, je n’ai plus devant moi un gars flottant sur les ondes bouillantes du picrate, mais un paysan vaguement demeuré qui retrouve la ruse héréditaire de ses nabus.
Il est bouche close, le regard fuyant.
— Bon. Dédé, tu m’as l’air lucide, est-ce que tu sais lire ?
Il fait un signe d’acquiescement.
J’extrais ma carte de flic.
— Mords la came, mon gars. Tu vois, là, en gros caractères, ça veut dire police.
Police !
C’est le fin du fin pour les péquenots. Ils ont le rectum flétri comme de la salade d’automne lorsqu’on prononce ce mot-là devant eux.
Lui n’échappe pas à la grande règle. Il a les chocottes et tremble comme un tamis.
— Maintenant, je vais te résumer la situation, Dédé : ou bien tu me dis tout ce que tu sais au sujet du chien mort, et je sais que tu sais des choses : j’ai mes renseignements ! Ou bien tu la fermes et alors, fais-je en sortant mon revolver, si tu la fermes, il t’arrivera sûrement des ennuis. Lesquels ? C’est difficile à préciser à l’avance… Tu me comprends ?
Il murmure :
— J’ai rien fait, j’ai rien fait…
— Je sais que tu n’as rien fait. Là n’est pas la question. Simplement tu sais des choses que tu vas me raconter incessamment et peut être avant, vu ?
— Je sais rien, m’sieur le policier, rien de rien !
— Ah, là, Dédé, tu n’es pas gentil… Ce sont des réponses aussi idiotes qui motivent certains accidents… regrettables.
« Parle…
Il secoue la tête.
— Je sais rien.
Il est obstiné, buté… Moi, les mecs butés me foutent en rogne. J’ai envie de leur défoncer le portrait.
Sans que j’aie eu le temps de me retenir, mon poing est parti en promenade. Il atterrit à la pointe du menton de Dédé qui vacille, titube et s’écroule misérablement dans son pétrin.
Je me penche sur le pauvre Dédé. Il est out. Faudrait le rebecqueter avec un coup de raide. Tel que je le connais déjà, il doit avoir du vulnéraire dans sa turne. Du chouette !
J’ouvre l’unique placard mural de la maison. Comme je l’avais deviné, c’est plein de bouteilles. Mais elles sont aussi vides que le cœur de votre percepteur habituel.
Je continue à farfouiller un peu partout. Je tombe sur une boîte à biscuits toute rouillée. J’ouvre cette dernière et je pousse un petit sifflement. Dedans, il y a cinq beaux billets de dix raides. Des tout neufs. Des chouettes !
Or. je peux me gourer, tout le monde se goure — le pape inclus — mais Dédé n’est pas du genre bas de laine, fourmi économe, etc… Lui. c’est vive la joie ! Il boit tout son fric et même, si l’occasion se présente, celui des autres. Je le vois mal économisant cinquante lacsés sur sa maigre pagouze de boueux. Je prends les cinquante raides et je m’approche du pétrin dans lequel il est allongé. Justement il reprend conscience.
— Alors ? je lui fais, bon voyage ?
Il cligne des paupières.
— Je parie que tu vas bavarder maintenant ?
— Je sais rien, lâche-t-il violemment.
On se trompe, je vous le répété : moi je le voyais pas si coriace, Dédé ; il est plein de contrastes, ce brave mec !
Il louche terriblement sur ma main qui tient le pognon. Il a reconnu son fric et il se caille les sangs ! Ça me donne une idée.
Je tire mon briquet et l’actionne. Puis j’approche la petite flamme des biffetons.
— Puisque tu ne parles pas, Dédé, je vais foutre le feu à ton argent. C’est tant pis pour ta gueule !
Heureusement pour moi, c’est un paysan.
— Non ! hurle-t-il.
J’éloigne la flamme.
— Alors tu parles ?
— Oui…
Il fronce son front.
— Le chien, on est venu le chercher, le lendemain du jour où je l’ai ramassé, commence-t-il.
— Qui ?
— Une dame…
— Vas-y, je t’écoute.
— Elle est venue, le soir… J’étais à manger la soupe. Elle m’a dit si c’était moi qui avais ramassé un chien crevé ? J’ai dit oui. Elle m’a dit que c’était le sien, qu’elle y tenait parce que, d’après ce que j’ai compris, l’homme qui lui l’avait donné la biquait ! Bon, je l’ai menée au déversoir. C’est là que je vide mon tombereau… On a retrouvé le chien. Elle s’est précipitée sur lui.
— Et son collier ? elle a demandé…
J’ai dit comme ça :
« Quel collier ?
Elle a eu l’air furieuse. Elle m’a regardé, elle a dit :
— Où avez-vous mis son collier ?
Moi je savais pas de quoi elle causait. Elle a fait, l’air méchant :
— Il avait un collier, où est-il ?
Et moi, cette bête, je l’ai trouvée sans collier. Mais elle voulait pas le croire. Elle a sorti un pistolet de son sac. Elle a dit que si j’y rendais pas le collier elle allait tirer. Je ne pouvais pas lui rendre, vu que cette bête…
— Je sais, coupai-je : tu l’avais trouvée sans collier.
— Ah, vous êtes au courant ? s’étonne Dédé.
Il hausse les épaules.
La femme s’est calmée. Elle a remisé, son pistolet et a sorti une poignée de gros billets. Elle me les a donnés en me faisant jurer de ne parler de ça à personne, autrement elle le saura et elle viendra me tuer et mettre le feu à ma maison.
Dédé se refout à chialer comme un perdu.
Il a les jetons.
— Te casse pas le bol, bonhomme, dis-je pour le calmer, tu risques rien, les gonzesses font toujours le contraire de ce qu’elles promettent. Quand tu leur demandes leur cœur, elles t’offrent leurs fesses, et « lycée de Versailles », comme dit mon pote Bérurier. Du reste, personne ne sera au courant de notre petit entretien et tu pourras bouffer ton artiche peinard.
Je lui rends sa joncaille. Il serre avec ferveur les gros bifs sur sa poitrine.
— Seulement, pour être tout à fait tranquille, tu dois me donner tous les détails, tu saisis ?
Du moment qu’il a récupéré le pognozof, il ferait n’importe quoi.
Il hoche affirmativement la tête.
— Comment était-elle, cette femme ?
Il réfléchit. Ses yeux se ferment, son front se ride, ses sourcils se joignent. On sent la concentration, l’effort cérébral. Son intellect est sur le point d’éclater. Il ressemble à une réclame pour les pilules Truc, les libératrices, des intestins en grève.
— Elle était jolie, fait-il enfin triomphalement.
— Blonde ?
— Non…
— Brune ?
— Oui.
— Ses yeux ? Sa bouche ? Son nez ? Son prose ? Ses vêtements ? Enfin, nom de Dieu, une gisquette qui vous brandit une pétoire sous le pif, on la renouche, non ?
Le signalement est laborieux. Chaque détail, je suis obligé d’aller le pêcher derrière sa boîte crânienne et c’est duraille, car son cerveau, c’est pour ainsi dire un os.
Enfin, je finis par être affranchi. La môme au chien est une gentille bonne femme de trente berges environ. Elle est grande, mince, brune, avec des yeux noirs, des lèvres charnues.
Elle portait un imperméable bleu clair. Elle avait à un doigt (un doigt de la main tenant le revolver) une bague ornée d’une énorme pierre bleue.
Lorsque j’ai réuni tous ces détails, j’arrive à sa voiture.
— Comment était sa voiture ? interrogé-je, espérant follement que Dédé se souviendra du numéro.
Je tombe sur le baigneur lorsque je l’entends me répondre :
— Elle n’avait pas d’auto… Elle est venue à bicyclette.
J’en tombe sur le fignedé.
— Une bicyclette… je balbutie.
— Bleue, précise-t-il.
Décidément, la grognace en question semble avoir une prédilection pour cette couleur : imperméable, bague, vélo bleus…
— Tu ne l’avais jamais vue auparavant ?
— Non, jamais…
— Pourtant, si elle est venue à bicyclette, c’est qu’elle ne demeure pas très loin d’ici…
Il ne dit pas le contraire, mais il répète qu’il n’avait jamais vu la môme. « Jamais, monsieur le policier ! ».
J’estime que j’ai suffisamment perturbé l’existence de mon boueux.
— C’est bon. Tu peux te recoucher maintenant, Dédé, je te laisse. Mais avant de te quitter, je te fais la même recommandation que la brave dame : motus ! Si tu l’ouvres, je ne te filerai certes pas une bastos dans le lard — je suis pas un violent ! Mais je te ferai alpaguer et emmener au gniouff ; et là-bas, parole d’homme, tu écoperas de la plus savante dérouillée de ta putain d’existence, tu piges ?
Il a de la peine à assimiler mon langage, mais le sens général lui parvient à travers son mur de bêtise.
— Bonne nuit, Dédé…
Cette noye, je me sens tout guilleret.
Une vague lueur fleurit à l’horizon. La lune pâlit rapidement, comme vous lorsque vous recevez une lettre à en-tête, du ministre des Finances. Bref, le jour s’annonce et, tout d’un coup, je me sens vanné. Les émotions de la veille jointes à la fatigue de la nuit et au Pommard de Duboin se transforment en plomb fondu que je sens ruisseler dans mes gambilles.
Je donnerais un tiens contre deux tu l’auras pour pouvoir en écraser. M’est avis qu’il ne doit pas y avoir lerche d’hôtels dans les azimuts. Le patelin, en effet, manque de pittoresque.
Je suis au volant de ma jeep et je roule gentiment en regardant se lever le jour.
La nature, quand elle fait la belle, me rend dingue. Moi je vous l’ai déjà dit et je vous le répéterai jusqu’à ce que ça vous fasse saigner le tympan : je suis poète.
Ma vraie vocation : c’était d’aligner des trucs de douze pieds au lieu de flanquer mon pied dans le soubassement de mes contemporains.
J’aurais fait rimer des mots qui ne riment pas à grand-chose et qu’on aurait publiés dans des revues hermétiques comme des boîtes de sardines, j’aurais eu un triomphe, j’aurais appris à m’examiner le nombril devant mon armoire à glace ; j’aurai calcé des baronnes. Les vieilles dames m’auraient appelé « maître » et les jeunes gens « vieux con », bref j’aurais été quelqu’un et, en ce moment où le jour se lève sur un nouveau mystère de ma carrière de flic, je serais en train d’éblouir un auditoire avec des imparfaits du subjonctif.
Mais la vie est la vie. Un homme penche du côté où il doit tomber. Moi, je suis tombé dans la rousse parce que j’avais des dispositions certaines. Inutile de se frapper. Quand on joue à la belote, faut pas envier les brèmes de son adversaire, on doit se contenter des siennes et s’en servir pour le mettre capot, c’est pas votre avis, bande de lavements ?
Donc, c’est l’aube aux doigts de velours dans toute sa splendeur.
Les jouvencelles soupirent en rêvant à ça, mais elles ne peuvent qu’y rêver because elles sont bien trop feignasses pour se tirer des torchons à quatre plombes du mate !
Je repère soudain un zig en bordure de la route. Lui, il paraît pas sensible au lever du jour. Il a une pioche sur l’épaule et une musette en bandoulière.
Il va peut-être pouvoir m’indiquer une auberge où je pourrais en écraser.
Je stoppe à sa hauteur et je lui demande le tuyau.
Il me regarde et ma gueule doit lui paraître admissible, car il me conseille d’aller à cent mètres. Y a un garage-bistrot, avec des piaules disponibles.
Un filet de fumée sort de la maison indiquée. C’est bon signe.
Les volets n’ont pas été ôtés encore, mais un rai de lumière filtre sous la porte.
Je frappe. Un bonhomme d’un certain âge vient m’ouvrir. Il a autour de la taille, pardessus sa chemise, une ceinture de flanelle rouge.
Je lui fais part de mes desiderata. J’explique que j’ai voyagé toute la nuit et que je suis groggy. Une tasse de jus et un pucier me raviraient.
— Entrez, dit-il.