— Avec salle de bains ? me demande la dame de la réception.
Il n’y a plus qu’en France qu’une telle alternative est offerte !
— Salle de bains et téléphone, je précise. Elle me file le 12. Un groom me monte mon petit baise-en-ville avec une mine dégoûtée.
Une fois dans la chambre, je me déloque et je fais couler un bain de première quality. Ce que c’est bon de s’anéantir dans de la chaleur fluide !
Et comme on pense bien, sans heurt…
Je me dis qu’il est près de quatre heures de l’après-midi et que j’en ai pour un bout de temps avant d’avoir des nouvelles de Riche.
Je me dis aussi que la nuit, les chats et les poulets sont gris et que dans la belle nuit calme de Lyon, je pourrai m’occuper de Compère… En voilà un à qui je brûle de poser quelques questions d’homme à homme.
Mais rien ne presse.
Je sors du bain tout mou… Languide comme une jeune fille après sa seconde fausse couche.
Je vais jusqu’au lit et je m’y laisse choir.
Je commence à réfléchir sérieusement, au point qu’il est huit heures du soir lorsque je me réveille !
Je me fringue en vitesse.
Pourquoi en vitesse, étant donné que j’ai absolument tout mon temps ? Je vous répondrai que c’est dans ma nature. Ce que je fais, à part l’amour, je le fais vite !
Au moment de Sortir, je me souviens que Duboin m’a demandé de l’appeler sur le soir. Il se prend pour Sherlock, le pauvre vieux, et il veut me prouver que la margarine n’a pas affecté ses petites cellules.
Enfin, je lui dois bien de m’intéresser à ses cogitations frénétiques…
Je le réclame à la standardiste, qui me donne aussitôt satisfaction.
C’est beau de n’avoir qu’à parler pour être servi.
— C’est toi, flic à la noix ? fait-il.
— Non, je dis, ici San-Antonio…
— Ne nous lançons pas dans le jeu des synonymes, Monsieur le Commissaire de mes deux !
— Alors, Watson, on joue les Sherlock ? je questionne…
— Faut bien, quand le vrai Sherlock a un embarras gastrique à la place du cerveau…
— Ça t’amuse ? ricané-je…
— Follement.
— À part ça, tu n’as rien à me dire ?
— Si, fait Duboin, soudain grave, tu vas aller illico chez César…
— Qu’est-ce que c’est que ça ?…
— À Lyon, tout le monde sait qui c’est. Vas-y de ma part, il t’apprendra du nouveau.
Sur ce, cette crème d’anchois raccroche avec une superbe désinvolture.
Je descends dans le hall et je demande à la dame de la caisse si elle connaît à Lyon un certain César.
— Évidemment, fait-elle. C’est le détective privé.
Je dis « ah, bon », et je demande où il crèche.
C’est tout à côté, rue Childebert.
Je la remercie et je me dirige à l’adresse indiquée.
J’arrive dans une allée encombrée de boîtes à ordure et de panneaux de bois fraîchement peints, car il y a au premier un peintre en lettres.
Une plaque de cuivre de la dimension d’un tableau d’école indique en caractères rouges :
C’est la première fois de ma carrière que je vais chez un privé. Je ne me sens pas fier. Qu’est-ce que Duboin a pu manigancer, je me le demande ?…
À mon coup de sonnette succède un silence qui est d’une qualité exceptionnelle. Ce silence des maisons occupées. Je sens qu’on m’observe à travers le judas.
En effet, la porte s’ouvre silencieusement. Un grand type est là, l’air d’un étudiant anglais, mince, pâle, vague…
— Monsieur César, je demande.
— C’est de la part de qui ?
— De Monsieur Duboin…
— Suivez-moi.
Il me conduit dans un salon exigu, plein de Napoléoniaiseries.
Il y a quelques sièges, un guéridon avec des revues ravagées…
Et par-dessus le tout, ce silence épais comme de l’huile, feutré, tiède, qui sent le mystère conventionnel…
La porte s’ouvre presque aussitôt. César est là.
— Ave César ! je lance…
Mais ma blague tombe à plat.
L’homme qui se tient devant moi est assez grand, chauve, avec trois crins soigneusement collés en travers de sa hure !
Il porte lunettes. Il a des yeux froids et incisifs. Un drôle de nez en trompette donne à sa physionomie austère un je ne sais quoi de mutin qui, au lieu de l’égayer, renforce son côté glacé.
Une bouche aux lèvres minces… Une parfaite maîtrise de soi…
Bref, le genre de zig qui ne se laisse pas vendre des navets lorsqu’il est venu acheter des asperges.
— Vous êtes San-Antonio ? me demande-t-il.
— Oui, fais-je, mal à l’aise.
Il sait qui je suis, il est assez fier de m’avoir chez lui, mais ça ne l’excite pas… Pour l’exciter, ce type, je vais vous le dire, faut déballer le Kamasoutra avec tous les additifs existants, et lui en faire faire la lecture par des gerces un peu plus laubes que Pauline Carton !
Il me fait entrer dans son bureau : une grande pièce, assez cossue, plutôt confortable…
Il me désigne un siège, prend place dans un fauteuil, enfile une sèche dans un fume-cigarettes long comme une trompette de la renommée, l’allume.
Après quoi, il consent à me regarder.
Je commence à bouillir. Je voudrais intervenir, seulement comme dans le fond j’ignore ce que je viens maquiller ici, je laisse glisser.
— Duboin m’a téléphoné ce matin, dit-il… Enfin, sur le coup de midi… Il paraît que vous vous intéressez à un camion marqué d’une croix blanche, qui aurait sillonné la route Lyon-Grenoble dans la nuit du 8 écoulé, n’est-ce pas ?
J’en bave.
— Exact, fais-je.
— Duboin s’est souvenu qu’une maison de transport de la région avait comme marque distinctive une croix blanche, peinte sur les portes de ses véhicules. Il m’a demandé de chercher de ce côté.
Il ouvre un tiroir, saisit un dossier vert. On sent que dans ce bureau, chaque fois qu’on trouve un poil de der on le classe dans une chemise avec un numéro inscrit en ronde dessus…
— Une rapide enquête a donné les résultats suivants, enchaîne César.
Il prend un temps, ajuste sa cigarette dans le fume-cigarettes et souffle sur la cendre maculant son revers de veste.
— La maison Bonnet, transports, 1, rue Cuvier, a eu un camion de marque « Mac », en service la nuit du 8 sur la ligne Lyon-Grenoble. Ou, plus exactement, sur la ligne Grenoble-Lyon… La veille, ce camion avait transporté des fruits de la vallée du Rhône dans la capitale dauphinoise. Il en est reparti avec un chargement de papier réservé au Trésor français, qu’il est allé charger à Pont-de-Claix…
Je fais un bond et me mets à croasser.
— Quoi ?
— Vous m’avez entendu ? demande César, calmement.
On le ferait asseoir sur une douzaine d’oursins qu’il conserverait son calme olympien.
Si j’ai entendu ! Tu parles, Charles !
— Du papier ! fais-je, quelle sorte de papier ?
— Du papier monnaie vierge, fait César…
Voilà qui met le plein feu sur une certaine partie de l’affaire.
Je biche, les gars, je biche ! Compère était rencardé sur ce transport. Les autres devaient faire sauter le camion à mi-route, s’activer… Tu parles d’une flambée, mon neveu… Ils auraient, piqué un rouleau de précieux papier… Doit y avoir de quoi en tirer des talbins avec cinquante kilos de ce papelard !
— Le camion est arrivé à bon port ? je questionne.
— Oui, dit César… Le seul incident qu’il faille signaler en cours de route est vraiment insignifiant : il a écrasé un chien…
— Bon Dieu ! qui vous a dit ça ?
— Le chauffeur, nous avons eu la chance de pouvoir l’interroger…
— Mes compliments, dis-je, voilà du travail bien fait…
Je le regarde…
— Je vous dois combien pour le coup de main ?
César hausse les épaules.
— Rien, me dit-il… Duboin est un ami. Il m’a donné des coups de main autrefois… Si un jour j’ai besoin de votre aide, j’espère que vous ne me mépriserez pas…
Je fais claquer mes doigts.
— Comptez sur moi, Marius…
— César, rectifie-t-il, dignement. Je n’appartiens pas à l’opérette mais à l’épopée…
— Je ne vous oublierai jamais…
Je souris.
— Jusqu’ici, je croyais que les privés étaient bons à nibe… Je pensais qu’ils travaillaient surtout dans le bidet…
— Ils y travaillent, admet César. On travaille où on peut, Monsieur le Commissaire. Le bidet c’est comme le reste, il faut en sortir de temps en temps…
Il me tend sa carte…
— Au cas où je pourrais vous être de quelque utilité…
J’empoche le bristol.
— Merci… Salut, Panisse, et à un de ces quatre…
Il me répète obstinément :
— César ! Monsieur le Commissaire…
Puis il laisse tomber son mégot du fume-cigarettes.
Je sors et il ne songe pas à me raccompagner. Il est là, assis, impénétrable à plaisir. Chez lui, l’impassibilité est une sorte de tour de force permanent, qu’il a mis au point une fois pour toutes pour impressionner la clientèle.
Je ne le connais pas, mais quelque chose me dit que ce doit être un chic type !
Le faux étudiant d’Oxford m’attend dans le couloir.
Je le salue poliment avant de franchir le seuil et il me décerne une courbette de maître d’hôtel chinois.
En descendant l’escalier obscur, je me dis que je viens de faire un grand pas en avant. J’en fais un tellement grand que je rate une marche et que je manque de piquer un valdingue. C’est tellement noir, ici !
Je me fouille pour me servir de ma lampe de poche.
Je ne la trouve pas. Et brusquement, c’est la grosse sueur froide, je me souviens : ma lampe de poche est restée dans la cave secrète de Compère !