CHAPITRE III

Le sommeil du juste, ça n’existe pas.

D’ailleurs y a pas de justes.

Et pas de justice non plus.

On est des pauvres mecs pattouilleurs, aux prises avec d’autres pauvres mecs. On passe son temps, les uns, les autres, à se faire du contrecarre, des croque-en-jambes, des coups fourrés. On se délate, on se brime, on se tue à qui mieux mieux.

Le gros Jumbo, quand il décolle, il te bouffe l’oxygène de Paris pour plusieurs jours ; personne ne s’en soucie. Les hommes, kif, te pompent l’air d’une décade en trois répliques malséantes, en deux ragotages perfides. Et on passe outre. On rit chétif, on rit peureux pour se faire pardonner la saloperie qu’ils viennent de nous balancer plein cadre.

Moi, j’ai décidé d’en rire un grand coup, à tout jamais. Qu’ils m’enculent si ça leur chante : un fion n’est qu’un fion. Qu’il soit un peu plus large, ça t’empêchera pas de décrocher des médailles ; au contraire, ça facilite le transit. On devrait même apprendre aux enfants, les prémunir par des exercices appropriés. Qu’ils s’asseyent sur des bâtons d’agent, puis sur des battes de baise-bol pour se faire un pot d’échappement adapté aux circonstances ; sur des bittes d’amarrage, sur l’obélisque de Louxor, une fois passés pros. Plus ils auront le rond confortable, au mieux ça se passera pour leur avenir, leur vécu. On se laisse verger à tous les coins de rue, sous toutes les portes cochères, dans les antichambres, à la télé, à poil ou en tenue de gala. Mais t’inquiète pas, Nestor, t’aurais tort ! Faut jamais regimber des miches. Autrefois, on pouvait s’indigner, désormais c’est plus possible, plus permis. La soumission pleine et entière.

Quéque chose me dit que ces lignes ne seront jamais publiées. Y aura les fusées avant. C’est du peu au jus, de l’imminent.

Ils s’en foutent, se rassurent de rien, mes petits frères bien-aimés. Ils veulent pas le savoir. Haussent leurs maigres épaules. Non, non, tout va bien. Y ajuste quelques voyous de trop dans le métro, des molesteurs de petits vieux sans importance, et puis ces impôts de chiasse ; sinon, lèche-moi bien sous les burnes pendant que je lis mon V.S.D., Paris-Match, Jour de France. La paix des profondeurs, ils la possèdent.

Et puis un de ces petits matins de d’ici pas longtemps, tu vas voir ce badaboum ! l’ami. Tchlac tchlac ! Deux coups les gros. On aura le Don des Cosaques ! Les points stratégiques en semoule ! Les chars à étoiles place de l’Etoile. Le beau bivouac ! Ils feront chauffer leur bortsch sur la flamme sacrée. Et mes petits potes, crédulés soudain, courront à toute pompe se faire inscrire à la permanence, place du Colonel-Fabien, avec effet rétroactif si possible, l’intention y étant depuis toujours, simplement ils avaient péché par négligence, faut comprendre.

Moi je les sais bien, mes très chers frères. Ce qu’ils disent, ce qu’ils font. Leur comportement en toutes circonstances pour s’arracher à la mémerde. Le brio qu’ils déploient. Parfois, je les trouve admirables dans la veulerie, la sodomie processionnaire. Des maîtres, des ès, des fulgurants de la reconversion. Paris vaut bien une fesse !

Et donc, ma pomme, à l’hôtel Bofstrogonoff de Moscou, au lieu de pioncer à tête reposée, je somnole seulement.

J’aime pas tout ça. D’abord la visite de Fépaloff, et puis comme il a été rectifié vite fait en me quittant. J’attends une suite, tu piges ? Normal. Même toi, si tu étais à ma place, tu te gafferais que l’historiette n’est pas terminée. Impossible ! D’ac, je suis une sorte de plénipotentiaire occulte et j’ai droit à la divine protection. Mais pardon, oh ! oh ! ils veulent savoir ce dont il m’a fait part, le gros chauffeur. Peut-être qu’il le leur aura dit « spontanément », va savoir. Une crise de conscience, quand t’as des techniciens autour de toi, elle t’arrive sans crier gare, ni train, ni rien du tout de ferroviaire.

Et bon, bouge pas, fils. En admettant que Fépaloff se soit mis à table, ils voudront en avoir le cœur net.

Et me voici tout à fait éveillé, la moulinette pleine de gambergeries en vrac.

Pourtant la nuit passe sans incident. Lorsque les premières lueurs de l’aurore filtrent entre les rideaux, je me mets à en écraser pour tout de bon, rêves délicats à l’appui. Je me vois dans un grand jardin ensoleillé, plein de fleurs et de ramages d’oiseaux. Une belle jeune fille, style Ophélie, sort de derrière un temple d’amour, simplement vêtue de la rose qu’elle tient à la main, ce qui la fait ressembler au président Mitterrand dans la crypte du Panthéon, le jour de ses noces avec la France.

Elle vient à moi, s’assoit sur mes genoux qui prennent un « x » au pluriel, passe son bras parfumé à mon cou. Elle sent le bouquet d’aubépine. La mienne frétille, d’abord comme un gardon, puis comme un brochet de trois livres.

La sonnerie du bigophone me fait déjanter. Je retrouve la chambre d’hôtel, claire et propre dans la pénombre.

Je lumière pour regarder l’heure : 9 plombes ! Tu parles d’une mayonnaise de dorme que je viens de me payer ! Comme la sonnerie continue de strider, je décroche. Une voix féminine me dit en anglais qu’on va me parler. Il se produit une légère série de clic clic clic. L’organe du camarade Gériatrov retentit, pimpant. On a dû lui bricoler deux ou trois transfuses dans la nuit et le gaver de cortisone à son petit déjeuner, car il semble vachement branché, le vieil homme. A moins qu’on ait fait une vidange-graissage à son convertisseur ?

— Cher commissaire, me dit-il, je crois savoir que vous allez prendre l’avion de 16 heures pour Paris ?

— Si fait, Excellence.

— J’ai une bonne nouvelle pour vous qui, je l’espère, vous consolera de la petite déception qu’on vous a infligée hier concernant votre proposition d’échange.

Je me ramone la gargane pour clarifier mes ficelles. Le coup fourré que je redoutais m’a l’air de se présenter différemment. Je m’attendais à une visite brutale et c’est le gazouillis du père Gériatrov qui se produit.

— De quoi s’agit-il, Excellence ?

Je m’efforce de donner à ma voix ces mâles accents qui font si bien dans notre hymne national, mais l’inquiétude y perce malgré tout.

— Mlle Katerina Ivanovna Sémonfieva nous a transmis votre requête et nous y avons fait droit, elle est donc autorisée à se rendre en France avec vous. J’espère que vos relations connaîtront un plein épanouissement, cher ami. Tous mes compliments. J’ai été ravi de vous connaître.

Il raccroche.

Tu sais ce que c’est qu’un congre, hein ?

Mais sais-tu ce que c’est qu’un abrutigre, qu’une tête de nœudgre, qu’une figure de fessegre ?

Eh bien tout ça, c’est moigre, mon amigre. Moigre, le commissaigre San-Antoniogre !

* * *

Un qui rase (gratis) les murs de l’aéroport, c’est bien le fils unique (en son genre) de Félicie.

Ces feintes à jules, très peu pour moi ! La perspective de convoyer une tante russe à Paris ne me chaut pas le moindre. Mais, tout compte fait, il se dit, l’Antoine, qu’après tout, si la fausse Katerina prend le même zinc que bibi, c’est ses oignons à elle, non les miens. Je ne suis même pas tenu de lui proférer la parole en cours de voyage.

Je souscris aux formalités d’enregistrement, puis de police et de douane, et tout se déroule sans anicroche. On ne me demande même pas d’ouvrir ma valdingue et les coups de tampons pleuvent sans même qu’on eût glissé une main dans ma poche ni un doigt dans mon rectum. Je défrime les voyageurs dans la salle d’embarquement : pas de Katerina. L’heure de l’appel vient sans que je l’eusse aperçue.

Revigoré, je me laisse entraîner jusqu’au Tupolev du retour. Un vent léger agite les biroutes et les drapeaux. La perspective de retrouver m’man ce soir m’est un baume. Elle m’attend et je sais déjà le menu, mais ne compte pas sur moi pour te le révéler, on a droit à avoir une vie privée, non ?

Nous prenons place dans le zinc de l’Aeroflot. J’ai le siège 44.

Je parcours l’allée centrale (impossible de se gourer, y en a pas d’autres) jusqu’à mon siège. Une fois à destination, mon sang ne fait qu’un tour de piste.

Mlle Katerina est déjà installée. Elle porte un tailleur bleu marine et un chemisier vert, elle lit la Pravda, ce qui est plus bref que de lire Le Monde car ce journal ne comprend pas plus de huit pages, et encore en avait-il seulement quatre la dernière fois que je l’ai acheté. T’ai-je précisé qu’elle occupe le siège No 45 ? Non ? Eh bien voilà qui est fait.

Je file mon lardeuss dans le porte-bagages et m’assieds sans la saluer.

Rien qui ne me casse autant les testicules que les « insisteurs ». Le type ou la typesse qui s’impose est digne du peloton d’exécution. Je pige mal la démarche de la « môme ». Pour quelle raison me colle-t-elle aux noix, cette fausse nana ? Nos amis soviétiques ont d’autres manières d’observer un quidam que de lui imposer un ange de compagnie. S’ils sont inquiets, depuis la visite de Fépaloff, ils peuvent prendre d’autres mesures plus subtiles. Donc, tout cela ressortit à un plan. Lequel ? Attendre et voir, comme disent les frères Lissac.

Katerina continue de lire pendant l’envol. Garde je me bien de l’importuner, Ninette. On décolle superbe, d’un élan souple et fort. Bye-bye, Moscou !

J’adresse une pensée émue à Homar Al Harm Oriken, lequel, pauvre biquet, doit se payer force tracasseries avec certains messieurs dont la réputation ne repose pas sur le poil à gratter ni le fluide glacial. Et de même je songe au gros chauffeur, sa visite nocturne ne cesse de me turluzober. Fut-elle réellement une initiative personnelle, ou bien s’intègre-t-elle dans ce plan mystérieux qu’on ourdit à mon encontre ? Questions sans réponses.

Les hôtesses s’affairent aimablement et je me laisse aller à écluser de la vodka.

Katerina s’est endormie. Les réacteurs réactent, le temps passe.

Je regagne l’amère patrie en ayant accompli ma mission, et pourtant, en moi se développe une vilaine impression, celle d’avoir été joliment floué. Le travelo dont je sens le coude contre le mien pourrait sans doute me donner la clé du mystère, mais il ne le fera pas. Alors force m’est de ronger mon frein à main.

Quelques heures plus tard, nous nous posons à Paris. Katerina et moi n’avons pas échangé une seule parole.

Fouler le sol de France, quelle volupté !

Les douaniers qui me reconnaissent me virgulent un sourire, mes confrères de la police un salut discret.

Je dégage rapidos après avoir donné mon ticket de bagages à un préposé placé là pour rendre service à des fonctionnaires huppés. Il me fera livrer mes luggages à la Maison Pébroque où je les trouverai demain. Je trace jusqu’aux parkings pour récupérer ma guinde.

Putain, ce que je respire en grand ! A croire que je voyageais avec des mini-poumons et qu’on m’a restitué mes vraies éponges à l’arrivée.

Personne ne me file le train, Katerina est restée dans le flot des voyageurs et se farcit encore les formalités d’entrée tandis que je turbose sur l’autoroute.

La nuit est comme je l’aime, tiède, avec des lumières. Je mets toute la sauce jusqu’à Saint-Cloud.

Quand j’aperçois notre pavillon, ça remue-ménage dans ma boîte à outils ; plus l’urbanisme le bouscule de ses tentacules, plus il devient mignard. Elle est microbe, la maison, coincée entre des ensembles orgueilleux, où l’architecte a chié du marbre blanc aux quatre points cardinaux. Ne reste plus, à nos côtés, que la carrée de notre voisin, celui qui héberge des Portugaises (c’est gentil d’être velues).

Ces deux constructions d’un autre âge semblent paumées dans le déferlement de béton. Je me gaffe bien que c’est du peu au jus pour nous. Déjà les promoteurs nous cassent les roupettes, comme quoi ils ont des proposes mirifiques à nous exposer. De la résidence quatre étages en nos lieu et place. On aurait droit à un appartement avec terrasse ; garanti sur le contrat de vente, ou bien du rez-de-chaussette, si on préfère, avec jardinet « privatif ». C’est le mot juste. Privatif, en effet. Je l’imagine, ma Félicie, au milieu de ses huit mètres carrés de pelouse, à l’ombre du sapin bleu, à écosser les petits pois.

Je sais bien que c’est inéluctable, qu’on ne peut pas freiner avec juste le pied dans les descentes vertigineuses. Malgré tout, on résistera jusqu’à bout d’arguments, de papiers recommandés ! Ça ne va pas dans le sens de l’histoire, mais nous, avec la Féloche, on préfère l’histoire ancienne avec ses vermoulances et son odeur de fleurs fanées.

Je me précipite en direction de ma crèche bénite, que j’en ai déjà les bras en tentacules à la perspective d’étreindre ma chère vieille chérie. La télé marche plein tube, programmant un air de guitare. Des voix ibériques font « Olé ! Olé ! » et des claquements de paumes ponctuent, avec cette sécheresse pleine de résonance qui n’appartient qu’aux mains espagnoles ou à celle de Gérard Barray, quand il se met à séviller avec sa Thérésa. Tagada tatata dagada dagadagada…

Je pousse la lourde et suis surpris du nuage de tabac qui flotte dans le couloir. Comme si le volcan Davidoff venait d’entrer en « irruption », comme dit Béru.

Trois enjambées m’amènent au livinge. Et qu’asperge ? Une demi-douzaine d’Espagos bivouaquant sur notre territoire : trois hommes, trois dames, parmi lesquelles Conchita, notre dernière bonne. L’un des hommes joue de la guitare sèche, mais son gosier ne l’est pas, si je m’en réfère aux bouteilles de Chambertin vides alignées sur le plancher, MON Chambertin, siouplaît, je le reconnais comme je te vois ! Une potesse à la Conchita danse sur la table un flamenco de toute beauté, tandis que les autres castagnettent aimablement, tapoti tapota dagadagada ta ta…

Bonne ambiance, les mecs !

Mon arrivée fait crever la fête comme le ferait un incendie. La gonzesse qui trémousse du fion reste piquée tel un épouvantail ; ses potes gardent les mains écartées comme une assemblée de pêcheurs en train de se raconter leurs dernières prises ; y a juste le guitariste sec, à demi pâmé, qui continue de branler son instrument, la tête penchée sur le côté, les yeux clos, que tu croirais qu’on est en train de lui organiser une petite pipe affectueuse.

De Félicie, point !

Dans ces cas-là, moi je suis le premier gêné. J’ai rien d’un père fouettard. Pour un peu, je m’excuserais de troubler la fiesta et je descendrais leur chercher d’autres boutanches à la cave.

Conchita s’avance courageusement à mon devant. Elle est bien élevée et fait les présentations : le cousin Gonzales, avec sa femme Maria ; son ami Angel ; la sœur et le beau-frère dudit Manuel, et Concertation Rondibez.

Je distribue des poignées de main, mais alors à poignées, et même à poignets.

— Où est ma mère ? demandé-je à Conchita.

Elle ouvre des vasistas larges comme les lourdes du Grand Palais.

— Mais elle est partie vous rejoindre, déclare la soubrette.

Mon cœur devient kif un os de seiche (plus sèche encore que la guitare). A travers le nuage de fumée, les frimes brunes se mettent à ressembler à une fresque de Jérôme Bosch.

— Me rejoindre où ça ?

— Mais… en Russie !

— En Russie ?

— Elle est partie ce matin avec Toinet. Elle était tout heureuse.

Je me fais la réflexion suivante : Conchita parle très bien notre dialecte et son accent est délicieux ; comme quoi, dans les pires instants, l’esprit conserve une certaine indépendance. Il subsiste toujours une distanciation entre l’événement, quel qu’il soit, et notre pensée profonde.

Maman et Toinet sont partis pour la Russie. La phrase de huit mots assez brefs pèse cent dix-huit tonnes, mais ne m’empêche pas de trouver que la bonne manie bien le français. Cela dit, il va falloir tout de même se consacrer à l’événement.

— Venez par ici, Conchita !

Je l’entraîne dans la cuisine d’où elle ne devrait logiquement sortir qu’en cas de force majeure.

— Vous allez tout bien me raconter, Conchita, en détails, vous voyez ce que je veux dire ?

Elle voit bien.

Le récit repose sur des pattes de sauterelle, mais je l’enregistre tel quel et te le rapporte en extension, dirait Alexandre-Benoît à la place d’in extenso.

Hier après-midi, J’AI TÉLÉPHONÉ À MAMAN DEPUIS MOSCOU, pour lui proposer de venir m’y rejoindre avec Toinet afin de lui faire visiter cette merveilleuse cité des papes. Je lui ai dit que tout était arrangé avec l’Intourist et qu’elle n’avait qu’à téléphoner au consulat général d’U.R.S.S. (dont JE lui ai fourni le numéro) de ma part pour qu’on lui remette ses visas et ses titres de voyage. Félicie était folle de joie. Elle a appelé le consulat, on lui a confirmé qu’effectivement tout serait prêt pour ce matin et qu’il lui suffirait de passer avant d’aller prendre l’avion.

Conchita farfouille le bloc où ma mère note la liste des commissions à faire et déniche le numéro téléphonique écrit de la main de ma vieille.

Dare-dare (tu penses !) je plonge dans les annuaires. Effectivement, ce numéro est bien celui du consulat d’Uéréssesse.

M’man a préparé une valise pour elle et le mine, elle a affrété un taxi et, ce matin, a quitté la maison après avoir fait à Conchita des recommandations qu’elle a suivies à la lettre, assure-t-elle.

Alors là, l’Antonio joli dépose son cul sur une chaise, ses coudes sur la table, son front dans ses mains et son cœur au vestiaire. Il se met à réfléchir jusqu’à Vladivostok. C’est pas la première fois qu’on m’embarque ma Félicie, mais jamais la chose ne s’était encore opérée de cette manière quasi officielle.

Ce qui me chenille le plus, c’est ce coup de grelot que J’AI soi-disant donné depuis Moscou ! Quel imitateur, ou quel instrument sophistiqué a pu abuser ma vieille ? Voilà qui tient du miracle, de la magie, de la technique la plus perfectionnée et de tout ce qu’il te plaira d’ajouter, je suis pas un poil-de-cuteur.

Je regarde partir la colonie ibérique, sur la pointe des pieds. Le guitariste coltine son instrument comme s’il s’agissait d’un animal qu’il emmène paître. Les dames m’adressent un sourire par l’encadrement de la porte. Conchita évacue les boutanches vides et aère les lieux.

Je me traîne jusqu’au bigophone pour turluter à mon pote Martin, directeur de la police de l’air. Il est en vacances, mais j’obtiens son adjoint Dubois. Sans rien lui révéler de l’aventure, je le prie de s’informer si maman et le lardon ont bien pris un vol pour Moscou aujourd’hui. Il note les « coordonnées » comme on dit puis de nos jours en attendant mieux, et promet de me rappeler dans le quart d’heure.

Conchita me demande si j’ai besoin de quelque chose.

Je lui répondrais bien qu’oui : de ma maman, mais ma requête serait mal comprise.

— Non, merci, Conchita.

Elle entreprend alors de m’expliquer les raisons de sa petite sauterie andalouse, je la coupe comme quoi je m’en fous, ce qui compromet un peu l’avenir, je l’admets, mais le futur, hein ? Pour ce qu’on en fait…

Inlassablement je me redis « Maman et Toinet à Moscou ». On pourrait imaginer une bande dessinée. S’il est vrai qu’elle se trouve à l’ombre du Kremlin, ma vieille d’amour, que peut-elle bien y fabriquer, sans moi ? Je l’imagine, avec notre garnement, dans un hôtel ou — qui sait ? — ailleurs. AILLEURS !

Il reste du Chambertin dans l’une des boutanches. Je me le sers. M’est avis que j’ai sous-estimé le camarade Gériatrov. A sa santé ! J’écluse le gorgeon de vin rouge.

Le turlu retentit : c’est déjà Dubois. Il confirme : M’man et Antoine ont bien pris le vol de ce matin pour Moscou. Selon un rapide calcul, nous avons dû nous trouver ensemble dans la capitale russe, Félicie, le môme et ma pomme !

Bon, va falloir en référer. Raconter l’anecdote aux instances supérieures, faire intervenir l’ambassade de France, les Affaires extérieures, tout le circus !

Je suis persuadé que m’man ne craint rien, néanmoins je voudrais bien qu’elle bercaille à nouveau. Sans compter que Toinet rate l’école, merde ! Déjà qu’il n’y fait pas de prouesses !

Les maths, ça boume à peu près, mais pour ce qui est du français, il a meilleur compte d’engager tout de suite une secrétaire. Ses rédactions, je t’en fais cadeau ! Il concourrait avec Béru, y aurait photo à l’arrivée pour les départager.

— Voilà quelqu’un, m’annonce Conchita qui visionne par la fenêtre.

— Qui donc ? bondis-je.

— Une dame.

Je me lève pour mater. Je vois radiner Katerina, sa valise à la main.

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