Le commissaire principal Mathon ?
Deux cent trente livres de viande, douze mentons superposés ; l’œil de Jonas la baleine, des bretelles pervenche ; une cravate verte sur laquelle on a peint un clair de lune et une tête d’épagneul…
Avec ça, un nez patiné par le beaujolais…
Vous biglez ?.
Il s’annonce, flanqué d’un maigrichon austère comme un enterrement civil.
— Alors ? me demande-t-il, que se passe-t-il ?
— Des choses marrantes, je fais…
Je lui fais un récit succinct des événements en reprenant tout depuis le début.
Il m’écoute sans rien dire…
Ensuite, nous allons visiter les cadavres.
— M’est avis, conclut Mathon, que vous avez mis la main sur une gigantesque affaire ! Vous vous rendez compte ! Pour fabriquer des fafs sur beau papelard comme ça, faut qu’ils soient drôlement outillés, les mecs ! Ma parole, on jurerait des vrais ! Avec le contenu de cette valise, nous aurions de quoi tous prendre notre retraite, hein ? À nous la bicoque aux volets verts et la canne au lancer léger…
Il soupire, l’âme tenaillée par un obscur regret…
— Enfin, notre blaud, c’est pas de nous enrichir, conclut-il, mais d’emmerder ceux qui veulent le faire d’une façon illicite.
Il a prononcé cette longue phrase sans escale, aussi est-il obligé de s’éponger le front et de faire plusieurs mouvements respiratoires.
— Cette souris en bleu, reprend-il, vous avez une idée sur la façon de mettre la main dessus ?
— Non, avoué-je, pas la moindre… Son signalement va être diffusé, peut-être après tout que ça donnera des résultats… Il y a quelques flics moins cons que les autres dans ce pays, non ? Et puis, je reprends, sans me laisser impressionner par l’œil de baleine qui s’injecte de sang, nous avons un terrain d’exploration, n’est-ce pas, maintenant ?
— Compère ? demande-t-il…
— Vous ne croyez pas ?
— Si ! Je vais foutre mes zouaves là-dessus. On va dépoiler son passé, à ce zigoto, histoire d’avoir un aperçu sur ses relations et sur ses faits et gestes… Il faut absolument que nous dénichions l’imprimerie d’où sortent ces billets !
Je dis O.K. et je me trisse aux Beaux-Arts. De là, je téléphone au grand Patron, lequel doit se demander ce qui se passe, car je l’ai royalement moulé depuis un bout de temps.
Il est dans une forme écœurante, le boss.
— Ici, San-Antonio, dis-je, joyeusement.
— Je sais, répond-il, lugubre.
Je me racle le corgnolon, et j’y vais d’un second résumé. Moi qui n’ai, je l’avoue, pas le sens du digest, c’est mon cauchemar que d’avoir à présenter des rapports, même oraux.
— Bon, fait-il, vos vacances sont terminées depuis hier, je crois ?
— Jolies vacances, ronchonné-je.
Il n’est pas sensible à mes protestations.
— D’après les résultats de votre enquête, fait-il, nous avons affaire à des faux monnayeurs ; or ça n’est pas notre rayon. Remettez donc l’affaire à vos collègues de Lyon et rentrez !
— Quoi ?
Ça n’est pas très déférent, mais ça m’a échappé. Il débloque, le Vieux, ou quoi ? Vouloir que je rentre au moment où ça devient palpitant ! Non mais ! Et mes fesses ? Est-ce qu’on ôte la gamelle de soupe d’un chien affamé ? Est-ce qu’on arrache le bouquin policier d’un lecteur au moment où le détective va confondre le coupable !
Rentrer ! Et puis quoi encore…
— Vous m’avez entendu ? dit cette came… Je vous attends, j’ai une mission à vous confier à l’étranger…
Je sais qu’il a horreur des plaisanteries, et plus encore des objections ; quant aux protestations, il ne peut les supporter ; pourtant, je n’hésite pas à défendre mon os…
— Voyons, patron, je ne peux pas abandonner la partie en ce moment ! Vous devez bien comprendre que c’est devenu une affaire personnelle, non ?
— Je n’ai pas à m’occuper de vos affaires personnelles, pas plus que vous n’avez à vous occuper des miennes !
Ça, c’est du distillé.
— Très bien, je crache, quand dois-je être de retour ?
— Le plus tôt possible…
— Écoutez, j’ai emprunté une voiture que je dois rendre ; d’autre part, il faut que je récupère mes effets de voyage…
— Je vous attends demain soir, déclare le boss.
Il coupe la communication.
— Pourri ! je gueule dans l’appareil… Vendu ! Salope ! Juteux ! Peau de vache !
— Vous avez terminé ? demande d’une voix suave la standardiste…
— Non, je commence, fais-je…
Et puis brusquement je me souviens d’une chose que j’ai un peu trop tendance à oublier : à savoir que je suis au service de cette bonne vieille République Française et que je ne suis pas à mon compte. Mon temps, ma peau appartiennent à l’État… Les initiatives personnelles ne sont valables que dans le cadre des ordres reçus.
Je fais péter deux ou trois jurons. C’est la soupape de sûreté qui fonctionne…
Ensuite, je dégringole l’escadrin et je les mets en direction de la casa de Duboin.
— T’en fais une gueule !
C’est par ces mots que le géométrique Duboin m’accueille.
— Il y a de quoi ! je fais… Voilà que le patron me somme de rentrer ! Tu t’imagines ! C’est bien la première fois de ma gueuse de carrière que je décramponne avant d’être allé jusqu’au résultat final !
— C’est la vie, dit-il philosophiquement ; on trouve toujours des obstacles… Tiens, on va casser la croûte, ça te changera les idées…
On fait comme il dit. Le gueuleton, c’est comme qui dirait son sport favori, à Duboin. C’est sans doute pour ça qu’il a versé dans le casse-graine. Lui, il aime lire les menus, les écrire en belle ronde… Il aime fouinasser aux cuisines et regarder le chef préparer des sauces madère et des timbales de peau de zeb !
Il passe sa vie à saliver.
On s’explique avec une terrine de canard et un haricot de mouton.
On éteint un Aligoté et on va se pieuter.
Mon train est à dix heures du mat à Grenoble. Il faut partir d’ici à huit plombes.
À l’aube, je me réveille. J’ai la bouche amère et des frissons me vrillent la nuque, c’est un signe avant-coureur de maladie. Jusqu’ici je n’ai été malade que deux fois : ma rougeole à huit ans et une congestion pulmonaire l’année dernière, à la suite d’un bain forcé.
Je me prends le pouls et je m’aperçois que ça cogne à tout berzingue. Je me mets debout et un gyroscope se déclenche dans ma calcombe.
Sans charre, qu’est-ce qui m’arrive !
Le malaise s’accentue. Je dois me remettre au lit…
Et pourtant, vous savez qu’entre une femmelette et moi, il y a autant de différence qu’entre un bœuf et le grain de beauté situé sur la cuisse gauche de votre femme.
Je me souviens que Duboin occupe la chambre voisine. Alors, je tabasse contre la cloison.
Un grondement me répond, comme si j’avais réveillé le lion Brutus.
— Ce qu’il y a ? s’informe une voix !
— C’est moi, je grogne… Tu peux venir ?…
Duboin se la radine presto. Il porte un pyjama acheté chez Fashionable ; blanc avec îles feuilles mauves imprimées… Maurice Lehman l’apercevrait, ainsi loqué, il l’embaucherait tout de suite pour son prochain spectacle.
— Pourquoi joues-tu à l’esprit frappeur ? demande-t-il… Si c’est pour une gâterie matinale, t’aurais eu avantage à sonner la femme de ménage. Moi, les pédoques, c’est pas mon blaud…
— Ta gueule, je grogne, tu ne vois donc pas que je suis malade à crever ?
— Toi ? L’homme de fer, sans blague !
Il me regarde et il comprend que c’est du sérieux. Mon front est brûlant, et j’ai la gueule mauvaise, dans les gris-verdâtres…
— Merde, t’as chopé le bocon ! s’exclame Duboin. Faut prévenir le toubib…
— Je crois bien que oui…
« Ce qui me fout en renaud, fais-je, c’est que le boss va croire que c’est une astuce pour ne pas rentrer… D’autant que je n’étais pas chaud pour obéir…
— Je vais lui téléphoner, dit Duboin, je te promets qu’il me croira, et puis on lui enverra un certificat du médecin… Enfin, s’il est sceptique, il n’a qu’à venir se rendre compte. Le « visu », c’est le meilleur des antiseptiques.
Sur ce bon mot (qu’il croit !), il disparaît…
Un instant je flotte dans une torpeur nauséeuse. J’ai l’impression qu’on vient d’installer un haut-fourneau dans mon ventre.
Ça me brûle, mes yeux sont épais, ma langue s’est dilatée comme si on lui avait fait jouer le rôle d’un matelas pneumatique dans une pièce à grand spectacle…
Je me sens bon pour le pardosse en sapin véritable.
Je me dis :
« Mais, tonnerre de Zeus, qu’est-ce qui t’arrive ? D’où vient ce soudain malaise… J’étais bien, il y a moins d’une demi-heure et puis voilà que j’ai l’âme sur le bord des lèvres… C’est pas croyable ! ».
Je continue de bavocher un bout de temps. Enfin la lourde s’ouvre, Duboin réapparaît, flanqué d’un petit vieux qui ressemble à un accordéon rapiécé tant il a de rides.
Mon copain a troqué son pyjama de cérémonie contre une tenue plus débonnaire et moins voyante.
— Voilà l’homme, docteur, dit-il…
Le toubib sort son petit matériel de camping et se met à me triturer la bidoche en faisant une affreuse grimace comme si je le débecquetais sauvagement.
— Je crois bien que c’est un début d’appendicite, fait-il enfin. Je vais vous mettre en observation pendant vingt-quatre heures. Si c’est ce que je crois, il faudra vous transporter dans une clinique de Grenoble.
— Charmant, je ronchonne… Me faire ouvrir le ventre pour le sport, alors que tant de fois je suis passé sur le billard pour des extractions de projectiles !
Il me fait une ordonnance longue comme un menu de restaurant de luxe, puis il se lève pour faire la valoche.
— Docteur, fait Duboin. Monsieur est fonctionnaire, il devait reprendre son service ce soir, pouvez-vous établir un certificat afin de le couvrir ?
— Mais certainement, fait l’accordéon raccommodé.
Il rédige le papier demandé, puis il se taille en disant : « À ce soir ».
Sitôt qu’il est parti, Duboin hausse les épaules.
— Les médecins sont des crêpes, dit-il.
Il sort de sa poche un petit flacon.
— Bois une bonne gorgée de ça ! ordonne-t-il.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Oh tonnerre ! bois, je te dis !
Je me file une grande gorgée de son truc.
Ça a un goût épouvantable pendant trois minutes, j’ai l’impression que je vais déposer mon foie sur la carpette ; puis, comme par enchantement, mes douleurs se calment et je sens que tout devient normal dans mon petit intérieur.
Duboin guette mes réactions en souriant.
Ça va mieux, hein ?
— Tu parles ! Tu ne pouvais pas me faire boire ce truc avant d’alerter le toubib ?
Il a une mine de faux témoin.
— Si tu avais bu ça avant, tu n’aurais pas eu besoin du toubib et tu n’aurais pas eu de certificat ; en ce moment, tu serais dans le train, bien emmerdé…
Je le bigle d’un œil sauvage.
— Dis donc, Toto, ça ne serait pas toi, par hasard, qui m’aurais fait gober ce bocon qui a foutu le chantier dans mon organisme ?
Il va tirer les rideaux de la croisée…
— Sait-on jamais, murmure cette enflure à deux pattes.
— Non, t’es pas dingue, un peu ! Et si j’étais crevé, dis ?
— Impossible, c’est inoffensif, il s’agit d’une drogue que les troufions boivent pour tirer au flanc et se faire porter pâles. Et puis quoi, si tu en étais mort, la perte ne serait pas grande…
Je prends le seul parti raisonnable : celui de me fendre le parapluie. Sacré Duboin ! En tout cas, son stratagème a merveilleusement agi. Et grâce à lui, je bénéficie de quelques jours de battement avant de regagner la maison poulagas.
— Tu as eu mon boss ? je demande…
— Oui, dit-il, il a tout d’abord essayé de savoir si c’était bien vrai, mais je me suis fiché en renaud en lui disant que jamais personne ne m’avait traité de menteur, et que s’il me connaissait, il ne songerait même pas à douter…
« On va tout de même envoyer le certificat…
Puisque le sort en est jeté, je me sens heureux comme un poulet de Bresse qui ne pourrait pas engraisser…
Advienne que pourra…
Je me lève et passe directement de mon lit dans mon pantalon.
— Que vas-tu faire ? s’inquiète Duboin.
— Puisque je suis à proximité, je vais interviewer le fabricant de Pont de Claix…
Il réfléchit.
— Après tout, ça n’est pas une mauvaise idée…
Un mur de briques rouges, interminable ; des cheminées couronnées de capuchons de zinc…
Je franchis un portail. Un mec galonné comme feu Goering et qui ne doit pas avoir d’ordre, car il a perdu un bras, s’avance à une allure supersonique en me demandant ce que je désire…
— Voir le directeur, je fais.
— Vous avez un rendez-vous ?
— Non…
Il a un braiement qui serait décourageant pour n’importe qui.
Il m’explique que le directeur est occupé, très occupé, toujours occupé ; occupé à vie ! Que pour le voir, il faut adresser une demande en trois exemplaires quinze ans à l’avance, et que si on peut avoir un mot de recommandation du président de la République et du ministre des Finances réunis, ça vaut mieux…
Je stoppe son exposé par l’exhibition de ma carte.
Il la regarde.
— Police ! bavoche-t-il, déjà en extase.
Moralement, il me fait le salut militaire avec son bras absent.
Trois minutes plus tard, le directeur me désigne un siège.
Il a une bonne bille, le directeur. Le siège aussi d’ailleurs.
Ils sont aussi rembourrés l’un que l’autre. Tous deux sont rouge sang, avec de gros bourrelets… Ils ne sont peut-être pas frères jumeaux, mais ils ont au moins dû avoir le même père…
— De quoi s’agit-il ? demande cet homme éminent.
Oui, c’est le mot qui convient. Il est éminent. Et il ne se méprise pas, l’éminent se grise, dirait Breffort… Peut-être l’a-t-il dit, dans le fond ?
Je lui pose des questions concernant la fabrication du papier monnaie.
Il m’explique que ce papier est fabriqué dans un local spécial ; que les ouvriers qui y pénètrent sont fouillés à la sortie… Qu’ils n’ont même pas le droit d’aller aux gogues avec les rognures… Dans cette fabrication, on doit tout retrouver, poids pour poids, comme dans les confitures de groseille. Qu’il y a en permanence des contrôleurs… Que ceci, que cela… Que bref, il est impossible ! Impossible, vous m’entendez, monsieur le Commissaire ? d’en distraire une once !
Je ne sais combien vaut une once, mais il parle avec tant de conviction que je finis par croire qu’en effet, aucune fuite ne peut se produire dans cette honorable maison.
Je m’empare du faux billet de cinq raides que j’ai prélevé hier dans la mallette. Je le lui tends en lui demandant de le passer illico à son laboratoire, afin de savoir si le papier qui le compose provient bien de chez lui.
Il lève le talbin comme un grumeur de picrate lève son verre.
— Certainement, fait-il… Il est pratiquement certain que nous ayons fabriqué ce papier… Nous allons en avoir confirmation.
Il le remet à sa secrétaire en lui disant de porter ça au service du labo.
— Pourquoi cette enquête ? me demande-t-il…
— Parce que, monsieur le Directeur, nous avons de bonnes raisons de penser que votre papier ne va pas intégralement à la Banque de France.
Il se lève, plus rouge que jamais…
— Monsieur ! lance-t-il, très Lagardère ira-t-a toi !
— Calmez-vous, je murmure. Votre honorabilité n’est pas le moins du monde en cause, monsieur le Directeur… Seulement, étant donné que de faux billets ont été imprimés sur du papier sorti de chez vous, je dois bien conclure, et vous avec moi, qu’il existe une fuite, non ?…
Il est abruti comme un bœuf qui serait remboursé.
— Oui, oui, oui…
— Bon…
Une minute passe.
— Voyons, fais-je, l’intégralité de votre fabrication est toujours parvenue à bon port ? Comment la transportez-vous ?
— Par camions plombés, dit-il… Avant, nous la transportions nous-mêmes, mais nous avons eu un accident, l’an dernier…
— Un accident ! Quelle sorte d’accident, cher monsieur ?
— Notre camion a percuté un arbre dans le Morvan et a pris feu. Le chauffeur et le convoyeur ont péri ; le véhicule a brûlé. Depuis cette date, nous faisons appel à une maison de Lyon spécialisée.
Je claque mes doigts…
— O.K., tout est au poil, je vois maintenant d’où provient le papier des faux billets…
Je réfléchis. Un fait évident s’impose à mon esprit. Pour que Compère ait été rancardé avec précision sur l’heure de passage du camion à La Grive, il était nécessaire qu’il eût une intelligence dans la place.
La secrétaire du diro revient avec le faux bif.
— Le laboratoire dit que le papier vient de chez nous, monsieur le Directeur…
Elle est blonde, pas belle, pas laide, neutre comme toute la Suède.
Lorsqu’elle est sortie, je fais au directeur :
— Dites-moi, lorsque vous effectuez un envoi de papier, comment les choses se passent-elles ?
Il réfléchit…
— Je convoque mon transporteur par téléphone…
— Vous lui dites l’heure de départ ?…
Non…
— Existe-t-il une heure de départ, en fait ?
— Oui, mais seuls les services de la Banque de France en sont informés, afin de pouvoir établir un cordon de sécurité sur la route. Tous les trente kilomètres, des gardes mobiles contrôlent discrètement le passage du camion… S’il a du retard, ce retard est signalé et une patrouille part immédiatement à sa rencontre.
— Très bien… Ces patrouilles se trouvent où ?
— Avant les centres. Ainsi, par exemple, il y en a trois d’ici Lyon : à Voiron, à Bourgoin, à Bron !
Je tressaille. Je pige maintenant pourquoi l’attentat devait avoir lieu à La Grive ; cette localité se trouve à quatre kilomètres de Bourgoin, par conséquent lorsque le camion l’a traversée, il venait de subir un contrôle… Il devait s’écouler une bonne demi-heure avant le prochain, c’était ça de gagné sur le facteur temps !
— Un chauffeur et un convoyeur ? je murmure…
— Oui…
— Ils étaient armés ?
— Le convoyeur avait une mitraillette…
Voilà pourquoi l’idée du chien dressé… Un chien n’incite pas à la méfiance… Seulement ça a raté, par un hasard miraculeux, le clebs a été scrafé sans que le détonateur ait été touché !
— Revenons à la question qui nous intéresse, monsieur le Directeur : celle de l’heure de départ… Qui est-ce qui la décide ? Vous ou les services de la Banque de France ?
— La Banque de France…
— Et comment vous en avertit-elle ?
— Par pli cacheté…
— Qui a connaissance de ce pli ? Je veux dire, à l’avance ?
— Moi seul…
— Vous êtes certain ?
— Absolument…
— Et que faites-vous de ce pli, vous le détruisez ?
— Grand Dieu non, ma secrétaire le classe dans un dossier spécial que j’enferme dans mon coffre.
Il va à son coffre et l’ouvre. Il me tend un dossier que je repousse doucement, sans l’ouvrir…
— Personne ne peut ouvrir ce coffre ?
— Je suis tranquille sur ce point ! affirme-t-il. C’est un Fichet spécial. Je suis le seul à en connaître la combinaison ; du reste, vous allez dire que je suis gamin…
(Tu parles, Charles, d’un gamin !)
— Vous allez dire que je suis gamin, poursuit mon interlocuteur, mais à chaque instant je modifie la combinaison… Tenez, hier, c’était Germaine… Aujourd’hui, c’est Marcelle…
Je regarde le diro. Il est écarlate. En voilà un qui doit aimer se faire rigoler la zize… Il a la lèvre gobeuse, l’œil humide, rien qu’en prononçant des noms de fillettes.
Je soupire.
— Eh bien ! merci de votre aide, monsieur le Directeur… J’espère que nous éclaircirons bien vite le mystère… Je vous demande de conserver sur ma visite le secret le plus total…
— Comptez sur moi !
— Par total, j’entends total, renchéris-je…
Je le bigle à fond dans les carreaux. Il en profite pour rougir encore. Si je ne me trisse pas, il va éclater.
Je me lève…
— Votre discrétion est d’autant plus essentielle que l’affaire est grave, dis-je. Il y a déjà cinq morts dans cette histoire… Et des millions de perte pour l’État…
Je sors.