CHAPITRE III

L’une des particularités — et l’un des mérites — du poulet au curry, c’est de donner soif.

Duboin a justement pour les gosiers fourbus un Pommard qui ne vient pas de la coopérative des scaphandriers de la Haute-Savoie. Du nectar ! On en lichetrogne 30 décilitres lui et moi, et après, on tombe d’accord sur le fait que la vie vaut d’être vécue. Cette constatation admise, on en fait une deuxième après avoir regardé la pendule : il est près de minuit.

— Tu vas pas te taper la route à ces heures ! émet Duboin.

— Pourquoi pas ?

— Tu vas arriver dans le patelin du clebs au milieu de la nuit. Toutes les lourdes seront bouclées. Les pégreleux ça pionce, on te l’a jamais dit ?

— Justement, je fais, après une seconde de réflexion ; les paysans ne sont pas trop portés sur la jactance. Ils ont les jetons et craignent toujours qu’on foute le feu à leur grange. Si je leur saute dessus en pleine nuit, du point de vue choc psychologique, ça peut donner des résultats, tu y es ?

— Ma foi, tu es meilleur juge que moi. Seulement, m’est avis que tu poétises en voulant faire de la psychologie avec les terreux. C’est tout faux derche et compagnie.

Moi, je ne partage pas son opinion ni son pessimisme.

On s’en serre cinq et je déhote. Je tombe dans les lacets des Alpes à une allure qui rendrait Fangio hargneux. La nuit est pleine de machins qui scintillent. Y a aussi la lune ; mais cette fois, c’est au drapeau japonais qu’elle joue, car elle est ronde comme la bille de Dario Moreno. Il fait bon. Je traverse Grenoble, puis Voiron, et je chope la grande rectiligne. C’est un plaisir que de se baguenauder avec la jeep de Duboin. À cent à l’heure, j’entre dans La Grive.

Le bled est assez tartignol. C’est un alignement de maisons tristes le long de la nationale. Je reconnais l’endroit où j’ai achevé le chien blessé. C’est à deux pas d’un bistrot. On voit qu’il s’agit d’un bistrot, car il y a deux fusains poussiéreux dans des caisses peintes en vert pomme et une réclame pour Coca-Cola.

Pourquoi j’essayerais pas d’attaquer tout de suite ?

Un troquet, c’est un endroit où on connaît les choses.

Je m’avance et je cogne le volet masquant la porte vitrée.

Un moment s’écoule. Je n’entends que le bruit de ma respiration. Je recommence.

Alors une lumière jaillit par une fenêtre du premier étage.

Un visage aux contours imprécis se penche, une voix de femme pose la traditionnelle question :

— Qu’est-ce que c’est ?

Et à cette question, je fais la réponse magique :

— Police…

— Seigneur ! balbutie la femme.

Ces choses essentielles étant dites, elle retire sa partie supérieure de la croisée. Deux minutes plus tard, elle ouvre la porte.

— Vous êtes la bistrote ? je demande…

— Oui…

Elle cligne des yeux. Elle a des tifs qui pendent de chaque côté de sa figure. Sa robe de chambre sortie tout droit d’une poubelle de bidonville. Cette brave dame frise la cinquantaine. Elle friserait peut-être aussi ses douilles si elle avait pour dix ronds de coquetterie, mais cette denrée est ignorée dans son troquet. Elle ne s’est pas lavée depuis la fois où elle a été coincée par l’orage, ayant oublié son pébroque ; elle shlingue l’abattoir.

J’entre. Le bistrot est minable.

— Qu’est-ce que c’est ? répète-t-elle avec anxiété.

Ses pieds sont nus dans des mules éculées.

Je lui montre ma carte.

— Pardonnez-moi de vous déranger en pleine nuit, dis-je. Mais le service commande.

Je la bigle en plein dans les carreaux pour lui éviter la tentation de mentir.

— Voici une dizaine de jours, fais-je, un chien a été écrasé sur la route, à deux pas d’ici. Vous vous souvenez ?

— Un chien…, s’ahurit-elle.

— Oui, vous savez, ces bêtes qui ont quatre pattes, un museau pointu et qui font « ouhaou ! ». Ce chien dont je vous parle était blanc. Ce devait être un vague loulou issu d’un croisement avec un employé du gaz…

— Oh oui ! s’écrie miss Crasse…

Elle ajoute :

— Il était au bord du fossé, près de la pompe à essence ?

— Juste…

Je monte le voltage de mon regard. Tel que je suis à cet instant, j’hypnotiserais une douzaine de cobras.

— À qui appartenait-il, ce bon toutou ?

Elle ne quitte pas mon regard.

— Je ne sais pas, dit-elle.

— Voulez-vous dire que vous ne connaissez pas — au moins de vue — les chiens de ce pays ?

Elle met un moment à comprendre.

— Si, dit-elle enfin. Seulement çui que vous me causez était pas du pays. Dédé, le boueux qui passe pour les ordures, le connaissait pas non plus. On a pensé qu’il était tombé d’une auto… Ça arrive…

Je fais la grimace en songeant qu’elle dit peut-être vrai.

— Qu’est-il devenu ? je questionne.

— Le chien ? demande-t-elle, effarée.

— Oui.

— Ben, Dédé l’a ramassé avec les poubelles…

— Et où habite-t-il, Dédé ?

Elle s’avance sur le seuil de son estanco et me désigne une maison au loin, dans les champs, en bordure d’un chemin de terre.

— Là-bas.

— Merci.

Je la regarde en fronçant les narines.

— Je ne veux pas vous importuner davantage, chère madame, votre bain doit être en train de refroidir.

Elle ouvre la bouche, moins pour exposer ses chicots ébréchés que pour témoigner de sa stupéfaction. Après cette visite, les idées préconçues qu’elle pouvait entretenir sur la police seront à réviser.

Je la laisse, plantée dans l’encadrement de la porte sur ses guiboles desséchées, pareille à ces personnages de cauchemar qui sont tombés d’un rayon de lune sans se casser la gueule.


Le clebs n’était pas du pays !

Je suis marron, salement marron !

Je me répète alternativement ces deux phrases en descendant le chemin qui conduit chez Dédé, le préposé à la voirie.

Au fait, que vais-je faire chez cet honorable fonctionnaire municipal ? Lui demander ce qu’il a fait du cadavre de Médor ?

Il l’a certainement balancé sur un tas d’immondices.

Et en admettant que je puisse le récupérer, je ne vois pas ce que ça m’apporterait de plus. Un cadavre de chien n’est pas aussi bavard qu’un cadavre d’homme. Il n’a pas d’empreintes digitales classées au fichier de la maison poulagas, il n’a pas de marque de blanchisseuse à son pelage, non plus que des marques de tailleur… On ne peut pas prélever la crasse enfouie sous ses ongles pour analyser les poussières ; son autopsie ne signifie rien… Bref, tout ça est stupide et si jamais mes collègues apprenaient cette démarche, ils se foutraient tellement de ma hure que je serais obligé de m’acheter une fausse barbe pour traverser Pantruche !

Tout en gambergeant à ça, je me pointe devant la carrée du Dédé. Plutôt minable comme gentilhommière. Il y a des trous dans le toit, sans doute afin de faciliter l’accès des lieux au père Noël, la porte tient grâce au précieux concours de boîtes à sardines, et les carreaux des fenêtres travaillent en collaboration avec des bouts de carton.

Visiblement, Dédé ne roule pas sur l’or.

Je frappe. En attendant que l’hôte abandonne Morphée, je jette un coup d’œil au cadran de ma montre. Il annonce trois heures moins des broquilles.

C’est pas tellement protocolaire comme heure de visite. À partir de demain, mon passage dans le bled sera commenté en large et en hauteur, il ira rejoindre dans les récits d’hiver la légende du loup garou…

Dédé a un sommeil de plomb, car il ne répond pas vite.

La maison étant isolée, je gueule à plein chapeau :

— Oh, Dédé !

Et je ponctue mon appel de coups de tartines dans la porte.

Au bout d’un quart d’heure de ce régime, juste comme je m’apprête à abandonner la partie, je perçois un bâillement. On grogne à l’intérieur du bungalow ; on s’étire, on éructe…

— Oh, Dédé !

Un bruit de pas. Des bruits d’allumettes frottées qui ne doivent pas partir.

— Merde ! dit une voix avinée.

Le Dédé était schlass, d’où son sommeil hermétique. Renonçant à faire jaillir la lumière, il arrive à tâtons à la porte et tire le verrou. Moi j’ai préparé ma torche électrique. Au moment où il tire le vantail, je lui administre un faisceau cruel sur la bouille.

J’ai aussitôt, dans tous ses détails, une tête hirsute, bouffie, des yeux de hibou dérangé en plein jour…

— Salut, Dédé, je déclare gentiment.

Je le repousse à l’intérieur, je ferme la porte et j’inspecte la pièce. Dédé a simplifié le problème de l’ameublement à l’extrême. Dans son genre, c’est un type d’avant-garde. Au milieu de la pièce, il y a un grand pétrin de pur style Charles X. La nuit, il enlève le couvercle et le pétrin lui sert de lit, car il est plein de paille. Le jour, il remet le couvercle et cela lui offre une table. Lorsqu’il sera clamsé, on n’aura plus qu’à scier les pieds pour obtenir un cercueil de première classe.

Sur une étagère, j’aperçois une lampe à pétrole. À terre une boîte d’allumettes avec des allumettes non utilisées éparpillées tout autour.

— Dites, Dédé, si vous allumiez cette lampe, on pourrait se regarder ? je suggère…

— Les allumettes sont pas bonnes, dit-il, de sa voix épaisse comme du gros rouge de voyou.

— Parce que vous ne savez pas de quel côté il faut les frotter, vous allez voir.

Je vais allumer la lampe. Je règle la mèche fumeuse et je glisse ma torche électrique dans ma poche.

J’éclate alors d’un rire homérique : Dédé n’a pour tout vêtement qu’une chemise rapiécée et il est tellement paumé qu’il ne s’aperçoit pas qu’il a les joyeuses à l’air libre.

Il me regarde exactement comme si j’étais la réincarnation du capitaine Mandrin.

— Bonjour, murmure-t-il gentiment.

Je suis touché.

— Tu devrais enfiler ton pantalon, Dédé.

Il constate alors sa semi-nudité et s’affaire pour emménager son petit matériel humain dans le falzard de velours posé sur une chaire.

— Faut pas te frapper, mon grand, je continue. Je voulais simplement te demander quelque chose…

— Quoi ? croasse-t-il.

— Le chien blanc de l’autre jour, tu sais ? Celui qui était ratatiné sur le bord de la route, qu’en as-tu fait ?

— Ah, vous aussi, murmure-t-il.

Je sursaute.

— Comment, moi aussi ?

Il se frotte les yeux, fait à vide un exercice de mastication pour essayer de vaincre sa gueule de bois.

— Hein ? demande Dédé.

— Pourquoi as-tu dit : moi aussi ?

Il se frotte les yeux une nouvelle fois. Il semble renaître à la vie, s’échapper d’un univers brumeux.

Et alors, c’est à son tour de sursauter. Il vient de récupérer, de réaliser combien ma présence à cette heure de la nuit est insolite.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? grogne-t-il.

— Le chien…

— J’ai pas de chien…

Il a peur. Autour de ses yeux naissent mille petites rides.

Pourquoi cette brusque frousse ?

— Je ne dis pas que tu aies un chien, camarade, je veux parler du clebs blanc que tu as ramassé sur la route l’autre jour. Et je te demande où tu l’as mis…

Il danse d’un pied sur l’autre.

— Joue pas à l’ours Martin, réponds plutôt à ma question. Où est la carcasse de ce chien ?

Dédé fait une chose imprévisible et qui me déconcerte : il pleure.

Oui, il pleure, comme un petit môme, à gros sanglots, avec des hoquets, des reniflements, des coups de langue à droite et à gauche pour boire ses larmes et gober sa morve.

J’en suis retourné comme une voiture de course un jour de verglas.

Je pose ma main sur son épaule.

— Eh bien, eh bien, mon petit père, qu’est-ce qui t’arrive, je chantonne. Qu’est-ce que c’est que ce gros chagrin ?

— C’est pas moi, larmoie Dédé, non, non, c’est pas moi qui ai pris son collier !

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