CHAPITRE XII

Il lâche lentement mon bouton. Nos yeux ne se quittent pas. Je lis dans les siens comme dans un livre tout l’effroi qui le torture.

« Emmenez-moi, partons d’ici », a-t-il dit…

C’est donc que cette bicoque recèle un danger. Il y a quelqu’un tout près d’ici. Quelqu’un qui nous écoute, qui nous guette… Je réfléchis… Lorsque je suis entré, il n’ignorait pas cette présence, et elle ne l’effrayait pas, au contraire. C’était à cause d’elle qu’il essayait de jouer au dur. Seulement, au cours de notre entretien, il a brusquement réalisé que cette présence qu’il estimait bénéfique était, en réalité, dangereuse.

Il a compris qu’il s’était flanqué les salsifis dans les orbites jusqu’aux omoplates…

C’est pourquoi il a les chocottes…

Je mets la main à mon aisselle et je dégage mon zizi-pampan de sa gaine. C’est la première chose que je fais lorsque la lampe rouge s’allume dans mon espace vital.

Trois-Sous suit mes mouvements avec anxiété. En voyant un solide 9 mm dans mes pattes, il semble un tantinet rassuré.

Ses yeux se portent alors vers le couloir…

Je réalise à cet instant combien le brusque silence qui s’est établi entre nous doit paraître suspect à celui qui nous épie.

— Bon, dis-je à haute voix. Puisque tu ne veux pas parler, je vais t’emmener au poste. On verra bien si tu restes bouche cousue !

Je lui cligne de l’œil. Il a la force de réagir. Comprenant que nous devons donner le change, il proteste :

— Mais puisque je vous dis que j’ai rien fait, commissaire. Pourquoi vous vous mettez après moi sans raison valable ?

— Pas de giries, amène tes os ou je te rétame !

Mon idée, c’est de bondir dans le couloir, mon feu en avant, et de sulfater le coin s’il y a la moindre des choses qui ne tourne pas rond. Mais entre mes désirs et la réalité, il y a un drôle de cheveu !

Et ce cheveu, comme par miracle, se transforme en une main qui, brusquement, apparaît dans l’encadrement de la porte en tenant quelque chose qui ressemble à un fruit. Mais des fruits comme celui-là, je conseille à personne d’y mordre dedans. Mon œil de lynx a illico repéré de quoi il retourne et, avant que la main ait lâché ce qu’elle tient, le gars San-Antonio est à terre, la tête dans ses bras, à se dire qu’une grenade dans une cuisine, ça doit faire un drôle de pet.

Ça en fait un. Le badaboum est tel que je reste au moins dix secondes complètement sourd. Ensuite de quoi, mon ouïe me revient, en même temps que la certitude que je n’ai pas été touché.

Seulement, il ne reste plus grand-chose de la pièce. Les meubles sont hachés, littéralement, comme si un ménage d’éléphants avait envisagé le divorce, dans cette pièce.

Trois-Sous est adossé à un mur. Il a encore maigri depuis l’explosion. Ses yeux sont béants, ses lèvres sont plus blanches que des lèvres de mort. Ses pommettes saillent… Il a les deux mains portées à son ventre et je regarde avec horreur ses entrailles sortir de l’immense plaie qu’il a à l’abdomen. Le sang ruisselle sur ses doigts, coule à terre et j’entends le bruit de source produit par cet épanchement…

Il a son compte. Une blessure pareille ne se recoud pas, ou alors, faut bourrer le mec de son et lui injecter du formol, car il né peut plus servir que de modèle d’exposition.

En effet, Trois-Sous pousse un faible soupir, ses mains lâchent sa panoplie intérieure qui croule sur le plancher avec un bruit affreux, et il s’affaisse.

Tout ça s’est passé en moins de temps qu’il n’en faut à votre meilleur ami pour vaincre la fidélité de votre femme.

Et moi, je suis là, stupide, en me disant que des trucs pareils, ça n’arrive que dans les romans.

Pourtant, j’ai autre chose à foutre que de me payer une séance de Grand Guignol…

Je bondis par-dessus le cadavre de Trois-Sous jusqu’au vestibule. Je vais à une porte donnant sur un petit jardinet à l’abandon. Tout est vide… Au fond du jardin se trouve une autre porte ouverte. J’y cavale.

Je débouche dans une ruelle juste à temps pour voir disparaître une bagnole noire. Ça n’est pas une DS.

Je renonce à la poursuivre. Pour cela, il me faudrait retourner à ma Jeep, et l’autre aurait pris une avance irréductible.

Impossible également de lire les numéros car il fait nuit et l’autre n’a pas allumé ses phares…

Je pousse un juron terrible et je retourne à la maison. Il y a un appareil téléphonique mural dans le couloir. Je le décroche et je sonne la P.J. Je demande à parler au commissaire principal Mathon. Un zig, comme vous le voyez, qui porte bien son blaze.

— Allô, Mathon ?

— Qui est à l’appareil ?

— San-Antonio…

— Pas possible !

— Tout est possible avec moi, y compris ma présence dans cette ville morose, mon bon.

— On se voit ?

— Très bientôt, je grommelle…

— Vous passez ici ?

— Non, c’est vous qui allez venir à moi…

Il y a un silence qui indique sa surprise.

Il demande :

— Où êtes-vous ?

Je lui refile l’adresse.

— Vous avez quelque chose de cassé ?

— Pas moi, lui dis-je, mais deux pèlerins de ma connaissance…

— C’est grave ?

— Pour eux, oui, c’est du définitif…

— Que s’est-il passé ?

— Écoutez, je fais, pourquoi ne tenteriez-vous point de vous remuer un tantinet ?

— Très bien, j’arrive…

Je hausse les épaules. Ces flics de province, il faut toujours les prendre par la main en leur promettant la lune pour les faire se magner… Ils n’ont pas la force de quitter leur bistrot habituel ! Tous des feignasses, des lymphatiques !

Je raccroche et je sonne Riche.

— Ah ! c’est toi ! s’écrie-t-il… Eh bien ! parle-m’en de ton hôtel d’où tu ne dois pas décarrer ! Voilà deux heures que je carillonne et y a pas moyen de t’avoir, après ça tu diras que nous sommes des empotés…

— Passe la main, Méphisto, et accouche !

Quid novi ?

— On a repéré la tire, elle est à Lyon… Elle a été repérée sur les quais en fin d’après-midi par un bourdille de service. Il a aussitôt mis le nez dedans… Y avait personne. Il a seulement vu une bonne dame qui s’approchait.

« — Elle est à vous, la voiture ? a-t-Il demandé…

« Elle a répondu que non.

« — À la bonne heure, s’est-il écrié, parce qu’alors je vous embarquais, ma jolie ! Car c’est une auto volée…

— Que penses-tu de tout ça ? s’inquiète Riche…

— Ce que tu en penses toi-même, fais-je.

— À savoir ?

— À savoir que ton boy-scout est ce qu’on réussit de mieux en fait d’andouille…

— Merci pour lui. Qu’est-ce qui lui vaut cette appréciation flatteuse ?

— Si la gonzesse qui arrivait était la voleuse de la bagnole, cette enflure à képi l’a proprement avertie du danger, non ?

— Peut-être bien.

— C’est couru. Comment était-elle, cette souris ?

— Jeune, paraît-il…

— C’est pour cela que le poulet faisait le joli cœur… Elle n’était pas habillée en bleu, des fois ?

— Si…

— Bon ! Dis-lui qu’il dresse un signalement précis de la fille et qu’il le diffuse partout. Il faut l’arrêter en vitesse…

— Entendu…

Je raccroche. Me voici bien chouette à présent. Les ponts sont coupés entre la fille et moi. Ceux qui pouvaient me conduire à elle sont morts et elle sait que je suis à ses trousses. La manière dont elle s’est comportée prouve qu’elle n’a pas froid aux roberts. Mazette, vous parlez d’une Joconde ! Car je sais que c’est elle qui a balancé la grenade dans la cuisine. Je le sais car j’ai eu le temps de voir sa main, sa main où miroitait une bague bleue ! Heureusement ! Si mon regard n’avait pas été attiré par le miroitement de la pierre, j’étais bon pour l’équarrissage. À cette heure, j’aurais une chouette boutonnière dans la brioche, comme Trois-Sous…

Ça m’excite de penser que la fille était là, tout près… Elle m’entendait… Elle préparait son petit citron à ressort pour m’envoyer chez les petits mecs qu’ont des ailes dans le dos et une assiette à dessert au-dessus du dôme afin de se garantir de la flotte.

Une grognasse de ce format, je donnerais la moitié de vos économies pour faire sa connaissance…

Je farfouille dans la turne. Au premier, y a deux chambres chichement meublées. Dans l’une je découvre un imperméable bleu accroché à un porte-manteau. Sur la table de nuit, il y a des fards, un vaporisateur de sac, des épingles à cheveux…

Sous le lit, je trouve une petite valise en peau de porc. Je l’ouvre et j’en prends plein mes châsses. Elle contient des billets de cinq sacs jusqu’au bord… Grosso-modo, j’estime son contenu à une cinquantaine de millions. De quoi rire et s’amuser en société, comme vous pouvez le constater… Tout cet artiche, elle l’a laissé, la Joconde…

Elle n’avait pas le temps de s’embringuer de ça… Pourtant, me direz-vous, on ne se taille pas d’une maison en laissant derrière soi un paquet d’osier pareil…

À moins que…

À moins que cet auber n’ait en réalité aucune valeur ! À moins qu’il ne s’agisse de billets de la sainte farce ! Alors là, oui, on pense plutôt à embarquer sa brosse à dents et son slip de rechange ! Bonne idée, même, que de faire des petites coupures, plus facile à écouler que les 10 où les 50 sacs !

J’examine l’un des billets par transparence. Il me paraît honnête.

Je prends un talbin de cinq lacsés dans mon portefeuille.

La confrontation est longue, longue comme un jour sans toi, dirait Géraldy. Mais je suis patient pour certaines choses. Au bout d’un petit quart d’heure, je fais une constatation. Sur la face où le gros emperruqué est à gauche, on voit un alignement de baraques, style Versailles ; la troisième comporte 18 fenêtres sur mon bifton et 15 seulement sur celui de la valise… Léger détail, mais largement suffisant pour dégauchir la vérité.

Je comprends maintenant pourquoi la fille en bleu a été aussi généreuse avec Dédé, le champion de la voirie de La Grive. Avec des talbins de cette espèce-là, on peut se permettre de les lâcher avec une benne basculante ! Vous ne pensez pas ?…

Un remue-ménage symptomatique m’annonce l’arrivée des bourres.

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