CHAPITRE XII

Tout comme un bon meurtrier, un bon policier retourne toujours sur les lieux du crime.

C’est ce que je dis, au volant de ma guinde, en m’effrayant un passage à travers le flot circulatoire pour rallier Conflans-Sainte-Honorine (priez pour moi !).

Chemin roulant, il me semble que je suis suivi par une Porsche (épine) ancien modèle. Pourtant, j’ai beau user des petits subterfuges habituels : brusques accélérations, changement de voie en catastrophe, stops impromptus, je ne parviens pas à cadrer mon poursuivant, si poursuivant il y a. Simplement, par instants, lorsque je roule normalement, mon rétroviseur d’aile avant gauche me permet d’apercevoir, très brièvement, cette foutue voiture noire pareille à un gros scarabée. Alors je recommence mes ruses de poulet, mais j’en suis pour mes fraises.

Me voici devant la maison du bon docteur Fépaloff, l’inventeur de la chaude-pisse à tempérament. Tout est très peinard. Je gare à quelques encablures de la maison des crimes et m’avance pedibus vers icelle. Ne puis m’empêcher de lever les yeux sur le pavillon du professeur de haine, l’aimable et vigilant Alex Libris, mais le bonhomme doit être en cours ou en courses car ses fenêtres sont désertes.

Je me présente à la porte du toubib, champion des voies urinaires sur berges, et, en bonnet difforme, comme dit Béru, flanque un coup de sonnette hypocrite.

Les médors féroces se déchaînent vilainement derrière la lourde. Peut-être que les kidnappeurs du toubib leur ont lavé les châsses à la camomille ou mis du collyre dans les lampions, toujours est-il qu’ils paraissent avoir pleinement recouvré leur énergie molossale.

Pauvres chers animaux ! Je ressors de mes fouilles mon petit vaporisateur miracle pour leur remettre la giclette de l’amitié dans les vasistas. Ce faisant, je vais redéclencher la vindicte des lecteurs dont le cœur marche à quatre pattes, mais tu connais mon héroïsme d’auteur ? Je l’ai en trop grand respect ce foutre lecteur, pour tenir compte de ses émotions quand je commets. S’il me fallait penser à tout le monde et à sa femme, éviter les mots crus, les images qui choquent, les scènes scabreuses, les descriptions trop poussées, la chose ne siérait pas, je déchoirais et clorais ma boutique (trois verbes défectifs dans la même phrase, y a que moi et le président Mitterrand qu’on y parvient).

Mais que se passe-t-il ? demandait la marquise de la Chagatte en retirant sa main ruisselante de la culotte du colonel. Magine-toi, mon cher ami, qu’une voix forte retentit, de l’autre côté de la porte afin de calmer les toutous. Ils obéissent et cessent de jouer à la chasse à courre, tu sais, quand ce pauvre cerf est forcé bassement par la meute et qu’il drope dans les halliers (qui furent son Edern) avec des connards vêtus de rouge au fion, lesquels sonnent de la trompe au point de ressembler à une armée de culs.

L’huis s’écarte. Un homme blond, au visage couperosé, qui serait moins chauve s’il avait un peu plus de cheveux, se tient en face de moi. Il a la paupière bombée et il est sobrement vêtu d’un futal de velours côteleux et d’un pull immense qui lui pendouille de partout comme le pantalon d’un éléphant en train de déféquer.

Il me braque un regard neutre sur la physionomie.

— Vous désirez ?

Et bibi, pris de court :

— Beuh… voir le docteur Fépaloff (ou Fépalov, écrit avec deux « f » le calembour est plus évident).

— C’est moi, me répond l’autre, mais mon cabinet est fermé aujourd’hui.

Je le sais bien que c’est lui, tu parles ! La description que m’en avait faite Libris ne peut me laisser aucun doute.

Donc, mes conclusions étaient fausses : ses ravisseurs ne l’ont pas tué après l’avoir ramené à son domicile !

Je surmonte de mon mieux l’état de surprise dans lequel je macère depuis quarante-huit plombes ; qu’à force de trop de coups de théâtre je finis par ne plus trop savoir où j’essuie.

— Je suis le commissaire San-Antonio, docteur, et j’aimerais m’entretenir avec vous.

Il n’hésite pas :

— Entrez !

Où donc sont les ecchymoses gervaises dont m’avait parlé le voisin d’en face ? Il paraît en pleine bourre, le doc. Illico dare-dare presto, une pensée m’assaille : qu’a-t-il fabriqué des cadavres ? Car, trois morts dans une maison, ça fait négligé. S’il avait alerté la volaille, ça grouillerait de flics et de journalistes dans cet étrange Landerneau. Je mords d’ici les titres : « Massacre à Conflans-Sainte-Honorine ! » « L’hécatombe de Conflans ! » « Conflans-sur-meurtres ! » et des encore plus juteux.

Il me précède au salon.

Bon, je préfère te prévenir, pour des fois que tu aurais les durites fissurées ou le guignolet sur cale ; toutes mes stupeurs précédentes, celles qui ont démarré dès la page 001 de ce bouc, sont nulles et non avenues, amusettes de banquet, comparées à celle qui m’attend.

Dans le salon, il y a deux personnes qui sont occupées à sabler le thé de part et d’autre d’un samovar : Rina, la belle maîtresse du toubib (et la mienne d’un soir, mais inutile de le répéter) et le petit vilain au gros parabellum de la salle de bains.

Ils sont d’une vivanterie absolue. Ils bougent, causent, pensent et donc sont à ne plus en pouvoir.

Rina porte une jolie robe dans les tons praline. Le gus est loqué comme au cours de la nuit. L’une et l’autre me défriment avec cette indifférence polie des gens qu’on vient importuner à leur domicile pour leur proposer de souscrire une assurance vacances ou les œuvres aux pommes de Chateaubriand sur grand papier.

Ma sidération ne leur amène même pas un sourire. Tous trois sont là, dans des attitudes aimables, interrompus, sens-je bien, en pleine converse.

— Eh bien ! les Lazare’s brother and sister ! m’exclamé-je, votre meurtrier à l’aiguille n’était donc qu’un acupuncteur ?

Ma boutade ne pimente pas nos relations. Ils restent de marbre.

Et c’est bibi qui finit par se sentir gauche, empoté, crétin jusqu’au bout des ongles. Je continue de les fixer, eux d’avoir hâte que je me retire. Situasse compromise, indeed.

C’est le docteur Fépaloff qui, le premier, se décide.

— Vous vouliez me parler, disiez-vous, monsieur le commissaire ?

— Et le Jap’ ? interrogé-je. Avec la praline qu’il s’est morflée, vous ne me ferez pas croire qu’il est allé tailler les rosiers ?

— De quoi parlez-vous, commissaire ? demande le ci-devant kidnappé avec un ton tellement innocent que tu lui signerais un non-lieu les yeux fermés.

— Cette nuit, il s’est produit dans cette maison, et tout particulièrement dans cette pièce, des événements que le moindre journaliste qualifierait de dramatiques, docteur. Je suis persuadé que votre tapis doit encore en porter les traces. Comme l’a écrit Shakespeare : « Le sang est plus épais que l’eau. » Il a eu beau écrire ça en anglais, cela reste une vérité première. Ce n’est pas à un médecin que je vais expliquer combien sont tenaces les traces de sang et comme il est aisé pour un laboratoire de les repérer quand on croit les avoir fait disparaître.

Tout en proférant, je me jette à genoux, kif le colonel Kadhafi quand il entre dans sa mosquée de prédilection, manière d’inspecter le chiraz à l’endroit où gisait le cadavre du gros Japonouille. Je ne décèle rien, rigoureusement rien. En étudiant la chose de plus près, je finis par me convaincre qu’on a troqué le tapis contre un autre. Le précédent était plus sombre, avec des motifs plus simples. Je fais le tour de celui que j’estime être le second, et à de très légères différences de teintes de la moquette qui le supporte, je m’assure que le premier était de dimensions légèrement inférieures.

Je me redresse.

— Bon, alors où en sommes-nous, madame et messieurs ? On parle franchement ou on joue Le Mystère de la chambre jaune ?

Ils demeurent muets.

— Permettez-moi de trouver votre parti pris plutôt négatif. Il y a eu des témoins des événements de la nuit. En outre, je suis un magistrat assermenté et mon témoignage a quelque poids.

Rina soupire :

— Yuri, est-il indispensable que nous écoutions ce monsieur ?

Je m’approche de la fenêtre à travers laquelle Pinaud a défouraillé. Le carreau a été remplacé. Mais pas tout seul : on a changé les autres également afin que tous fussent scellés avec du mastic frais. Il y a dans ce rétablissement du quotidien une volonté rigoureuse de réfuter les événements, qui confine au sublime. Enfin, saperlipopette, comme disent les charretiers, ces gens n’espèrent pas me faire gober de pareilles couleuvres ! Ils ne vont pas nier une évidence aussi énorme, alors que deux flics français de grande réputation (merci, il me reste encore une boîte d’autosuperlatifs dans mon armoire à pharmacie) ont vécu cette nuit d’horreur avec eux ! Je vais me foutre en pétard, moi, si ça continue. Malgré la rogne qui monte qui monte, pareille à l’abbé bête, j’adresse un solennel regret à la mémoire du gros Japonais aux aiguilles, foudroyé par Pinuche.

Ce mec, il ne perçait pas le cœur, mais enfonçait ses aiguilles en un point nerveux précis provoquant chez le sujet un état cataleptique. Apparemment, Rina et son pote ne paraissent pas souffrir de séquelles.

— Puis-je vous entretenir en particulier, docteur ?

— Je n’ai rien à cacher à mes amis ici présents, objecte sèchement Fépaloff.

— Moi, si ! réponds-je-t-il du traque au trac.

Il soupire.

— Venez à mon cabinet.

Nous pénétrons dans son domaine professionnel. Il me désigne un fauteuil, celui où s’asseyent les patients venus lui narrer que ça leur brûle quand ils lancequinent, ou encore qu’ils ont des coliques frénétiques dues à l’ensablement de leur mont Saint-Michel licebroqueur.

— Docteur Fépaloff, attaqué-je, vous jouez un drôle de jeu. Niez-vous avoir été enlevé dans votre garage, hier, en fin de journée, puis ramené ici sur le matin ?

— Quelle faribole ! s’écrie-t-il.

— Bon, donc vous niez, en ce cas, je n’insisterai pas pour l’instant. Bien entendu, Mlle Rina ne vous a pas parlé de ma visite ?

— Quelle visite ?

Tu sais qu’il lui faut une sacrée force de caractère pour ne pas ciller. Il est d’une tranquillité, que dis-je, d’une innocence qui te donne envie de foutre le camp.

— Au cas où votre amie ne vous aurait pas parlé de ma visite, je vous signale que je suis venu ici, tard dans la soirée. Je rentrais de Moscou et j’étais porteur d’un message pour vous.

— Je n’attends aucun message de nulle part.

— Un message de votre frère.

— JE N’AI PAS DE FRÈRE.

J’avale, j’avale ! Continuez de me déverser vos menteries, les mecs, je goberai tout, la lie comprise. Avaleur de sabre, Antoine. L’avaleur n’attend pas le nombre des années.

— Alors le message d’un homme qui se prétendait votre frère.

— Cet homme ne pouvait donc qu’être un déséquilibré, par conséquent il ne pouvait avoir de message cohérent à m’adresser.

— Un fou qui habite Moscou et qui connaît votre existence et votre adresse n’est pas aussi fou que vous le prétendez, docteur Fépaloff. Comment vous expliquez-vous la chose ?

— Je ne m’explique rien. Monsieur le commissaire, vous voudrez bien m’excuser, mais j’ai des projets pour cet après-midi.

Il se lève.

— Vraiment, je conserve le message pour moi, docteur ?

— Au revoir, monsieur le commissaire.

— Je vais quand même vous le dire.

— Inutile.

Il est déjà à la porte. De la sueur perle à ses tempes. Je décèle une lueur d’infinie détresse dans ses prunelles.

— Soit ! fais je-t-il. Je me retire, mais il est probable que nous nous reverrons.

Il a un léger haussement d’épaules. Je sors sans ajouter un mot. Il claque sa lourde derrière moi.


Il fait un temps superbe et la brise se balade en distribuant des odeurs printanières.

« J’ai bien fait de venir, me dis-je. Il est rare de pouvoir contrôler des résurrections aussi spectaculaires que celles de Rina et de son mitrailleur Jacob Delafon.

« Heureusement, continué-je en privé, il me reste le père Alex. Lui saura me dire ce qu’il est advenu du cadavre de mon gros Japonais. S’il n’est pas chez lui, je vais l’attendre. »

En traversant la street, un solo de trompette éclate dans mon crâne, à m’en faire pisser les portugaises.

Une vieille Porsche noire est stationnée le long du trottoir, non loin de chez le professeur. Un grand blond avec une veste de cuir et un pantalon pied-de-poule est adossé au véhicule, semblant attendre quelqu’un.

Et sais-tu qui il attend ?

Moâ !

En m’avisant, il se détache de son véhicule et s’avance d’une allure souple. Un sourire rectangulaire et très blanc, presque bleuté, illumine sa face énergique. J’aime assez le modelé de ce visage et l’intelligence qui s’en dégage.

— Commissaire San-Antonio, n’est-ce pas ?

Je reste de bronze.

— Mon nom est Piotr Couillapine, je crois qu’on vous a parlé de moi, très récemment ?

— En effet.

Il me tend la main, je la lui serre.

— Vous alliez chez le vieux monsieur d’en face ? me demande-t-il.

J’opine.

— Il est mort, dit Piotr Couillapine d’une voix affligée.

Je tressaille, mais aujourd’hui plus rien ne saurait me surprendre. Si, en rentrant à Paris, je trouvais un passage à niveau à la place de la tour Eiffel, je ne lui accorderais même pas un regard.

— C’est très récent ? fais-je.

— Il a eu un accident de voiture tout à l’heure. Un camion l’a télescopé au moment où il sortait de son auto.

— Ce sont là les méfaits d’une trop vive curiosité, n’est-ce pas ?

— Très possible.

Il soupire.

— La personne qui m’a annoncé votre visite m’a dit que vous alliez éclairer ma lanterne ? reprends-je.

Couillapine sourit.

— C’est une très jolie expression. Dans l’ancienne Russie, vous ne l’ignorez pas, les gens du monde et les artistes mettaient un point d’honneur à parler français.

— C’était le bon temps, ricané-je.

— Pour les gens du monde, probablement, admet Piotr. Dites-moi, on ne va pas bavarder au milieu de cette rue. Il y a là-bas, à l’angle, un minuscule bistrot tenu par une toute vieille dame. Si on allait y prendre un pot ?

— Avec plaisir. Vous paraissez bien connaître le quartier ?

— Je suis un bon flâneur et la banlieue parisienne est pleine de charme. Conflans s’obstine à ressembler à une toile de Sisley.

Cultivé, avec ça, l’ami Piotr.

Nous nous acheminons vers le troquet signalé par mon compagnon. Il me plaît bien, ce bougre. Il a du charme, une rare aisance.

Tout en marchant, il murmure :

— Votre geste inappréciable a beaucoup touché mes supérieurs.

— Car il existe des « supérieurs » au pays de l’égalité absolue ? fais-je mi-datte, mi-groseille.

— Il en existe de partout, et jusque chez les animaux ; la nature le veut ainsi.

On se paie trois pas de belle dimension. Couillapine reprend :

— Puis-je, avant de vous parler, vous poser quelques questions ?

— Je croyais que j’allais recevoir la vérité en cadeau, mais il s’agit d’un échange ?

Il hausse les épaules.

— Vous avez raison, je parlerai le premier pour vous montrer ma bonne foi.

— Peu m’importe, la mienne étant absolue ; quelles sont ces questions ?

— Avez-vous visionné la cassette que vous m’avez fait remettre ?

— Pas celle-ci, mais je me suis projeté un film de la collection.

Il acquiesce.

— Le titre de ce film ?

Les Robinsons du Ciel.

Couillapine approuve de nouveau. Il me prend le bras.

— Je vois que vous nous êtes acquis, murmure-t-il.

S’il y a une chose que j’ai totalement oubliée, c’est d’être con, je crois te l’avoir prouvé en maintes circonstances.

Tu parles si je saute dans sa roue ! Quand une brèche s’offre, je l’agrandis pour passer au travers.

— Je vous l’ai prouvé, non ?

— Comment avez-vous pu sauver cette cassette, San-Antonio, je parle de celle que vous nous avez remise ?

— Au cours de l’échauffourée qu’il y a eu ici, je suis parvenu à en jeter une par la fenêtre dont une balle avait brisé un carreau.

— Bravo !

— Et je n’ai rien eu de plus pressé que de vous la faire tenir.

— Superbe !

— Vous pensez pouvoir remettre la main sur la collection ?

— Nous faisons ce que nous pouvons, mais l’essentiel est d’en avoir un exemplaire, le reste a moins d’importance.

Voilà le petit café. Il ressemble presque à une salle à manger privée. Il y a un papier à motifs sur les murs pisseux, avec, pour que ça fasse estaminet, deux ou trois panneaux réclames d’apéritifs qui vaudraient de l’artiche aux Puces. Les tables sont en noyer ciré. Les chaises cannées enchanteraient un décorateur en cuisine. Le comptoir, bois ouvragé et zinc épais, ressemble presque à un autel. La vénérable femme à chignon qui y célèbre la messe au blanc-cassis, mi-mère Denis, mi-comtesse de Paris, est née sous le règne de Napoléon III. Elle est à la fois peuple et noble, avec un regard flétri qui en a marre de contempler des mariniers flamands bourrés à la clé.

La minuscule salle est déserte. On s’installe à une table, près de la fenêtre, là où ça forme un renfoncement, tu vois ? Un calendrier de l’année 1937, jaune et composté de chiures de mouches, pend de guingois, illustré d’un portrait que ça représente le président Albert Lebrun, saboulé par la Samaritaine de Luxe, à une chasse de Rambouillet.

— Vous prenez du vin blanc ? me demande Couillapine. Ici l’alsace est très aimable.

Peu me chaut, comme on dit à Pise. Alors, bon : deux ballons d’alsace, la mère !

La vétuste personne se hâte avec lenteur. Le goulot de sa boutanche gnagnate contre les verres, vu qu’elle sucre et « n’y voit plus très bien de ses yeux », d’après ce qu’elle ronchonne derrière son rade.

— Vous n’avez plus de questions à me poser ? demandé-je, ce qui, indirectement est une invite pour le faire parler.

— Non, cher camarade.

La maman file le tiers des godets sur la table en déposant nos verres. Nous sourions avec de l’apitoiement.

— Ah ! si, plus qu’une, me dit Piotr, mais disons qu’elle m’est purement personnelle. Je voudrais savoir l’effet que cela vous fait.

Je m’abstiens de lui poser des questions sur son « cela », d’ailleurs son sens général m’apparaît parfaitement.

Je récite cet admirable vers du fameux barde breton Yannick Le Branleur (de son vrai nom Frédéric Dard 1789–1914) :

On a dormi, on se réveille

Aujourd’hui vaut mieux que la veille…

Emu, Piotr me pose la main sur l’épaule.

Je renifle mon émotion, étant à court de Kleenex.

— Et maintenant, c’est moi qui vous écoute, soupiré-je.

— Vous vous en doutez, il est très rare que nos… services révèlent la motivation de leurs agissements, préambule Piotr. Si nous dérogeons pour vous, c’est parce que le service que vous venez de nous rendre est très… heu… considérable. Egalement parce que vous êtes des nôtres désormais.

« Je crois que ce qui vous intéresse avant toute chose, c’est les raisons de ce mariage… heu… forcé, n’est-ce pas ? »

— Mettez-vous à ma place, Piotr.

— J’ai l’impression, me dit-il que je vais vous apprendre une grande nouvelle.

— Je suis tellement gâté sur ce plan que les petites nouvelles n’existent plus pour moi, lui assuré-je.

— Antoine, vous permettez que je vous appelle Antoine ?

— Je t’en prie, Piotrounet, nous deux, désormais, c’est à la ville à la morgue.

Il m’emboîte le tutoiement sans barguigner :

— Sais-tu, Antoine, que tu as été nommé directeur de la police française pendant ton séjour à Moscou ?

L’effarement se lit sur mon mâle visage, je l’aperçois dans la vitre sale de la fenêtre qui forme miroir.

— Moi, directeur de la police ?

— Si fait. Nous avons nos… heu… antennes et nous apprenons les nouvelles avant qu’elles soient connues. Le matin même de ton entrevue à Moscou avec qui tu sais, ta nomination était décidée par le gouvernement. Elle devait prendre effet hier.

Moi, comme dans la chanson sur Zorro, je mugis :

— Et alors ?

— Alors nos… heu… instances secrètes en ont décidé autrement.

Je mate mon petit camarade avec des yeux comme deux roues de vélo en train de battre le record du monde de l’heure au Vigorelli.

— Pourquoi cette opposition de votre part ? Je n’ai jamais été hostile à l’Union soviétoche, mon grand !

— Il ne suffit pas de ne pas nous être hostile, Antoine, faut-il encore ne pas nous faire d’enfants dans le dos, comme tu as tenté de le faire à Moscou.

— ??????????? lui exprime mon regard.

— Nous n’aurions jamais admis que le chef de la police française soit à la solde des Américains, déclare Piotr non sans une certaine dureté d’intonation qui vaut l’inaction.

— Explique ?

— A quoi bon ? Ta demande d’échange à propos d’Homar Al Harm Oriken était cousue de fil blanc. Nous avons décelé la manœuvre qui était de compromettre Homar auprès de nos… heu… services. L’action d’Homar embarrasse fort les Amerloques et ils ont essayé de couler le bateau en faisant appel à un tiers : la France.

Il boit une nouvelle gorgée de vin blanc.

— Nous aussi, nous produisons du vin, note-t-il, en as-tu goûté, camarade ?

— Oui, et je l’ai trouvé dégueulasse, lui dis-je sans méchanceté. Bon, tu continues les explications, Piotr ?

— Apprenant ta nomination au moment où tu nous donnais cette preuve de félonie…

Là, je bondis.

— Piotr, lui dis-je, on est félon à son seigneur, vous n’étiez pas le mien, il y a quelques jours.

— C’est juste, admet Couillapine, aussi je retire le mot.

— Merci.

— Toujours est-il que nous avons décidé de te casser les reins. Mais il fallait le faire de manière… heu… détournée.

— Alors on m’a marié à une Russe ?

— Tu as eu droit au gaz « K.A.F.K.A. », celui qui prive tout individu de sa personnalité pendant une cinquantaine d’heures. Tu n’étais plus qu’un être sans défense agissant aux ordres. Nous t’avons marié à Katerina. L’ambassade de France qui n’ignorait pas qui était Katerina a immédiatement prévenu Paris. Dès lors, ta promotion a été annulée d’urgence.

— Charmant ! Et maman ?

— Une précaution pour t’empêcher de ruer dans les brancards en te voyant marié.

Il part d’un grand éclat de rire.

— Un gag ! s’exclame le Russe. Un fantastique gag qui était prêt à fonctionner pour le cas où le gouvernement ne serait pas revenu sur sa décision ; je te le dis, Antoine ?

— Puisqu’on se dit tout.

— Katerina, la malheureuse, était une fille programmée dès avant sa naissance. Il y a chez nous des sujets que l’on prend en main dès qu’ils voient le jour.

— Programmée, répété-je mélancoliquement.

— Disons plutôt marquée par le Signe.

— Faucille et marteau ?

— Si tu veux. Elle était fille d’un haut fonctionnaire, membre influent du parti. Sa mère attendait des jumeaux, ce qui a décidé du choix.

— Ne me dis rien, Piotr ; je pige ! Elle a un frère, n’est-ce pas ?

— Exact.

— Qui est pédé ?

— Dix sur dix.

— Ce frère n’a pas été déclaré à l’état civil, si bien que c’est un être « en blanc » socialement !

— Tu saisis tout, ma parole, camarade Antoine.

— Il prend la place de sa sœur quand le moment est venu de neutraliser les élans d’un pigeon, ou de le compromettre ?

— Voilà.

— Si j’étais resté chef de la police, on aurait remplacé ma femme par mon beau-frère et démontré que j’avais épousé un homme ? D’où un scandale fracassant qui aurait inévitablement entraîné ma destitution ?

— Tu sais tout, décidément.

— Pas encore. La question du mariage est réglée, mais il en est d’autres. Par exemple, ma mère. Pourquoi est-elle déjà de retour ?

— Incident de parcours.

— Pardon ?

— Causé par tes petits copains du F.B.I.

— Je peux en savoir davantage ?

— L’avion qui l’emmenait à Moscou a eu un problème en cours de route et a dû se poser à Berlin ; les passagers ont été provisoirement hébergés dans un salon d’accueil de l’aéroport allemand. Un agent américain est alors intervenu, il a fait demander ta mère et le gamin et les a pris en charge. Peu après, il les embarquait dans un vol pour Paris.

— Que s’est-il passé ?

— Il s’est passé que « ceux d’en face » vous surveillent comme du lait sur le feu, mon ami. Ils ont compris notre manœuvre et y ont riposté sans tarder. Je me demande si l’avarie de l’avion était réelle ou feinte, nous enquêtons à ce sujet.

— Où est ma mère en ce moment ?

Couillapine hoche la tête.

— Tu vas peut-être ne pas me croire, mais je l’ignore. Quand elle a été de retour à Paris, tes anciens amis l’ont fait sortir par une voie privée. Les camarades en surveillance devant chez toi prétendent l’avoir aperçue au cours de la nuit. Elle serait venue en taxi en compagnie de deux hommes. Elle n’a fait qu’entrer et sortir ; sans doute pour t’apporter un message ?

Il me fixe d’un air de doute.

Alors, mézigue, soucieux de jouer le jeu, je lâche du lest, mais sans préciser que j’ai chouravé le chargeur de leur caméra indiscrète. Je raconte le coup de la branchette-signal et de la boîte aux lettres secrète. Et ce qui s’en est suivi.

— M’man devait m’expliquer ses mésaventures, lui fais-je, et m’indiquer son adresse ; si elle a usé de notre petite planque au lieu de me laisser carrément un mot c’est parce qu’elle devait savoir qu’il y avait quelqu’un à la maison, c’est-à-dire Katerina. En ce moment, elle m’attend quelque part.

Couillapine crie à la comtesse Denis (ou à la mère de Paris) de renouveler nos consos. Il aime l’Alsace, mon nouveau pote. Quand « ils » passeront par là, ils tâteront du Traminer et du Riquewihr, les Cosaques, avant de nous faire le Don de leurs personnes.

— Tu as la ressource de te rabattre sur l’ambassade US, déclare Piotr. Peut-être saura-t-on te renseigner, là-bas ?

Une légère ironie perce dans ses paroles. Je reste de bois et rêvasse. Une superbe mouche bleutée vient se poivrer la gueule en pompant le vin que la vieillarde a renversé. Au bout d’un moment, elle s’envole en titubant, lourde comme un bombardier ricain allant déverser sur la Ruhr.

Je finis par tirer mon carnet de ma poche, en arrache une page.

— Regarde, fais-je.

Usant de mon stylo, j’inscris un cercle au centre de la page.

— Ici la maison du docteur Fépalov (avec Piotr, je peux user du « v », merde, c’est sa langue maternoche, après tout !).

Au-dessus dudit cercle, je trace trois petits traits surmontés d’une boule.

— Ça c’est vous autres…

Au-dessous, j’en inscris trois autres, mais avec des têtes plus larges.

— Et voici les Jaunes… Ah ! j’oubliais, pour respecter la réalité.

J’écris le mot con verticalement.

— Me voilà, moi. C’est ressemblant, non ? Bon… Dans un premier temps, les trois Russes viennent embarquer l’ami Yuri. Dans un second temps, le con ici présent, alerté, se pointe. La petite amie du Doc paraît encaisser les événements sans trop s’en formaliser. Elle trompe même le temps en trompant son vieux julot avec tu sais qui, Piotr ? Le con ! Tout de suite après, elle cherche à le faire neutraliser par un ami…

« Mais, second temps : les trois Jaunets que voici interviennent. Ils plongent l’hôtesse et son gars en catalepsie par une méthode délicate, sans doute moyenâgeuse, exécutée avec une maestria époustouflante. Ils s’apprêtent à m’en faire autant lorsqu’un vieux copain à moi qui tremble en touillant son café mais jamais quand il utilise son 7,65, me sort d’embarras. »

Couillapine fait la moue.

— Quelque chose me dit que pour toi, il n’aurait pas été question de catalepsie.

— Tu crois ?

— N’oublie pas que tu es flic, Antoine. Un témoin flic est différent d’un autre.

Je hoche la tête.

— Les deux Jaunes restant embarquent le stock de cassettes, moins une. Troisième temps, les trois Russes ramènent le bon docteur chez lui et font le ménage : le gros acupuncteur mort est embarqué, comme l’est mon ex-femme, la vitre brisée et le tapis sanglant sont remplacés, le voisin curieux a un accident. Et la vie reprend, simple et tranquille, comme disait Verlaine. Reste simplement le con qui cherche sa maman et des explications. Pauvre con, va. Il ne te fait pas un peu de peine, Piotrounet ? Je devine en toi un homme d’acier, mais un cœur d’or. Tu couperais le zizi de ton géniteur si tes supérieurs te le demandaient, mais tu partagerais tes blinis avec un pauvre ; je me trompe ?

Couillapine met sa main sur ma nuque. Eh, dis, il irait pas à la rondelle, à force de démonstrations amitieuses, le beau blond ?

Il déclare, en tapotant ma page de carnet gribouillée :

— Ton schéma est amusant, Antoine ; pourtant il y manque un élément important.

— Crois-tu ?

— J’en suis convaincu. Et sais-tu ce qui manque ? Le message dont le chauffeur de Katerina t’a chargé pour Yuri Fépaloff.

Il est certes plus pénible de remonter à la manivelle le rideau de fer d’une quincaillerie en gros que de réfléchir à toute vitesse, et pourtant, la promptitude de ma pensée, sa fulgurance, me plongent dans un état de fatigue infinie.

« Ainsi, mon vieux Sana, nous y voici donc ! » s’écrie mon subconscient avec la voix du général de Gaulle. Mes clignotants passent au rouge.

Je me dis : « Le chauffeur ne s’est pas mis à table complètement, à Moscou. Ou s’il l’a fait, les agents soviétiques d’ici tiennent à vérifier son exactitude. Une réponse, vite, et la bonne ! Si tu te goures, l’artiste, si tu te goures, on va te faire chier des lames de rasoir ! »

Ma foi, que mon sub prenne donc ma relève. Qu’il débloque à sa guise, je ne veux pas le savoir.

— Il a prétendu que Fépaloff était son frère, biaisé-je.

— Ce n’est pas le cas. Ensuite ?

Il a vraiment un très beau visage, Piotr Couillapine. Harmonieux et énergique ; et c’est vrai, ce que je lui disais à l’instant, il semble simultanément implacable (sa femme n’y est pas arrivée) et compatissant.

Mon sub, se voyant nanti d’une carte blanche se met à faire la folle.

— Il m’a chargé de dire à son pseudo-frère que la page 606 était arrachée.

Ici, je n’ouvre pas de parenthèse, puisqu’il pleut, mais je crois utile de te rappeler que la véritable teneur du message était : « La page 428 est arrachée. »

Ne me reste plus que d’attendre la suite.

Piotr regarde ses mains comme s’il avait des projets pour elles mais qu’il renonce à les réaliser. Il finit par user de la droite pour vider son verre.

— Tu continues de prétendre ne pas avoir visionné la cassette que tu nous as fait livrer ? demande-t-il en ayant l’air de recompter sa note d’hôtel.

— En effet.

— Rina prétend que tu as vu un film en sa compagnie, durant la nuit.

— Je te l’ai dit moi-même.

— Oui, mais elle assure que tu l’as visionné en version… heu… normale ?

Place à mon sub ! Moi, grand lâche, je le laisse se dépatouiller.

J’entends le général deux gaules répondre à ma place :

— Ce qu’elle dit a-t-il davantage de valeur que ce je dis, moi ?

— La page 606, n’est-ce pas ? rêvasse Piotr.

— Six, zéro, six, répété-je en toutes lettres pour faire plus d’effet.

— Il n’y a pas de 606, assure Couillapine, tu dois te tromper, Antoine. Et si tu ne te trompes pas, c’est moi que tu trompes !

Je me mets à traiter mon subconscient de tous les noms. Dire que je lui faisais confiance !

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