Le café du zig a un goût de chaussettes trop portées. Mais je pense fort à tous les héros qui sont morts pour nous assurer un avenir meilleur, et ça m’aide à avaler ma tasse.
Et puis, après tout, c’est chaud !
Cet acte de courage accompli, je me sens aussi fourbu que le coureur cycliste qui aurait, par erreur, accompli le tour de France en une seule journée. Mes guiboles sont en caramel et c’est du sirop d’orgeat qui circule dans mes veines.
— Voulez-vous me montrer ma chambre ? je demande au cabaretier.
Il me dit de le suivre. On s’engage dans un escalier de bois aux marches branlantes.
— Faites attention, m’avertit l’hôte à la ceinture rouge.
La recommandation n’est pas superflue. Le dernier gars qui a monté cet escadrin en étant schlass n’est plus là pour en parler. Faut avoir travaillé dix ans chez Barnum pour gravir cet étage.
Enfin, on parvient au premier. Le mec pousse une lourde qui gémit de toutes ses forces pour réclamer une purge.
La piaule qu’il me destine conviendrait à la rigueur à un moine en veine de mortification. C’est crado, pourri, et les araignées ont garni la pièce de tulle, comme le fait Raymond Rouleau dans ses spectacles.
— Voilà, fait mon mentor, vaguement gêné, c’est pas sensationnel, mais on est à la campagne.
— Ça vaut le Négresco, j’affirme.
Comme il ne connaît pas le Négresco, il dit que c’est très possible.
— Avez-vous besoin de pisser ? me demande-t-il.
Cette question de confiance me surprend un peu.
— Pas pour le moment, dis-je, mais ça m’arriverait avant Noël que j’en serais pas tellement surpris…
— Bon, fait-il… Que je vous dise, pour les vécés…
Lui, c’est le mec scatologique, on n’y peut rien, faut le subir.
Je soupire.
— Pour les vécés, dit-il, vous allez derrière la maison…
— O.K., je trouverai, dis-je.
— Non, poursuit-il… Parce que derrière la maison, y a le jardin… Vous allez tout au fond du jardin… Vous voyez une terre labourée, c’est là…
Il se décide à filer au moment où moi je vais me décider à le passer par la fenêtre.
Je tapote un peu le dessus du pucier, histoire d’avertir les punaises que le ravitaillement arrive, et je me laisse choir dans du moelleux.
Deux secondes plus tard, je ronfle tellement fort que les voisins du gars viennent lui demander s’il est content de sa nouvelle scie à moteur !
Je me réveille avec le sentiment bizarre qu’il s’est passé quelque chose…
Ça me gêne aux entournures. Je vais à la fenêtre, il fait un temps potable… Je m’étire et remplis mes éponges du bon air de la cambrousse. La nature est verdoyante. Ça fait du bien, une cure de chlorophylle.
En bas de ma fenêtre, il y a la pompe à essence. Puis la grande route où les voitures passent avec un grand Rrran ! En face, un chemin secondaire grimpe à un village niché au sommet d’une côte.
Je continue à renifler l’air pur, mais dans ma calbombe, les idées se mettent à circuler comme un flot de tires lorsque le signal passe au vert.
Je remarque que beaucoup de voitures débouchant sur la grande route par ce chemin s’arrêtent au poste d’essence pour prendre de la tisane…
Alors mes idées s’attellent les unes derrière les autres en un convoi tout ce qu’il y a de pépère.
Je me dis que la bonne femme à vélo venue prendre des nouvelles du cador chez Dédé doit habiter la région. Cette grognace doit disposer d’un moyen de locomotion plus efficace que la bécane… donc, d’une voiture. Une femme capable de balancer cinquante raides à un truand comme le Dédé pour lui fermer le clapet à au moins une Talbot dans son garage.
Si elle habite la région, si elle a une guindé, elle prend de l’essence quelque part. Alors, pourquoi n’en prendrait-elle pas chez mon logeur ?
Je descends.
Le vieux est occupé à faire revenir des oignons dans du beurre.
Sur la table, il y a un morceau de bœuf large comme la fesse gauche de Nahalia Jackson.
Mon estomac me tire délicatement par la manche et me chuchote qu’une tranche de bidoche sautée aux oignons a toujours constitué son idéal.
Je fais part de cette réflexion au pompiste.
Il dresse mon couvert en face du sien. Un quart d’heure plus tard, on s’explique avec la bidoche.
Il n’est pas causant, le patron, mais pas bourru non plus.
Il a une drôle de manie qui le fait regarder ses interlocuteurs de bas en haut, puis de haut en bas.
Je profite d’un moment où ses chasses passent à la hauteur des miens pour lui dire que son poste a l’air d’un bon petit job, et je lui demande s’il est content.
Il me répond par l’affirmative.
— D’autant plus, je renchéris, que le coin n’est pas mal…
Comme il y est né, il le trouve sensationnel.
— Une grande route comme ça, je lui dis, elle ferait des ronds si elle se trouvait entre Paris et Fontainebleau !
— Pour sûr, admet-il…
— Doit y avoir des gens en vacances, dans le secteur ?
— Pas tellement, assure-t-il.
C’est le moment de placer mon thermomètre.
Vous avez pu vous rendre compte du détour que j’ai pris pour ne pas effaroucher le mec.
— Tiens, au fait, je dis, l’autre jour, en passant, j’ai aperçu quelqu’un de connaissance : une dame… Elle était à vélo, moi je roulais avec un ami, on était pressé… Bref, je ne me suis pas arrêté… Je le regrette, c’était une chic fille… J’aurais plaisir à la rambiner.
— Bien sûr, fait-il… Une femme, ça fait toujours plaisir de la retrouver, surtout quand y a longtemps…
« Moi, enchaîne-t-il, ça m’est arrivé avec l’Angèle… On avait fêté les conscrits ; c’était une luronne. Chaude comme de la braise, et qui rechignait pas pour se mettre à la renverse…
J’ai fait un beau coup. Voilà mon gnaf parti dans ses souvenirs, à me raconter par le menu les grains de beauté d’Angèle et comment elle bramait quand il lui faisait la « brouette chinoise » et la « lettre recommandée »…
Enfin, je sais qu’un mec qui se raconte est un terrain propice. Les hommes, c’est comme les haricots secs, faut les mettre tremper dans leurs souvenirs pour les attendrir.
L’émotion lui donne soif ; je profite de ce qu’il se carre le renifleur dans un godet pour revenir à mon sujet.
— Cette fille, plus j’y pense, je murmure, la voix noyée, plus je regrette de pas m’être arrêté. Mais peut-être que vous l’avez aperçue ?
— C’est possible, il admet, l’ancien bouillaveur d’Angèle, c’est possible.
Mais je me rends bien compte que mes amours à moi lui importent à peu près autant que la santé de l’empereur du Japon.
Pourtant, comme je suis un client et que la tradition — cette bonne vieille tradition française dont le boss est friand — veut qu’on soit poli avec les michés, il m’écoute.
— Elle est belle, je reprends. Grande, mince, brune, avec des yeux noirs qui vous regardent droit dans le slip. Son goût, à elle, c’est le bleu. Une vraie marotte. Elle porte un imperméable bleu, elle a un vélo bleu, une bague bleue…
— Une bague, murmure le vieux tordu.
— Énorme ! je précise… Vous voyez qui je veux dire ?
— Oui, dit-il, je l’ai aperçue deux ou trois fois…
— Sans blague !
— Oui…
— Vous savez où elle crèche ?
— Non, dit-il.
Le désappointement me pince l’oreille. Pourtant je viens d’obtenir un renseignement précieux. Je viens d’acquérir la preuve que la femme au chien écrasé pioge bien dans les parages.
— Oh, écoutez, petit père, je dis, faudrait que vous me donniez des tuyaux maison. Cette fille, y a pas, faut que j’y foute la pogne sur le baigneur. Merde, une gonzesse comme elle, on irait en Amérique à la nage pour la retrouver… Voyons, lorsque vous l’avez vue, elle était à vélo ?
— Une fois, réfléchit le marchand de sommeil ; et puis une autre elle était en auto. Elle a pris de l’essence ici ; c’est même cette fois-là que j’ai repéré sa grosse bague. Vous croyez que c’est un diamant de couleur ?
— Mieux que ça, je lui affirme, c’est de la carafe biseautée !
— Pas possible ! s’étrangle cette lavasse.
— Parole d’homme…
Je reprends, pendant qu’il est chaud :
— Sa bagnole, c’était quoi ?
— Une DS.
— Quelle couleur ?
— Noire.
— Elle était seule, dedans ?
— Non, y avait un homme, un type d’Afrique…
— Un nègre ?
— Pas en plein, plutôt un arabe, mais pas le genre marchand de cacahuètes… Tout ce qu’il y a de bien habillé… Il conduisait…
— L’auto était immatriculée dans quel département ?
— Pas remarqué…
— Elle venait d’où ?
— Du chemin en face…
Je l’embrasserais s’il était rasé depuis moins d’un an.
L’auto sortait du petit chemin. Ça veut dire qu’en empruntant cette voie et en demandant à tous les gens que je rencontrerai s’ils savent quelque chose au sujet d’une femme à bague bleue, à DS noire, à arabe élégant, je finirai par obtenir un résultat tangible…
— Mettez une tournée de gnole, petit père, on va trinquer à la santé d’Angèle !
Je remonte le chemin jusqu’au village et une fois là, j’avise deux commères en train de jacter devant la porte d’une boulangerie.
C’est du nanan que de marner avec de la ravelure. Les vieilles peaux de cet acabit ont toujours des tuyaux à refiler à qui leur en demande.
Je soulève poliment mon bada, et j’expose ma petite affaire : Je cherche une petite cousine à moi dont je n’ai plus de nouvelles depuis la guerre, etc…
La première vioque secoue ses bajoues.
— Non, mon bon monsieur, pas vue…
La seconde dit qu’elle a aperçu, en effet, une dame répondant au portrait que je viens de brosser ; mais elle ne sait rien d’elle. Elle l’a vue passer deux ou trois fois, elle n’a pas accordé une grosse attention…
Je continue ma route en deçà du village.
Je parcours ainsi trois bornes au ralenti. Je sens que je brûle.
Les nabus auprès de qui je me rancarde sont comme ma seconde commère : oui, ils ont aperçu ; mais ils n’ont aucune idée sur l’endroit où peut crécher la souris.
Et je continue.
Je parviens à un second village. Alors là, là je fous dans le mille.
C’est à l’épicière que je demande d’éclairer ma lanterne. Et comment qu’elle l’éclaire ! Un vrai projecteur de D.C.A. ! Oui, elle voit parfaitement de qui je veux causer. C’est des gens qui ont acheté une propriété, depuis pas longtemps, dans un hameau perdu qu’on appelle les Serves. Y a quatre maisons dispersées dans les champs. La leur, c’est la dernière. Ils doivent passer leurs vacances ici. On les voit rarement au village où ils ne viennent que pour s’approvisionner.
Y a la femme et un métèque, et c’est tout.
Elle me donne toutes les indications utiles pour trouver le nid. Faut prendre un petit chemin à droite, en descendant de l’église. On longe des embauches cernées de fils de fer barbelés. On continue jusqu’à un bouquet de saules pleureurs. On tourne à droite, on file encore… On dépasse les deux premières maisons. Puis on prend un sentier en face de la troisième…
Je dis merci.
Et en route !
La nature sent la bouse et la terre humide.
Ma jeep tangue dans les profondes ornières. Rappelez-vous qu’il ne faudrait pas organiser un rallye dans cette contrée.
J’arrive aux saules pleureurs. Je ne pleure pas, mais je tourne à droite.
Je dépasse les deux maisons. J’aperçois le sentier en face de la troisième ferme…
Alors je range mon bolide sous les yeux ravis d’une vache et je m’engage dans le sentier.