— Ne bougez pas ! Ne bougez surtout pas, madame de Vidroupette, ça va bientôt y être ! assure dame Mathias. Mon Dieu, mais il a fait combien de tours avec ce fil de fer ? C’est toi, Agénor, qui as ligoté Mme la colonelle après la machine à laver ?
— Non, c’est Gaëtan, proteste l’inculpé avec une mauvaise foi grosse comme ta connerie.
— Et qui l’a obligée à boire un litre d’huile Lesieur, je parie que c’est Mathieu !
— Pas vrai : c’est Josepha-Cécile.
La confusion croît dans le logis des Mathias au moment où j’y débarque. Le Rouillé, bourré de cachets, dort sur son lit où sa mégère l’a traîné à grand-peine. Quand ils sont rentrés, elle a trouvé la voisine chargée de garder son régiment de chiares en piteuse situation : attachée à son étrange poteau de torture, les vêtements en charpie, et trempant dans ses défécations consécutives à l’huile qui lui fut entonnée.
Mme Mathias continue de s’escrimer.
— Je n’ai pas de tenailles pour couper ce maudit fil de fer, il y a longtemps qu’ils ont mis à sac la boîte à outils. Passe-moi le couteau à pain, Marie-Geneviève ! Ne vous impatientez pas, chère voisine. Et merci pour votre amabilité. Commissaire ! Vous tombez bien, aidez-moi donc à libérer Mme de Vidroupette que mes chérubins ont ligotée pour jouet. Faites vite ! C’est toi, Aldebert, qui as coupé le chignon de Mme la colonelle ?
— C’est moi ! avoue spontanément Mélanie-Laurence. Je veux faire des cheveux à ma poupée.
— Voilà qui est malin ! Je suis sûre que Mme de Vidroupette ne voudra plus vous garder la prochaine fois, n’est-ce pas, chère madame ? Ah ! ça y est. Libre ! Merci, commissaire. Venez, madame la colonelle. Je vous proposerais bien de prendre un bain ici, mais ils ont bouché la baignoire avec du papier hygiénique trempé dans de la purée.
Elle entraîne la victime de sa tribu de sauvages jusqu’au palier et prend longuement congé de la dévouée personne.
Moi, tandis que cela, je m’escrime sur Mathias : vinaigre, taloches, coups de genou dans les côtes. Il finit par revenir à moi.
— Ah ! c’est vous, commissaire ; je me sens tout chose.
— Où en es-tu ?
— Je ne…
Il pousse un cri.
— Elle est là ?
— Qui donc ?
— Ma femme ?
— Elle bavarde avec votre voisine.
Il geint.
— Ne me laissez pas seul avec elle, je vous en conjure, ça été horrible quand elle a découvert que je m’étais inscrit au parti communiste.
— Tu es inscrit au parti communiste ? béé-je.
— Une pulsion irrésistible, commissaire. Ça venait de la cassette. C’est de la dynamite !
— Explique.
Il me dit que, dans un premier temps, il s’est projeté le film. Rien à signaler. Comme je l’avais assuré que ces bobines détenaient un secret, il a étudié la cassette de près ; et alors…
— Il suffit de déplacer l’enrouleur d’un cran, commissaire. D’un seul cran, grâce à un petit système des plus bêtes. Et alors, le diapaseur de figuration interjecte, comprenez-vous ? Toutes les vingt-cinq images il s’opère un crachmingue modulé, vous me suivez ? L’œil n’a pas le temps de le saisir, mais en continu, le subconscient l’enregistre et s’en imprègne. Il y a alors déconnection du mental sirupeux. Le cerveau obéit à des ordres qui lui sont transmis par grenulation hyperstatique, je me fais bien comprendre ?
— Superbement.
— Vous rendez-vous compte de l’arme que ça représente ? Vous violez l’esprit de la personne qui regarde le film quand il est décalé de ce petit cran de rien du tout.
L’arrivée de son épouse lui coupe le sifflet.
— Il est réveillé ? demande-t-elle.
— Non, fais-je charitablement : il délire.
— Il me fait sûrement un début de méningite, non ?
— Pas exclu.
— Je vais appeler notre médecin et lui dire de le faire visiter par un psychiatre, vous savez ce qu’il a fait, commissaire ? Vous le savez ?
— Beu, non, mens-je.
— Il s’est inscrit au P.C., commissaire. Lui, nous ! Je… oh ! Jésus.
Elle suffoque, puis, farouche :
— Allez, il faut réagir, récitons un « Je crois en Dieu » pour le salut de son âme !
— Vous en avez de bonnes, dit César Pinaud, bougon.
Il désigne un monçal (des monceaux) de cartons en vrac au milieu de son salon.
Le cher Débris rallume son mégot scrofuleux.
— M’oublier dans le magasin ! J’ai acheté un poste de télé, une vidéo, deux transistors en vous attendant. J’étais prêt à intervenir, l’oreille aux aguets ; je faisais semblant de m’intéresser au matériel exposé, et ce vendeur roué m’en a mis pour million et demi d’anciens francs. Que va dire Mme Pinaud lorsqu’elle rentrera de chez le coiffeur ?
— Elle sera sûrement contente, le rassure Béru, faut viv’ av’c l’progrès, Pépère. Faut bénéficier d’ce que la civilisation nous off’. Quand t’est-ce vous s’rez dans vos boîtes en sapin, v’s’aurez plus qu’l’ couverc’ à visionner.
— Sans compter, renchéris-je, que pour ce qui est de t’approvisionner en cassettes, compte sur moi !
Et bon, d’une chose l’autre, on repart dans « l’affaire ». Je l’ai bien toute à présent, sauf la mort de ma pauvre femme qui reste inexplicable. Saurai-je jamais qui a décapité la ravissante Katerina ?
— Tout a démarré à cause de Léla-la-Bretonne, dis-je à mes commensaux (sals et comment !). Elle a levé un jour un Jap et lui a filé la vérole. Le Nippon a dû se faire soigner et il a abouti chez le docteur Fépaloff.
— Dis-moi-z’en pas plus davantage, j’ai tout pigé ! hurle l’Excommunié. Ce Jap, c’t’un gars d’la bande aux cassettes. Il est d’venu pote av’c le toubib et…
— C’est presque ça. Les cassettes étaient destinées à imposer le marché japonais à travers le monde.
— V’là pourquoi les produits japonouilles investent de partout ?
— Ces cassettes imitent les véritables cassettes vendues en magasin ; une équipe de pickpockets remplacent les bonnes par les truquées. Ce viol des cerveaux entraîne un élan irrésistible sur tout ce qui est made in Japan. Mis dans la confidence, Fépaloff a voulu user de la chose sur un autre plan. Il a, grâce au procédé, fait confectionner des cassettes véhiculeuses d’idées.
— Plus un mot, j’ai tout pigé. Y l’a fait de la propagande communiss avec, toniture le Déchu.
— Au contraire.
— Quoi, au contraire ? Et Mathias, dis, c’t’en voiliant la vie d’ la p’tite Bernadette Soubiroute qu’il a été s’inscrire ?
— Attends : le docteur s’est mis à préparer des cassettes antisoviétiques qu’il faisait passer à Moscou à son pseudo-frère, à savoir le chauffeur qui m’a contacté. Par contre, il en avait toute une collection chez lui qui prêchaient pour le parti et susceptible de lui servir éventuellement de couverture. Parfois, il organisait des projections chez lui afin d’expérimenter leur efficacité. C’est un chercheur, ce type. Cette découverte japonaise le passionnait.
— Et comment ça a foiré, son bigntz ?
— L’organisation japonaise a appris qu’il y avait eu des fuites de son matériel. Elle a enquêté, et je gage que ça a mis la puce à l’oreille des Russes. De fil en aiguille, le complice moscovite de Yuri Fépaloff a été brûlé. Ayant compris la chose, il m’a chargé de ce message qui enjoignait au médecin de tout stopper. Moi, j’ai mon idée. Je pense que si on me l’a donné comme chauffeur, c’était pour lui fournir une occasion de se découvrir. Quand il m’a eu contacté, on l’a arrêté et interrogé. Il a craqué. Alors « ceux d’ici » se sont occupés du docteur. Russes et Japs se sont déchaînés simultanément.
« Lorsque les trois Ruscoffs sont venus chercher le toubib, il leur a expliqué qu’il faisait de la propagande « pro ». Il a parlé de sa collection, des titres qu’il avait à dispose. Il a cité des gens qui avaient visionné certains de ses films bricolés. Ceux-ci ont été conviés à témoigner. Du coup, nos potes soviétiques ont pigé qu’ils tenaient à portée de main une découverte sen-sa-tion-nelle.
« Hélas pour eux, quand ils sont revenus chez Yuri, les Japs étaient passés par là et avaient tout embarqué, SAUF UNE CASSETTE. Le vieux gredin d’en face leur a parlé de moi. Ils sont venus, mais j’étais absent. Peu après, un autre homme s’est pointé à notre pavillon, j’ai appris qu’il s’agissait d’un julot de la C.I.A. qui souhaitait m’entendre à propos de ma mission en Russie. Un seul trou noir, noir, noir : le meurtre de la petite Katerina. »
— Moi, j’ai trouvé en ce dont il concerne ce propos, affirme le Radié.
— Tu as une version ?
— Moui.
— Vas-y, je suis preneur.
L’Ephémère se ramone d’une quinte de toux qui lui gonflait les cornemuses.
— C’est les Russes de l’auto, mon pote, cherche pas ceux qui t’surveillaient. A preuve : ils maniaient la caméra et la caméra a pas enregistré l’arrivée et le reparti de l’assassin ; occlusion, l’assassin c’est eux.
— Je ne le pense pas.
— Et pourquoi tu ne le penses pas, gros futé ?
— Je ne vois pas ce qui les aurait motivés, pour assassiner de cette horrible manière une fille de leurs services qu’ils s’étaient ingéniés à me faire épouser.
La porte s’ouvre sur Mme Pinaud, toute mistifrisée façon Poupette. Elle nous sourit, puis s’écarquille en apercevant le matériel entreposé dans son salon.
Alors, Pinuche prend sa courage à Denain.
— Bon anniversaire, mon aimée ! gazouille le vieux serin en sautant au cou de sa gerce.
L’épouse reçoit la bibise et proteste.
— Mon anniversaire tombe en novembre, César, et nous sommes en mai.
Le Frileux s’en tire par une déclaration parfumée à l’œillet fané.
— Quand on aime, c’est tous les jours l’anniversaire de l’autre, ma Suprême.
Nous les abandonnons discrètement.
Comme je parviens chez moi, oh ! la la ! que se passe-t-il ? Je trouve notre rue encombrée d’ambulances et de voitures de police tous phares tournants.
Mon sang impur abreuve à toute vibure les sillons de mon cœur.
Est-ce chez nous ? Qu’est-il arrivé ? L’angoisse me ronge. Je flanelle des cannes. Un voile obscurcit ma vulve.
J’avise le gars Toinet parmi les badauds. Tiens, non, ce cirque concerne la maison voisine. Ouf ! Que dis-je : HOUFFFF !
— Antoine !
Le môme se retourne et accourt.
— Hé ! dis donc, l’grand, t’sais ce qu’est arrivé ?
— Non.
— Le vieux d’à côté, le père La Cerise comme tu l’appelles, eh ben il est devenu fou et il a coupé la tête à toutes ses bonnes portugaises. Tu te rends compte ?
Oui, je me rends compte.
C’est rudement chouette que Félicie ne se soit pas trouvée dans la maison la nuit dernière. Dans le fond, ils sont gentils, ces Russes, et drôlement opérationnels.
Enfin, moi je trouve.