CHAPITRE VIII

Les pages les plus saisissantes du Larousse Médical ne peuvent rivaliser avec le spectacle qui m’attendait.

C’est dur, tu sais, pour un jeune marié qui n’a pas encore consommé, de trouver sa jeune épousée la tête sectionnée dans le lit qui devrait être celui de leur nuptialité.

Ne frotte pas tes yeux chassieux, n’enfonce pas ton auriculaire à la con dans tes ignobles cages à miel, je viens de le dire et je le répète avec beaucoup de volontiers : on m’a décapité Katerina.

D’un coup de sabre.

Et tu veux que j’en ajoute ?

Que je te dise comment sais-je que c’est d’un coup de sabre ?

Eh bien parce que après ce forfait, l’assassin lui a planté ledit sabre dans le ventre, tout droit, comme une cuiller dans un pot de moutarde.

Je te jure qu’il faut vivre ça pour le croire. Toi qui te contentes de le lire, tu te tapes le menton en riant glandement, comme toujours. Sceptique pire qu’une fosse, ta pomme. La ricanerie aux commissures : « Là, il charge, le commissaire ! Il balance le bouchon à dache, l’apôtre ! A qui est-ce-t-il qu’il va-t-il faire croire des bourdes pareilles ! »

Homme de peu de foie ! Cirrhotique ! Va te faire mettre si tu doutes. Les douteurs sont des gens douteux. L’existence leur glisse entre les mains et les fesses. Crois, et tu croîtras !

Que tu l’admettes ou non, Katerina « ma femme » est défuntée d’avoir pris une petite décollation. Le sabre dans le bide, c’était du fignolage, de la fioriture d’artiste.

Le sabre, sans être versé dans la brocante d’armes blanches, il ressemble à ceux que manient les samouraïs de feuilletons télévisuels. Tu m’as compris, tu m’as ? Merci. Pour une fois, tu me laisses pas en carafe.

Une violente envie de gerber me point. Je me dis que never more je ne dormirai dans ce lit, voire même dans cette piaule. Ma chambre à moi, si Félicienne ! Avec le plateau du petit déjeuner, la grande photo de papa dans son cadre, mes aquarelles de Folon, mes meubles anciens, ma salle de bains où flotte un parfum fait de mille autres. Je dis adieu à mon « cheni » que respecte m’man : la table de travail surchargée de dictionnaires, de papelards et de tout un bordel déposé là par les hasards du temps, les surprises du courrier, les conneries inutiles achetées par réflexe et aussitôt oubliées. Je regarde ma raquette. Salut, Noah !

Tout mon petit bigntz à moi ; mon garden secret. Je sais même une inoubliable culotte de femme, blanche, bordée de fine dentelle, dans un dossier logé au fond du tiroir du bas. Un couteau suisse qui a enchanté ma prime adolescence : dix lames, seize fonctions ! Pour l’Helvétie, hip, hip, hip, hourra !

Et je vais devoir transbahuter tout cela autre part. Déménager ! Quelle horreur ! Contracter de nouvelles habitudes, m’accoutumer à de nouveaux bruits, à de nouvelles odeurs ! Eternel errant, j’avais besoin de mon cocon, moi, tu piges ? Vous pigez, tous, les gars, les garces ? Mon nid de superman, oui, je l’avoue. Ici, ces quinze mètres carrés !

Non, non, je préfère rester. On changera la tapisserie, justement elle est « passée », dans les tons blennorragie pas guérie… Je ferai refaire mon matelas, mon sommier aussi, qui boquille de quelques ressorts depuis lulure.

Mais je me refuse à partir de cette pièce.

J’examine la victime. Sa mort est récente : le sang est frais. Un mariage blanc ! De profundis. Quatre à huit, je redescends l’escadrin, et, tu sais quoi ? Pour la première fois depuis douze ans, je pose le paturon sur la neuvième marche. Elle pousse une plainte outragée.

M’en fous !

Je sors en courant ; droppe jusqu’au camping-car blanc, tambourine au panneau coulissant.

Le même visage que précédemment réapparaît.

— Vite, vite ! dis-je. Venez !

Mais le gazier ne semble pas vouloir adhérer à mes projets.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? grogne-t-il en ours mal léché par son ourse.

— On a assassiné Katerina pendant mon absence, venez, bon Dieu !

Mais il reste là, gros, froid, indécis. Il a le cheveu rare et ras ; d’être resté confiné toute la nuit dans sa calèche le rend malodorant, douteux des orifices. L’homme, tu remarqueras, sitôt qu’il commence à se négliger, ce sont ses trous qui, les premiers, accusent le laisser-aller. La bouche, les yeux, les étagères à mégot, le trou de balle… Il est suintant, l’homme, tout prêt à dégouliner. Que dans le fond, je me demande si on serait pas fait pour être complètement vides. Juste notre enveloppe charnelle comme on dit, sans tout ce bazar immonde qui pue sitôt mis à jour.

— Ecoutez, Dimitri, fulminé-je, cessons de jouer à la main chaude : vous êtes posté là pour me surveiller, c’est l’évidence même. Me doutant de la chose, j’ai quitté la maison, hier soir, en passant par la propriété du voisin. Je rentre et je trouve Katerina Ivanovna Sémonfiev décapitée. Vous comprenez ce que cela signifie, décapité ? Coupé cabèche ! Vzou ! la tronche sous le bras ! Puisque vous étiez en observation ici, vous avez dû voir entrer le ou les meurtriers !

Le gars se tourne vers l’intérieur pour s’entretenir avec un compagnon que je n’ai encore pas vu. Il jacte en dialecte ukraino-berjallien, l’un des plus riches des Républiques russes socialistes soviétiques. L’autre ne répond pas.

— Un moment ! me dit le gros Ruskoff.

D’une bourrade énergique il me refoule sur le trottoir et ferme la lourde à glissière. Mon petit doigt, toujours mutin, un nombre prodigieux de jeunes clitoris te le confirmeraient si tu leur posais la question les yeux dans les yeux, mon petit doigt, donc et répété-je, me chuchote que ce fourgon possède un poste émetteur de radio et que le tandem entre en communication avec les plantigrades supérieurs.

Fectivement, une ou deux minutes plus tard, la porte caribe sur ses rails et deux personnes dans la force de l’âge se dévoiturent : le gros gaillard déjà présenté à mon aimable clientèle, plus une menue jeune fille, foutralement exquise, blonde, à nattes, à yeux bleus, à dents blanches, à haleine fraîche, que je transformerais volontiers en girouette, ayant un axe à lui proposer.

Elle porte des vêtements de cuir noir qui la moulent. Tu ne rates pas un pouce de sa mignonne géographie.

Je la salue. Elle me riposte d’une inclination de tête. Contrairement à son coéquipier, elle est fraîche comme une savonnette pas déballée.

Je les entraîne at home. Les pilote jusqu’au premier et m’efface pour les laisser pénétrer dans ma chambre.

— Voilà le travail, mes chers collègues.

Ils s’approchent du lit sans marquer de gêne. Bien que je me tienne derrière eux, je constate à la rigidité de leur maintien qu’ils ne vont pas piquer de crise de nerfs.

— Qu’en dites-vous ? les interpellé-je.

L’homme se retourne. Il semble songeur, seulement songeur.

Puis il jette un mot à sa compagne.

Elle opine.

— Un moment, je vous prie ! déclare-t-il.

Et il nous quitte.

— Ne restons pas là, le spectacle est trop éprouvant, fais-je à la délicieuse blonde à nattes.

Elle ne fait pas de giries pour m’accompagner au rez-de-chaussée.

— Je vais préparer du café, dis-je, c’est ce que font tous les veufs à l’aube de leur liberté recouvrée.

Elle me suit jusqu’à la cuisine et me regarde m’activer plus ou moins gauchement.

— Drôle d’histoire, n’est-ce pas ? Je suppose que vous avez vu entrer le tueur ?

Elle ne répond pas.

— Puis-je vous demander votre prénom ? Vous êtes si ravissante qu’il m’est impossible de vous laisser macérer plus longtemps dans l’anonymat.

— Je m’appelle Avdotia.

— Comme la sœur de Raskolnikov ?

Là, ma culture marque un point.

— Mon père est un passionné de Dostoïevski, me dit-elle d’une voix où souffle le vent tiède de la sympathie naissante.

Je murmure :

— Avdotia, Avdotia, Avdotia, une chiée de fois, sur des tons qui dérapent doucettement dans la volupté.

Bien lui faire piger comment je le proférerais en la sautant, Ninette, si d’aventure belle elle me consentait.

Son regard fuit prudemment le mien. La cafetière gougoule pour dire que ça y est. Je prépare les tasses.

— Vous pensez que le blondasse en prendra également ? je lui demande.

— Cela m’étonnerait.

Alors je fais la verse pour deux. On s’assied à la table de la cuistance.

— La domestique se lève à quelle heure ? demande Avdotia.

— Vers huit heures ; les Espagnols ne sont pas très matinaux.

Cette assurance paraît la rassurer. Nous buvons mon café. Il n’est pas trop dégueu mais il n’y a pas de quoi se mettre non plus la queue en trompette.

Ma compagne cuirassée (puisque vêtue de cuir) semble gamberger à quatre-vingt-dix degrés.

— Vous ne voulez pas me répondre à propos du visiteur nocturne qui a commis ce forfait ?

Elle ne répond rien, ce qui est la meilleure manière de me répondre qu’elle ne veut pas me répondre.

Le grand balandard se pointe, toujours calme et lourdingue. Des poils blonds hérissent ses joues roses à la va comme je pousse. Faudrait qu’il torchonne un peu ses lampions que l’insomnie a rendus crémeux.

— Et alors, docteur, votre diagnostic ? lui dis-je. Ce n’est pas une péritonite, n’est-ce pas ?

— Ecoutez, murmure le beau mâle, on va venir chercher le corps, vous n’aurez à vous occuper de rien.

— Voulez-vous dire que je ne devrai pas alerter les autorités ?

— Ce n’est pas votre intérêt.

— Ainsi donc, je deviens un pauvre veuf éploré sans en informer quiconque ?

— Vous n’êtes plus marié.

— J’avoue ne pas comprendre.

— Cela n’a aucune importance.

— Dites donc, l’ami, je n’aime pas beaucoup qu’on me prenne pour un con.

— Je ne vous prends pas pour un con. Je vous résume seulement la situation.

Il murmure :

— Avez-vous des nouvelles de votre mère ?

Pan ! sur le groin ! Cloué, qu’il est, le bel Antonio. On vient de « mettre les choses au point ». Conclusion : je n’ai qu’à laisser agir mes bons camarades et fermer ma gueule.

Je lui visionne le blanc des yeux. Il doit se lancer sur la vodka comme une troïka sur la piste blanche, à ses moments perdus, car y a du jaune dans son blanc d’œil, et pas mal ! Son regard, vu de près, c’est deux œufs au plat. Quand t’as une expression de poisson mort, t’as pas de bile à te confectionner pour ce qui est de trouver des expressions adéquates. Tu restes nature. Lui, c’est sa tactique, et je me heurte à l’infini de son indifférence.

— Et ensuite ? articulé-je.

Ma voix de châtré me fait honte. C’est la grande déculottade pour empapaoutage express.

— Il n’y aura pas d’ensuite. Vous avez un mètre pliant ?

— Heu… sans doute.

— Pouvez-vous me le prêter ?

Je farfouille dans notre boîte à outils troulala iti afin de lui donner satisfaction. Le colosse s’empare du mètre et monte à l’étage.

— Il prend les mesures qui s’imposent ? essayé-je d’ironiser, mais le cœur n’y est pas ; je me sens comme un chanteur en train de se produire en play-back quand la sono déconne.

Avdotia boit son jus à petites gorgées.

— Vous êtes belle, lui niaisé-je, pour meubler, mais aussi parce que je le pense.

— Merci, me répond-elle comme si je venais de lui passer la salière.

Le grand glandeur revient, dépose le mètre pliant sur la table et repart.

Du temps s’écoule. J’entends japper le roquet du voisin, agacé par ces allées et venues matinales.

Une fatigue pesante me rive à ma chaise ; faut dire qu’il s’en est passé des choses au cours de ces dernières heures. Les cadavres s’alignent pour composer un sacré tableau de chasse.

Quand le bigophone sonne, j’ai toutes les peines du monde à m’arracher. Je décroche et la voix du Rouquemoute, guillerette en diable, me badigeonne les trompes d’Eustache. Dans un éclair, je me dis : « Gaffe, l’Antoine ! Gaffe bien ! Tes potes russes disposent probablement d’un mystère qui leur permet d’écouter tes communications. »

Avant que l’Incendié n’ait eu le temps de dire quoi que ce soit, je lui bieurle que je suis occupé pour le moment et que nous verrons nos petites affaires plus tard, au bureau. Je raccroche sec. Il a dû comprendre que j’avais du lait sur le feu.

— Il y a un os, hein ? murmuré-je à l’intention d’Avdotia.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Que vous ne vous attendiez pas à ce qu’on trucide ma petite femme. J’ai l’impression que ce meurtre neutralise vos plans ?

Mais elle, son principal refuge c’est le silence. Elle n’a aucune qualité pour m’affranchir en quoi que ce soit.

Son visage exquis reste impénétrable.

Et le reste ?

— Vous savez ce dont je rêve, mon exquise surveilleuse ? C’est d’avoir le fabuleux pouvoir de faire l’amour, sans formalités, à toutes les femmes qui me plaisent. Quelle chance avaient vos nobles de jadis auxquels il suffisait d’un claquement de doigts pour se faire amener dans leur plumard qui leur plaisait !

— Vous n’avez pas l’esprit de conquête ?

— Je l’ai eu longtemps, jusqu’à ce que je comprenne qu’il n’est qu’un jeu et donc une source de temps perdu. Voir une femme, ressentir ce capiteux besoin d’elle, la saisir par la taille et l’emporter, maintenant je sais que là est la grande vérité. Vous devriez entreprendre une autre Révolution d’Octobre pour rajuster les mœurs.

Elle a un regard de mépris.

— Drôle de concept.

— N’est-ce pas ? Et qui s’exaspère à votre abord car le cuir stimule ma libido.

— Vous voudriez donc m’emmener jusqu’à votre lit ? note Avdotia. Vous oubliez qu’il est occupé.

— Qui vous parle de lit ? Cette table de cuisine ferait l’affaire. Je vous parie le parc de l’Elysée contre le potager du Kremlin que vous n’auriez même pas mal aux reins.

Je me penche sur elle pour un baiser que je lui interdis de me refuser.

En trois machins deux trucs, je me retrouve par terre, privé d’air. La garce m’a administré deux vénériennes tchong fulgurantes ; l’une au cou, l’autre au plexus.

L’Antonio demeure au sol, cisaillé de première, les claouis en berne, l’orgueil comme une serpillière qui vient de nettoyer une flaque de dégueulis dans une coursive.

Je te jure : si maman me voyait, à demi groggy dans sa cuisine bien briquée, elle aurait des vapeurs, la chérie.

Conscient de devoir écluser le calice jusqu’à la lie, je ne me relève pas.

— La perspective ascendante ne vous trahit pas, Avdotia, soupiré-je.

Là-dessus, un léger remue-chose se produit dans le ménage : trois mecs se pointent. Le blond avec deux potes. Il en aide un à coltiner une grande malle. Le troisième ferme la marche en coltinant un matelas neuf.

Voilà pourquoi l’autre grand fifre voulait un mètre : il entendait prendre les mesures du mien pour me le remplacer !

Je les laisse s’activer ; après tout, puisque c’est eux qui assument, hein ?

Avdotia grimpe avec eux.

Moi, le cul sur le carrelage, je me dis que je pourrais peut-être organiser une surpatte de mon côté, non ?

Y a pas de raison !

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