Je ne quitte pas tout de suite le bureau de poste. C’est un endroit où j’aimerais faire ma vie, comme dit mon cousin Jules, celui qui est un peu timbré !
Je m’abîme dans le Bottin. Je finis par trouver ce que je cherche, à savoir que M. Compère possède un entrepôt non loin de son domicile, sur le plateau de la Croix Rousse, qui est une espèce de Montmartre lyonnais, avec la différence notable toutefois, que, contrairement à Montmartre, ledit plateau est silencieux comme un congrès de muets. On n’y entend que le bistanclac des métiers à tisser et le bruit des verres entrechoqués, car c’est un endroit où l’on boit sec !
Il est un peu plus de midi lorsque je m’annonce devant l’entrepôt. Il se situe juste en face d’un cimetière dans la rue la plus pépère qu’on puisse imaginer.
Contrairement à ce que je supposais, cet entrepôt n’est pas grand. C’est un petit hangar, coincé entre deux maisons et fermant au moyen d’un rideau de fer, semblable à ceux qui protègent la devanture des magasins.
Je m’arrête devant, perplexe… Je donnerais votre bras droit pour aller renifler un peu l’intérieur de cet estanco.
Chez moi, faut reconnaître, les souhaits de ce genre ne tardent pas à passer à l’état de réalité.
Mon petit Sésame dans la serrure du rideau. Et hop ! Je n’ai plus qu’à relever celui-ci suffisamment pour livrer passage à mon vieil ami San-Antonio.
Je rabaisse le volet de fer. Je cramponne ma lampe électrique et je commence l’inspection des lieux.
L’entrepôt fait environ dix mètres sur dix. Il y a quelques ballots rangés dans le fond. Je vais vérifier leur contenu, c’est de la soie.
Je fais la moue. Y a pas lerche de trucs intéressants, m’est avis que je fais de l’effraction en pure perte.
Le coin est poussiéreux… J’en fais le tour, ma lampe fureteuse. Et soudain, je m’arrête en sentant que ça sonne le creux sous mes pattes. Je bigle, il y a une plaque de fer juste sous moi. Je constate qu’il s’agit tout culment du plateau d’une bascule servant à peser les ballots.
Je vais pour me tirer, mais je reviens. Cette bascule a quelque chose d’insolite. Je vais libérer le bras de pesée, il reste fixe… Voilà qui est curieux. Qu’est-ce qui m’a paru louche ? Je gamberge un instant, et je trouve. Chez les autres bascules, le plateau oscille, tandis que là il est fixe. Le bras immobile me confirme dans l’impression qu’il s’agit d’une bascule au bidon. Je me penche sur le bras, j’actionne le poids, rien ! Alors j’avise sur le plateau une boucle. Je tire dessus et le plateau se soulève comme une simple trappe. Du reste c’en est une et la bascule n’est là qu’en trompe l’œil ! Pas con du tout comme combine ! Je vous le dis…
Une échelle de fer se propose à moi, dans l’ouverture. Elle plonge dans le noir. Courageusement je me colle la manette de ma lampe de poche dans le groin et je me mets en position de descente.
Au fur et à mesure je compte les échelons… Il y en a quinze.
Enfin mes pieds atterrissent sur une surface plane. Terminus.
Je reprends ma lampe. Me voici dans une espèce de couloir étroit. Bien entendu je le suis. Il mesure quatre mètres environ et se termine devant une porte de bois. La porte est défendue par le plus monumental cadenas que j’aie jamais vu, mais il en faudrait un bien plus gros encore pour me barrer le passage. En moins de temps qu’il n’en faut à votre percepteur pour vous envoyer un commandement, la lourde s’ouvre.
San-Antonio, vous n’avez plus le droit de l’ignorer, c’est le type qui n’a pas froid aux yeux, ni ailleurs !
Des trucs fantastiques, horrifiants, pétrifiants, antidérapants, j’en ai tellement vu que maintenant, lorsque j’ouvre une porte, je m’attends toujours à découvrir derrière, empilés par paquets de quatre, des cadavres défigurés… Étant donné les circonstances, je m’attends au pire.
Et le pire, mes mecs, on ne sait jamais où il s’arrête.
Eh bien ! ce que j’aperçois, en entrant dans cette cave, me fout une secousse. Ça n’est ni un cadavre, ni un amoncellement de débris humains, ni une femme enchaînée, ni un squelette… Moi, forcément, c’est à ça que je m’attendais. Mon choc vient de la surprise. Pour une surprise, c’en est une ! Une surprise à l’envers ! Toutes ces issues secrètes pour cacher seulement… un rouleau de papier !
Un gros rouleau de papier blanc, de papier mince…
Je le déroule un brin… C’est du papelard vierge… Il y en a là une cinquantaine de kilos…
Comprenne qui peut…
J’en prélève un morceau, comme on fait d’un coupon, chez le tailleur, afin de l’examiner tout à loisir. Après quoi je les mets.
Ce Compère est un drôle de zig… Si je m’écoutais, j’irais lui dire deux mots à ma façon, histoire de me faire éclairer ma lanterne.
Seulement ça démolirait ses petits vases de Sèvres, car lorsque j’ai une explication avec un mec, on est obligé d’envoyer la voirie par-derrière pour déblayer les gravas !
Mon petit doigt me dit qu’il ne faut rien brusquer. Il y a des enquêtes dans lesquelles il faut bondir les poings serrés, le soufflant à la main, d’autres, au contraire, dans lesquelles on avance, avec précaution, comme dans la jungle Vietnamienne.
Oui, prudence !
Je boucle soigneusement la trappe, puis le rideau du garage.
Tout ce cirque pour un rouleau de faf !
Mieux que l’heure, ce qui rythme l’existence d’un gaillard comme moi, ce sont les repas.
Un terrible besoin de morfiler me triture le gésier.
Je me dis qu’étant à Lyon, patelin de la gastronomie, je peux m’expédier un petit gueuleton confortable. Je ne dois tout de même pas oublier que je suis en vacances !
J’ai suffisamment vadrouillé entre Rhône et Saône pour connaître les bons coins. Duboin, justement, m’a fait connaître les endroits où l’on rencontre le poulet chasseur dans les meilleures conditions.
En m’attablant, je songe à Duboin. Il doit me prendre pour le plus beau tas de fumier que la terre ait porté. Voilà une paye que j’ai embarqué sa tire sans lui donner signe de vie.
Le moins que je puisse faire, c’est de lui tuber mes regrets.
Tandis qu’on met ma poularde en route, je lui téléphone.
Comme prévu, il est dans une rogne noire.
— Ah ! c’est toi, flic d’opérette ! beugle-t-il… Marchand de pétard ! Fesse de poulet ! Figure de rat ! Condé marron !
Il stoppe pour reprendre son souffle. Vite, j’en profite pour shooter.
— Fais gaffe à ton asthme, bouffi ! Deux mots de plus et c’était la syncope ! C’est pour ton horrible brouette que tu fais ce ramdam ! Qu’est-ce que les demoiselles des postes doivent penser en entendant tes invectives !
Il a repris sa respiration. Il en profite pour me dire que les demoiselles des postes il les a au cul. Je lui réponds que de mon côté c’est plutôt le contraire. qui se produit. Et pour cause ! Ça le fait marrer…
— Où en es-tu ? demande-t-il brusquement.
— Ça serait long à t’expliquer…
Il renaude sauvagement. Il m’explique qu’il avait cru dégringoler le type le plus salaud du monde pendant la guerre, en abattant un colonel de la Gestapo qui arrachait les yeux de ses détenus avec une cuillère à café ; mais qu’il s’apercevait maintenant qu’il se berçait d’une douce illusion, vu que le roi des salauds était à l’autre bout du fil.
Cela dit, il reprend un nouveau bol d’air.
— Fais pas le journaleux, Dub, je rouscaille. Je te dis que je n’ai pas le temps, maintenant !
— Et ma tire, dis, tordu ? J’ai peut-être le temps d’attendre des jours entiers comme je fais ? Si c’est la communication qui t’épouvante, appelle en P.C.V. ! Monsieur devient radinus, à cette heure ?
Je comprends que je m’en ferai un ennemi mortel si je n’y vais pas de mon petit résumé.
Il écoute tout sans l’ouvrir, au point que j’ai l’impression d’être seul en ligne.
— Tu es là ? je m’inquiète lorsque j’ai déballé le pactage.
— Et un peu là, affirme-t-il. Dis, ça se corse chef-lieu Ajaccio, ton affaire ! Merde, ça me fait regretter la belle époque où je buvais de l’infusion de queues de cerises pour mieux pisser de la copie !
« Alors, enchaîne-t-il, ce Compère tremperait dans la soupe ?
« Et il cache du papelard comme si c’était de l’or, tu trouves pas ça marrant, toi ?
— Un peu, mon neveu !
— Quels sont tes projets ? demande-t-il encore…
— Bouffer un poulet, dis-je. Le garçon me fait des signes désespérés pour me dire que c’est prêt…
— Je voudrais que tu en crèves !
— Merci ! à part ça, t’as pas d’autres vœux à formuler ?…
Il réfléchit…
— San-Antonio, se décide-t-il, tu n’es qu’un manche, ta matière grise t’est aussi utile qu’un dictionnaire à un mille-pattes !
« Qu’est-ce que t’as dans les châsses, dis, trésor, pour ne pas savoir utiliser les indices en ta possession ? Tiens, tu m’écœures, rappelle-moi ce soir, je vais t’avoir du nouveau.
Et il raccroche.
Je me gratte l’oreille et, pensif, je vais tenir compagnie à mon poulet.
Qu’est-ce qu’il a voulu dire, Duboin, par ses invectives finales ?
Y aurait-il un détail que j’aurais pas interprété ?
J’ai beau faire une petite revue de détail, je n’y entrave que pouic ! Après tout, j’aurais bien tort de me casser le couvercle.
D’un haussement d’épaule, je balaie mes inquiétudes et je me lance sur la tortore.
Le garçon me présente l’addition. Je mets la pogne à la feuille et je tire une pincée de biffetons. J’extrais de quoi cigler mon orgie. Comme je vais pour ranger le restant de mes talbins, j’ouvre la bouche comme si on allait m’installer le chauffage central dans le gosier. Ma surprise est trapue, parole !
Figurez-vous qu’au milieu de mon fricotin, se trouve le morceau de papier que j’ai prélevé sur le rouleau, dans la cave à Compère.
Je constate alors que ce papelard est le même que celui des billets ! Oui, mes vaches, vous entendez bien ? Le même ! Je comprends pourquoi Compère le planque aussi soigneusement : c’est du papelard à biffetons !
Je le bigle par transparence, il est filigrané… Du vrai ! Du vrai de vrai, mes aïeux !
Je reste songeur…
— Voici votre monnaie, Monsieur, fait le garçon.
— Gardez tout ! je lui dis avec un geste noble.
Il fait la grimace. C’est seulement une fois dehors que je réalise pourquoi : il ne restait que dix-huit centimes dans l’assiette !
À la routière, je suis reçu par un jeune blanc bec d’inspecteur, qui me laisse entendre que les collègues de Paris ne l’impressionnent pas.
Il est grand et blême, avec des yeux vaches. Ces yeux qu’ont les représentants de la loi, depuis le garde-champêtre de votre village jusqu’aux plus hautes autorités policières.
— En quoi le vol d’une voiture dans notre secteur peut-il vous intéresser ? dit-il.
J’en reviens pas. Jamais un blanc bec ne m’a parlé sur ce ton et avec cette suffisance.
Je sais bien qu’il ne connaît pas mon nom, mais tout de même.
— Quel rapport pourrait-il exister, entre ma main droite et ta joue gauche, hé, morveux ! je murmure…
— De quoi ! tonitrue-t-il… Vous vous croyez où, ici ?
— En face d’un malotru !
Il me porte un swing ma foi pas trop mal expédié, mais que je ne reçois pas parce que j’ai le don de l’esquive parmi tant d’autres !
Moi, je plonge, je le cramponne par les cannes et je l’envoie valdinguer par-dessus son bureau. Il tombe pile sur un classeur qui se trouve mal et se transforme en fagot de petit bois.
Il est à peu près K.O., le petit gland. Un filet de sang coule sur son front et, assis au milieu d’une débauche de cartons verts, il n’a pas fière allure.
La porte s’ouvre, un type athlétique apparaît.
— Que se passe-t-il ? demande-t-il.
Je le reconnais immédiatement : c’est Riche, un collègue que j’ai connu autrefois.
— San-Antonio ! s’écrie-t-il…
Il ajoute :
— Quand il y a du chambard quelque part, on doit bien penser que tu n’es pas loin…
L’autre tronche qui se relève ouvre les gobilles.
— C’est San-Antonio ! s’exclame-t-il…
Il vient à moi :
— Faites excuse, commissaire, fallait le dire… Je…
— D’accord, lui fis-je, magnanime, on n’en parle plus. Seulement, bonhomme, je m’en vais te donner un bon conseil : ne joue pas au crâneur ; y a rien de plus crétin qu’un gars qui se prend pour le caïd du coin.
Je lui claque le dos.
Riche hausse les épaules.
— Toujours le même, murmure-t-il.
Je ne peux pas définir si cela contient une approbation ou un reproche.
— Toi aussi, poulet, je susurre en le contemplant… Toujours cette bouille de bouffeur de nouilles qui se cache pour boire du beaujolais ; toujours ces yeux pleins de gâtisme et d’extase… Toujours ces gestes qui flottent dans des fringues trop grandes…
Il se renfrogne.
— Bon, ces politesses essentielles étant dites, si on jactait un peu turbin, petit frère ?
— Qu’est-ce qui t’amène ?
— Le boulot… Je m’intéresse à une voiture volée… J’aimerais avoir des tuyaux…
Je lui dis le numéro de la tire. Il va à des registres, potasse ardemment, tandis que l’inspecteur que j’ai débrouillé me couve d’un œil moite.
Probable qu’il va aller chanter partout qu’il s’est cogné avec San-Antonio… Je lui ai fourni des titres de noblesse, à ce chou-rave !
— Voilà ! dit Riche, je trouve… La voiture en question appartient à un certain Compère.
— Je sais… On ne l’a pas repérée depuis sa disparition ?
— Non !
— Qu’est-ce que vous branlez dans le service, vous lisez Le Chasseur Français ?…
Il hausse les épaules…
— Tu connais le job mieux que moi, dit-il. Tu penses bien que le numéro minéralogique a été modifié depuis. Tu sais aussi qu’à moins d’un hasard, on ne la retrouvera pas, cette DS !
— Écoute, ma tranche, j’éclate, y a une chose que je sais, c’est qu’entre toi et un pot de fleurs, il n’y a pas un atome de différence.
— Dis donc, je te serais reconnaissant d’être poli, grimace Riche.
Ça ne le botte pas d’être charrié en présence d’un jeunet.
— Moule-moi, Riche, avec ton standing !Je vais t’en apprendre une que tu pourras raconter à tes potes ; elle les fera davantage rigoler que la dernière de Marius et Olive…
— Vraiment ?
— Ouais ! La guindé en question n’a pas changé son numéro, tu entends, enflure ? Elle roule toujours comme 446 CF 69, ça te plaît ?
Il est un peu éberlué…
— Tu… tu…
— On dirait que tu joues au petit train départemental, avec ton tutu, camarade ! Alors comme ça, vous prenez note des disparitions de véhicules et vous attendez que les voleurs viennent percuter dans la vitrine du marchand de vaisselle d’à côté, pour vous inquiéter de la provenance de la guimbarde ! Bravo…
Il est salement mauvais…
Je ne le laisse pas aller jusqu’à l’apoplexie…
Je lui passe la paluche sur l’épaule en signe d’armistice.
— Écoute-moi, Riche. Je suis sur un coup important. Il y a déjà trois allongés dans le circuit et un drôle de pastaga en préparation. Tu vas déclencher le grand système, t’as compris ?
Il faut que toutes les bourdilles en circulation cherchent la 446 CF 69, vu ? Dès qu’ils l’apercevront, ordre de la prendre en filature et de me prévenir. Je descendrai à l’hôtel des Beaux-Arts, et on pourra m’y joindre… Surtout de la discrétion, pas de pet, du doigté, j’ai idée que ça vaudra le coup !
— T’occupe pas, promet-il, on va s’y coller dare-dare ! Je vais lancer un appel à tous les zigs en patrouille. Ça te va ?
— Lorsqu’on m’aura déniché cet oiseau, ça ira encore mieux…
Je fais un petit salut désinvolte et je gagne la sortie…
Ce qu’il y a de plus bath, à Lyon, voyez-vous, tas de bœufs ! Ce sont les quais… Ils sont larges, infinis !
Je m’accoude au parapet et je regarde couler les eaux tumultueuses du Rhône. Ce sont des eaux vertes et grises, tourmentées de remous, et frangées d’écume d’argent.
Sans rire, qu’est-ce que vous dites de cette description ?
Vous la trouveriez dans un bouquin de Mauriac, vous finiriez par admettre que le bonhomme a du talent !
En regardant filer la flotte, je pense à Compère… Et je me dis qu’il est la statue vivante du paradoxe.
Voilà un gars qui, de toute évidence, trempe dans cette affaire ténébreuse comme le lard trempe dans la soupe aux choux. Et pourtant, il signale la disparition de sa voiture, au risque de faire piquer ses complices, si les condés étaient un brin plus dégourdoches…
Ça, c’est le gros point d’interrogation, celui qu’on éclaire au néon…
Enfin, attendons… M’est avis que ça ne va pas tarder à remuer dans le secteur…