Cette découverte me plonge dans un marasme déprimant.
En effet, si Compère retourne à sa réserve, il découvrira ma lampe et aura ainsi la preuve que quelqu’un est allé trafiquer dans son repaire.
Voilà qui peut sonner le branle-bas de combat ; tout faire foirer en effrayant la bande…
Je n’hésite pas longtemps… Il faut retourner à l’entrepôt et récupérer la maudite lampe. Vous parlez d’un pocheté que je fais !
Il ne me reste plus qu’à semer mes cartes de visite derrière moi comme le petit Poucet, lorsque ses vieux n’ayant plus d’auber, avaient décidé d’aller le paumer dans la cambrousse avec ses frangins.
Je saute dans la jeep et hardi petit ! Je grimpe à l’allure d’un météore les rues arides de la Croix Rousse. J’arrive en un temps record devant le rideau de fer du local.
Cet endroit de la ville n’est éclairé que par des lampadaires très espacés… Les croix blanches dominant le cimetière projettent des ombres mystérieuses dans la rue…
Je fais appel à Sésame. Mais il n’a pas gros turf à faire ! Le rideau n’est pas fermé !
Dans ce cas, il vaudrait mieux que je me commande tout de suite un fauteuil à roulettes parce que le gâtisme intégral n’est pas loin ! Oublier une précaution aussi élémentaire ! Je me maudis…
J’entre… Tout est calme. Je gratte une alouf pour voir si par hasard ma lampe ne serait pas ici. Elle n’y est pas. J’actionne la fausse bascule, je m’engage à tâtons dans l’ouverture qu’elle dissimule.
Arrivé au bas de l’échelle de fer, je pose le pied sur quelque chose de mou. Je frotte une seconde allumette et, à sa lueur bondissante, je découvre le corps d’un homme, dans le petit couloir.
Donc, je n’avais pas oublié de refermer le volet à clé ! Quelqu’un est revenu…
Je découvre ma lampe, à côté du corps. Je la chope et examine le pèlerin. Il s’agit de ce brave Compère.
Un mec lui a mis une fève dans la calbombe et l’a fait basculer dans le trou…
Décidément, tout se complique à plaisir. Aussitôt que je découvre un élément nouveau : il y a un coup de gomme à effacer qui suit !
Le cadavre est tout chaud… Le sang échappé du trou qu’il porte sur l’arrière du crâne est tout juste coagulé…
Comment se fait-il que Compère ait été abattu ?
Quelque chose dans la bande ne doit pas tourner rond…
Je remonte en me disant que peut-être les voisins ont entendu quelque chose… Dans ce quartier silencieux, le bruit d’une détonation ne doit pas être perdu pour tout le monde…
Avant de quitter le local, je rabats la trappe.
Mon attention est alors attirée par un mince détail que je n’avais pas repéré la première fois. Partant de la boucle servant à l’ouverture de la dite trappe, se trouve un mince fil électrique noir qui file en direction du mur.
Ce fil passe dans une rainure du sol et il est pratiquement impossible à voir, à moins d’avoir les châsses surmultipliés, comme c’est le cas de votre petit copain.
Ce fil traverse le mur et va quelque part.
Il s’agit de retrouver sa trace ; il n’est pas étranger à la mort de Compère, j’en suis certain. Sans doute, s’agit-il là d’un signal d’alarme qui donné l’alerte lorsqu’on ouvre la trappe secrète.
C’est ainsi que Compère a été averti que son local était violé…
Je sors de l’entrepôt. Je regarde à droite de celui-ci. Il y a une maison basse à un étage. Je sonne à la porte. Un instant s’écoule, puis je perçois un bruit de pas. Un type pas plus haut qu’une botte m’ouvre. On dirait un jockey. Il est maigre, menu, avec des bras plus longs que ses jambes et l’air d’un gars qui vous a vendu une tonne de radis creux il y a deux mois et qui se trouve assis en face de vous dans l’autobus. Il me regarde comme s’il me connaissait et que ça l’emmouscaille puissamment de me voir dans les parages.
Je fronce le sourcil.
— Tiens ! m’exclamé-je ; ce vieux Trois-Sous !
J’ai une seconde de jubilation en le reconnaissant.
Trois-Sous était un petit barbillon minable de Montmartre. Le genre quart de sel ! Il s’était lancé dans le pain de fesse tout à fait fortuitement à l’âge où la plupart des hommes achètent des journaux cochons et regardent les amies de leur mère.
Il avait trafiqué un peu de neige, puis s’était lancé dans la contrebande d’armes, toujours sur un petit pied…
Je lui avais filé une toise, un jour, avant de l’embarquer. Je me rappelle qu’il chialait comme un veau, ce qui, avec sa taille confidentielle, renforçait l’impression que ça n’était qu’un gosse.
Il se tient debout, dans l’encadrement de la porte. Blême, anxieux, avec la pomme d’Adam qui joue au yo-yo.
Il préférerait avoir un huissier en face de lui ou même son percepteur, plutôt que le brillant commissaire San-Antonio.
Je le pousse à l’intérieur de la cambuse. J’entre, d’un coup de talon, je referme la lourde.
Nous sommes dans un étroit vestibule qui pue la soupe aigre. À droite, par la porte ouverte, j’aperçois une pièce indéterminée, qui doit servir de cuisine, de chambre à coucher, de salon, de salle à manger et de baisodrome. On y renifle un remugle âcre de pipe froide, de pantoufle, de vinasse, de crasse chaude.
— C’est ton domaine ? je demande…
Il retrouve une partie de ses esprits…
— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? demande-t-il en se forçant à sourire.
Mais son sourire est aussi douloureux que celui d’un gars à qui on ouvre un panaris.
— Devine ? fais-je…
Ces mecs-là, ils ont tellement de trucs pas catholiques à leur actif qu’une petite question comme celle-là provoque un vrai remue-ménage dans leur placard aux archives.
— Mais je… Je ne sais pas, balbutie-t-il…
Et il devient ardent comme une braise.
— Moi, je suis net, monsieur le commissaire, dit-il… J’ai rien sur la conscience, parole !
— Un vrai petit Saint Jean, je ricane.
Je m’assied dans un fauteuil d’osier qui gémit sous mon poids.
— Alors, comme ça, Trois-Sous, t’es Lyonnais à cette heure ?
Avant qu’il ait le temps de répondre, j’enchaîne :
— C’est pourtant une ville peu folichonne, Lyon, tu ne trouves pas ? Surtout que t’habites un coin plutôt sinistre avec ce cimetière, là, en face… Dis, l’air de la Butte ne te manque pas ?…
Il sourit en attendant que son petit cerveau lui fournisse des pensées judicieuses. Mais il attend en vain. Rien ne vient.
Sa matière grise se croise les cellules.
— Qu’est-ce que tu fous ici, Trois-Sous ?
— Je… Je travaille, dit-il.
— Bravo ! Dans quelle branche ?
— Je suis voyageur de commerce…
— Et tu représentes quoi, dis, Trésor ? Des images pieuses ou des Thomson à canon spécial ?
— Vous faites erreur, je suis au propre…
— Quel est le nom de ton patron ?
— C’est-à-dire…
— Il ne s’appellerait pas Compère, des fois ?
Sa pomme d’Adam s’immobilise… Puis elle descend lentement comme s’il l’avalait.
— Qu’est-ce que… Mais non… Je…
Pour couper court à ses protestations, je lui mets un taquet sur la tempe qui le couche comme une botte de luzerne fauchée.
— Oh ! monsieur le commissaire… murmure-t-il en se remettant debout.
Il se frotte le côté de la tronche et des larmes embuent ses yeux.
— Toujours le même caïd, je remarque… Tu chiales dès que tu te prends les doigts dans un piège à souris, hein, bonhomme ?
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Je vais te le dire, mon ange. Tu as fait ce que faisait un roi de France, je crois qu’il s’appelait Philippe le Bel : tu as fait de la fausse mornifle !
Oh ! le mec ! Si vous le voyiez en Agfa-color, ce qu’il est chouette dans les tons vert pomme !
Ses lèvres deviennent blanches, ses joues se creusent. Il se racornit comme un steak de restaurant populaire.
— M… M… M… Moi ! s’exclame-t-il…
— Oh ! pas toi tout seul, tu en serais incapable… Mais tu trempes dans le coup.
Je sors un billet de cent points de ma fouille et je lis le texte imprimé dans la petite case rouge du bas :
« Le contrefacteur sera puni des travaux forcés à perpétuité ».
— Tu entends ça, petit homme ?
J’insiste :
— C’est pas des charres ! C’est comme le Port-salut, c’est écrit dessus ! Perpette, ça ne te dit rien ?
Il paraît s’être ressaisi.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, fait-il, buté.
J’hésite à lui balanstiquer un nouveau parpaing, plus appuyé que le précédent. Mais, à la réflexion, j’y renonce. À quoi me servirait de faire chialer cette femmelette, je vous le demande ? Ses larmes de crocodile me font hausser les épaules et m’agacent. Rien d’horripilant comme des larmes d’homme ; des larmes de lâche ! le viens de lui porter un sérieux coup moral avec l’histoire des faux talbins, je vais maintenant essayer autre chose.
— Les travaux à perpette, Trois-Sous, c’est pas folichon, mais il y a quelque chose de plus mauvais encore pour la santé : c’est la Veuve, tu ne crois pas ?…
— Je suis tranquille, vous savez bien, monsieur le commissaire, que jamais je me foutrai dans une sale affaire ?
Entre nous et la place Maubert, je le sais. Je vous l’ai déjà bonni. Trois-Sous, c’est un gagne-petit du crime. Dans la vie, il y a ceux qui fabriquent des voitures chez Renault et puis il y a ceux qui se prélassent dedans.
Mais je feins le scepticisme.
— Je ne sais rien du tout, mon gamin, ou plutôt si : je sais que Compère est mort dans l’entrepôt d’à-côté… Il a une balle dans la pensarde…
Trois-Sous fait un saut de carpe.
— Mort ! s’écrie-t-il…
Ça prouve deux choses, ce cri du cœur : primo qu’il n’a pas plus de réflexe qu’une tablette de chewing-gum, deuxio qu’il n’était pas au courant de la mort de Compère…
Il redit, hébété :
— Mort…
— Aussi mort qu’un truand auquel le successeur de Deibler vient de faire une coupe, Trois-Sous… Et il est mort à cause de toi.
« Lorsque je suis allé faire un tour dans le local, au début de l’après-midi, j’ai déclenché le signal d’alerte. Ce signal correspond avec ta cambuse, mon chéri. Courageusement tu as mis les adjas parce que, lorsqu’il y a du pet quelque part, tu commences à filer…
« Tu as prévenu Compère… ou quelqu’un d’autre… Plutôt quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un est venu, a constaté qu’on avait violé le secret de la trappe et a convoqué Compère, histoire de savoir si ça n’était pas sa pomme qui avait jeté le piment dans la boîte. Compère est venu. Il y a eu une explication orageuse… Et je crois deviner pourquoi : c’est au sujet de sa bagnole dont il a signalé le vol… Il avait fait ça pour se donner une couverture en cas de pépin. Les autres ignoraient, ils l’ont appris dans le courant de l’après-midi, et ils ont réglé son affaire à Compère…
Je me tais, j’éponge mon front où perle une superbe sueur prolétarienne.
J’ai jacté pour moi, pour ordonner mes pensées, non pour Trois-Sous qui est le dernier tocasson de la création.
Mais il a profité de la conférence puisque je parlais à voix haute, et il a les flubes ! Oh ! là là ! Si vous voyiez le monsieur ! On dirait qu’on lui a collé un vibrator dans le rectum !
Je le regarde d’un œil mauvais.
— Voilà, mon géant déshydraté, comment tu vas te taper des années et des années de mi tard ! Même en te tenant pénard, tu moisiras sur la paille humide, comme dit l’autre, jusqu’à ce que tu sois aussi ramolli qu’un kilo de beurre qui traverserait le Sahara à pied !
Il tombe assis sur une chaise. Maintenant c’est la vraie loque, le paumé, le clystère humain !
Je renforce mon tableau pessimiste.
— On te soignera, Trois-Sous ! Fais confiance, je leur glisserai le mot d’ordre, aux ganaches de ta taule ! Un coq en plâtre, mon bijou ! C’est juré…
— Écoutez, monsieur le commissaire, j’y suis pour rien… Moi, tout mon job, c’était des courses…
— Quel genre de courses ?…
J’ai eu tort de l’interrompre avec cette question, ça le fait réfléchir. Il devient muet comme une carpe de pierre.
— Des courses, répète-t-il, vague et lointain…
Alors je n’y tiens plus. Je réunis dans ma main droite les deux revers de sa veste. Je le soulève de dessus sa chaise et je le propulse à travers le buffet de cuisine. Il emplâtre net le montant supérieur dont la vitre se met à faire des petits comme un appareil à sous lorsque les trois cloches sont sorties ensemble. Des cloches, il doit en entendre, moi je vous le dis : un vrai matin de Pâques ! Car, figurez-vous, toute la vaisselle se met à lui dégringoler sur la calbombe. Il n’a pas la force de sortir de dessous ou même de parer l’avalanche. Et ça fait « bing-boum » sur son petit crâne aux oreilles en anse d’arrosoir.
Il est groggy, il saigne, il renifle, il pleure, il geint… Je vais à l’évier. Je remplis une bassine de flotte et je la lui projette dans le portrait.
Il s’ébroue.
— Merde, mets-toi sur la pointe des pieds et tâche d’être un homme, je rouscaille. Des lavements comme toi, ça déshonore la race masculine, Trois-Sous. Qu’est-ce qu’il t’a collé dans le calcif, le bon Dieu, hein ? à la place du zigouigoui ?
Il se traîne sur une chaise…
— Reprends ton souffle et mets-toi à table, je fais. Si tu es bien sage et bien bavard, peut-être que je ne me souviendrai plus que tu existes… Sinon, c’est toi qui auras la preuve de mon existence. Allons, parle…
Il fait une drôle de bille, Trois-Sous. La bille d’un gars qui a peur, une peur épouvantable, violente, terrible… Pas la peur de ce que je lui dis ; il ne paraît même pas entendre mes menaces, non, il a les grelots pour autre chose. Il redoute un danger terrible, imminent. On dirait qu’il vient de penser à quelque chose, ou plutôt de comprendre quelque chose qui modifie la face de son destin.
Je le secoue un peu.
— Parle ou je cogne… T’as peur des coups, hein, gamin ? T’es la petite nature style horrible, une pichenette et tu te liquéfies…
Il me saisit par un bouton de ma veste et approche sa bouche de mon oreille.
— Emmenez-moi, chuchote-t-il… Partons d’ici !