A s’emberlificoter dans les menteries, on finit vite par se demander qui touche le plus d’allocations familiales, d’un père de famille ou d’une paire de chaussettes.
Vouloir bluffer à tâtons est en vain, vingt et vin (ce qui au total devrait faire soixante).
Bon, quand tu vends des salades défrisées à Mme Lelombec, passe encore ; mais risquant la chose avec un zig de la trempe de Couillapine, alors là, mon chérubin, cours t’acheter un fer au B.H.V. et tu repasseras !
Il a la victoire très sobre, comme on le lui a enseigné à ses cours du soir d’espionnage supérieur, Piotrounet. Il ne pavane pas pour une infante défunte, lui. S’abstient de sourire, reste dans un état torpide devant son second ballon d’alsace presque vide.
Alors j’envoie chier mon subconscient, comme quoi la paresse n’est jamais payante et qu’il est inutile de vouloir faire remplir ta déclaration d’un pot par la bonne quand ton expert-comptable se goure de colonne. Sana prend les choses en main.
— Piotr, mon grand blondinet, attaqué-je, es-tu d’accord avec moi pour convenir que ce qui est blanc n’est pas noir, et lycée de Versailles ?
— Parbleu ! rétorque-t-il non sans humour, n’est-il pas vrai ?
— Bien, le remercié-je-de-m’avoir-dit-parbleu ; alors je te pose une question, une seule, tu réponds oui, tu réponds non, tu réponds même merde, le cas déchéant.
Son beau regard exprime un vif intérêt ; je vois bien que mon nouveau langage le captive.
— Ecoute, Piotr, est-ce que tu admets que j’avais cette foutue cassette en ma possession et que, sans subir la moindre pression, je vous l’ai fait porter ?
— Oui, me dit-il.
— Merci, voilà, c’est tout. J’avais cette cassette et à présent, grâce à moi, c’est vous qui l’avez. Alors, de grâce, sois gentil et ne me fais plus chier la bibite avec un interrogatoire pour garçon coiffeur dévoyé. Merde ! On est encore en France. Je suis flic et tu viens m’asticoter comme si nous nous trouvions en plein Kremlin et que j’aie tenté de fracturer le coffre où vous planquez les préservatifs secrets du guêpe-et-houx ! Marre, à la fin. Ça commence par des serments de reconnaissance infinie et en moins de dix minutes vous mettez des tenailles au feu pour m’arracher les burnes. J’en ai ma claque de ce pandémonium !
Je virgule un bifton sur le guéridon et me casse en renversant ma chaise tant tellement que ma précipitance est vive.
A grandes foulées, je retourne chercher ma pompe. Cette trajectoire me donne à passer devant le pavillon du pauvre Alex Libris, mort au champ d’honneur de sa curiosité. Ça me rappelle un proverbe sicilien qui dit « Sais-tu pourquoi mon grand-père est devenu centenaire ? C’est parce qu’il ne s’occupait pas des affaires des autres ». Le professeur, il n’aurait pas été si foncièrement haineux, collecteur acharné de fiel, de merde et de sanie, et il aurait regardé la télé au lieu de ses voisins, il vivrait encore et pour un bon bout de moment.
Je marque un temps devant la bicoque grisâtre, terriblement utrillienne sous le ciel plombé. Drôle de poste d’observation. Des gens simples y seraient heureux. Ils feraient repeindre la casa et entretiendraient le jardinet. Ce serait bien que des moutards s’y ébattent. J’ai des goûts très pompelards dans le fond. Je m’en vante.
Il n’y a pas trente-six chemins pour vous conduire à la sérénité. Le bien a des goûts simples.
Libris, ça lui était venu comment, cette haine chevillée ? A la suite de quelle désilluse profonde ? Un méfait de non-bandance ? De vieux chagrins mal encaissés ? Un pauvre valétudinaire de l’esprit, en somme.
Et en contemplant son pavillon, voilà qu’une aurore se met à boréaler dans ma somptueuse coiffe à impériale. Le jour se lève enfin dans mon cœur, comme disait l’autre tu sais, çui qu’a une montre et des varices.
Je viens de m’expliquer des choses plongées dans le schwartz. Par exemple, les motifs de la visite des Jaunes chez ma pomme. Faut te dire ? Souate.
A l’origine, Alex Libris.
Ce cher vieux fumier, Achtung ! Il n’était pas rien que gentil avec moi, le foutraque. Méchant tout azimut, il en déversait aussi sur ma pomme de reinette et pomme d’api. Ce que j’entrevoye ? Ecoute. Il n’a pas perdu une miette de ce qui s’est passé chez le toubib la nuit dernière, à preuve, il est intervenu. Donc il m’a vu balancer la cassette sur le gazon, puis la récupérer.
Tu me suis-t-il ? Je te parie une place de cinéma contre une passe avec ta femme que les Japs ont envoyé quelqu’un dans les parages, plus tard, pour tenter de retrouver cette cassette manquante. Ils semblaient tenir à la collection complète, les bougres. Où peut-être ont-ils envoyé un guetteur pour observer ce qu’il allait advenir du cadavre de leur gros piquouzeur, peu importe. Œil-de-lynx-Libris les a retapissés, lui qui voyait tout. Alors, il se la radine et me cafte. Gnagnagna, c’est le commissaire qui a embarqué la cassette ! Nananèère ! Les autres, ravis de l’aubaine, se mettent en quête de ma pomme, ce qui leur est fastoche puisqu’ils ont eu ma brème à dispose. Ils vont chez moi, décidés à récupérer l’objet.
C’est pendant qu’ils fouillassent que je me pointe pour chercher la lettre de ma vieille. Ils m’endorment, lisent le message, apprennent de ce fait où Félicie m’attend. Quelle monnaie d’échange ! Ils s’empressent d’aller la chercher. Ils avaient certes la possibilité de me « questionner » sur place, mais je suis un coriace qui ne doit pas s’affaler à la demande.
— Tu fais de la délectation morose, Antoine ? questionne Piotr qui m’a rejoint.
Le glandu me fait dégoder. Ma mousse de pensée se dissipe comme celle du bain au bout d’un moment. Je ne sais de nouveau plus où j’en suis. Je pense à Katerina décapitée. Ce crime atroce a été commis bien avant la visite des Jaunes. Ils seraient allés deux fois chez moi ? Ils y seraient retournés après y avoir accompli un tel forfait ? Non, tu te goures, l’Antoine ; c’est pas ton jour. Aujourd’hui ça bande mou.
Couillapine ne se presse pas de rejoindre sa Porsche. Il a les deux mains dans sa veste de cuir et il fredonne du nez un air de son patelin ; mais ça manque de balalaïka pour accompagner.
— Allez, adieu, Antoine, murmure-t-il. Tu me fais un peu de peine.
— Je savais bien que tu es capable de compassion, Piotr.
Il me balaie d’un regard profond.
— Tu me permets de te quitter sur une petite pique, Antoine ?
— Une pique, ça va ; si c’est davantage qu’une pique, je te filerai mon poing dans la gueule, Piotr.
— Vous autres, Français, vous êtes et resterez toujours des amateurs, c’est ce qui fait votre charme.
Il attend pas que je décide si c’est une pique ou une vacherie et rejoint sa Porsche.
Décarrade impressionnante.
Je m’assois sur le muret de pierres blondes cernant la coquette propriété du docteur Fépaloff. L’air que chantonnait Piotr, voici un instant, continue de me musiquer l’âme, comme s’il m’était familier, et pourtant je ne l’avais jamais entendu. Je vois une grande plaine à blé, un ciel bas infini, des isbas, une fille d’un blond presque blanc sur une carriole déglinguée tirée par un cheval aussi pommelé que le ciel. On se fait des images, des idées. On se fait sa propre musique en s’appuyant sur n’importe quel air qui passe…
Faudrait peut-être que je cherche m’man ?
Faudrait, faudrait, faudrait…
Voilà que ma gorge se serre. Ça me fait ça de plus en plus. Je m’invente un tableau, je me compose une symphonie et l’émotion m’étouffe. Je me mets à penser à ce qui n’est plus, à ce qui bientôt ne sera plus. A moi aussi, bien sûr ; le moyen de s’oublier ?
Il faudrait pouvoir ramasser ce qui te reste de vie et en faire tout autre chose que ce qui va être inévitablement. Faudrait, faudrait, faudrait…
Mais qu’est-ce qui te reste de vie, Albert ? Allez, gros malin, dis un chiffre ! Dis-le vite. Vite : tu vas crever !
Je perçois un glissement à mon côté. Quelqu’un vient de s’asseoir près de moi, mais du côté de la propriété, si bien que nous nous trouvons comme sur ces canapés en forme de « S », le docteur et moi.
Il sent l’eau de toilette. Je connais ça…
— Eau Sauvage, de Dior, je soupire.
Il marque un silence, puis dit :
— Rina a raison quand elle prétend que vous êtes un flic pas comme les autres.
Tiens, on change de ton ? On admet me connaître à présent !
— C’est bourré de micros, chez vous, je suppose ? demandé-je.
Il soupire à nouveau, mais plus profondément.
Il y a du temps qui s’écoule. Le pavillon du père Libris est tout veuf dans la grisaille. Ce matin il faisait soleil, mais le temps bascule vite à Paris.
— De quel message étiez-vous chargé ? chuchote le médecin.
Je récite à mi-voix :
— La page 428 est arrachée.
— Maintenant, il est trop tard, fait le docteur.
— Vous avez été arrêté avant ?
— Oui, mais surtout celui qui a pris le risque de vous le confier.
— Ça concernait les cassettes ?
— Bien sûr.
— Et ça signifiait quoi ?
— Qu’il fallait les détruire.
— Sans trop d’indiscrétion, docteur Fépaloff, vous voyagez pour quelle maison ?
— La science.
— La rouge, la rose, la blanche ?
— Justement, sa couleur m’est indifférente, ce qui justifie mes ennuis.
— Vous êtes tiré d’affaire, à présent ?
— Je le serai tant qu’ils n’auront pas mis la main sur les cassettes.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils espèrent que je pourrai en constituer de nouvelles.
Mon sang me flanque des secouées monstres dans la caisse d’horloge. Alors, il est foutu, Yuri, puisque ce con de Mathias est allé livrer « ma » bobine. Ils n’ont plus besoin de lui, ce qui est terrible !
— C’est vous l’inventeur ? lui demandé-je.
— Oh ! non, je ne suis pas physicien, toutefois j’avais une telle expérience du procédé qu’ils croient que je vais pouvoir le reconstituer. Ils m’ont sommé de le faire en tout cas et, pour gagner du temps, j’ai accepté.
— Je vais vous faire protéger, Doc.
Il paraît sceptique.
— En plaçant des pandores devant ma porte ? Vous ne connaissez donc pas leur puissance ?
— Je peux vous faire établir de faux papiers pour vous et votre amie et vous aider à gagner un autre pays.
— Quel autre pays ? Il n’existe plus d’autres pays, commissaire. Si vous ignorez encore cela, c’est que vous avez conservé l’innocence d’un gamin de quatre ans.
Il murmure un timide « Merci » et regagne sa crèche. Je le hèle.
— Holà, Doc ! Si c’est un effet de votre bonté, dites-moi un peu ce que les Jaunes sont venus foutre dans cette aventure ?
— Reprendre leur bien, assure Fépaloff.
Et il rentre dans sa maison.
Mais je cours tambouriner à sa lourde.
Il rouvre, déjà mort d’anxiété, le doigt sur ses lèvres.
Alors je le biche par un poignet pour le ramener à l’extérieur.
— Attendez, il faut qu’on cause encore.
— Je n’ai rien d’autre à vous dire.
Je tape du pied.
— Mais bordel, ils se croient où, tous ces mecs ! éclaté-je. Je suis un flic, docteur. Un flic français, en France ! Et si je pique ma grosse crise, pire que celle de 1930, puissants ou pas puissants, y aura des remous, de la casse, des bavures, et plein de merde en flaques à travers des tas de gueules ! Et puis peut-être du sang et des malédictions à n’en plus finir. Y aura la peste noire, docteur Fépaloff ! Y aura des incendies ! Des véroles plus que vous n’en avez jamais soigné ! J’en ai plein le cul, moi, de vos salades à tous, cassettes, messages, assassinats, avec des moqueries en prime ! Vous me faites chier du poivre en grain, tous ! Pisser du vitriol pur fruit ! J’explose ! C’est marre avec vos micros, vos morts ressuscités, et les autres qu’on satellise pour pas les laisser traîner ! Il est à bout de nerfs, l’Antonio. Ex-chef de la police ! Pote intime à votre vieux papa gagateau de Gériatrov. San-Antonio, le fameux, en vente dans toutes les bonnes pharmacies et dans les pissotières publiques.
« Alors maintenant, vous passez à la caisse, mes drôles ; vous vous ferez buter plus tard, quand je serai parti ! »
— Voulez-vous que je vous donne un Librium ? demande calmement Fépaloff.
— Non, pépère, ce que je veux que vous me donniez c’est l’adresse des Jaunes, du moins un tuyau qui me permette de les loger. Ça, vous pouvez le faire puisque vous avez fatalement été en cheville avec eux à un moment ou à un autre. Je ne vous lâcherai pas avant, compris ?
Je ne vois pas pourquoi un magasin paierait de mine. Tu le vois, toi ? Il a déjà assez de taxes, de patentes et d’impôts à casquer, si en plus il devait payer de mine, le pauvre.
Celui qui m’intéresse est un magasin apparemment sans histoires. On y vend la télé et ses dérivés, plus des transistors capables de capter les ondes choucroutes, et des walkman qui permettent à des petits glandus de pouvoir mâcher leur chewing-gum sans être dérangés par le chant des oiseaux.
Le local est tout en longueur, il forme un « T » et c’est au bout, sur la transversale du T que se font les ventes. Contigu, se trouve un porche fermé par une lourde porte comme jadis dans ce quartier de la porte Saint-Martin. Les deux vantaux en sont ouverts pour l’instant et on distingue une cour avec des amoncellements de cartons ayant servi d’emballages aux appareils stockés.
— On y va, mes compères ? je demande.
Bérurier pousse un hennissement.
— Moi, j’y vais à l’œil, tient-il à me faire remarquer, vu que je ne fais plus partie de la Rousse ; c’est vraiment pour maâme ta mère que j’agite d’la sorte. T’es dans la mouscaille, mec, y n’s’ra point dit que j’n’eusserais pas compati.
— Le Seigneur t’en récompensera, Gros.
— C’est pas lui qui m’paiera un gueul’ton, bougonne l’Impie.
— Non, mais Il me dictera de le faire en Ses lieu et place.
Rassuré, Sa Majesté détrônée se range à mon côté. Nous pénétrons dans la cour, lui et moi, pendant que la Pinasse entre dans la boutique, comme un simple client ; en secours, tu piges ? Le principe de la tenaille fit de Napoléon Pommier un grand chef de guerre, et de San-Antonio un policier hors paires (de couilles).
Derrière l’accumoncellement d’emballages vides, nous trouvons une grande porte de fer dont la partie supérieure est vitrée avec du verre trop dépoli pour être au net. Fermée à clé, elle est. Serrure Yale surchoix, je te prie (zunique) de noter dans la marge. Mais qu’est-ce pour mon sésame ? Un zéphyr, moins qu’un brimborion, une mesquine formalité. Je te crique et te croque la serrure et nous voici donc dans un local passé à la chaux (pas de Pise, je l’ai déjà fait y a pas longtemps). C’est l’entrepôt du magasin. Tout un fourbi s’y empile. Des postes de télé ou de radio sur des étagères en gros bois blanc. Je te les nomencle pas, c’est pas le lard de cette historiette.
Ce qui m’intéresse, c’est l’escalier de ciment avec rampe de fer collé au mur du fond.
— On y va mollo, hein ? chuchoté-je dans les manettes du Mahousse.
Il branle ce que tu sais d’un air entendu et véhément. Allons-y, casquette ! Quatre à quatre, de la pointe du soulier, kif un footballeur qui s’exerce au dribbble[8].
Au sommet des marches, nouvelle porte de fer. Celle-là n’est pas fermée à clé. Juste un loquet. J’entrouvre mollo. Ça nous permet de pénétrer dans un second entrepôt, beaucoup plus petit ; aux murs des rayonnages, et sur ces rayonnages, des centaines et des centaines de cassettes vidéo. J’en empoigne une, au hasard, elle est vierge. Ensuite, j’en moissonne une deuxième, puis une troisième, vierges aussi.
Au centre de la pièce, il y a une grande table métallique avec des piles de cartons mis à plat, des rouleaux de scotch, de la ficelle, des étiquettes, bref, tout ce qu’il faut pour confectionner des emballages.
— Dans le cul, non ? murmure Bérurier.
— On dirait.
— Ton toubib de mes fesses s’est payé ta cerise, Bout-d’homme.
Je m’assieds sur la table, jambes ballantes. Une verrière basse dispense la clarté du jour mourant.
Curieux comme cet endroit où l’on vend des appareils à faire du bruit est absolument silencieux. On se croirait dans un caisson insonorisé. Juste un petit bruit ritourneur me parvient, à la fois proche et feutré. Une sorte de musiquette que je connais trop bien car elle me scie les nerfs, parfois. Elle est produite par un de ces petits jeux électroniques Game & Watch japonais. Toinet en possède un que j’ai eu la témérité de lui acheter, le jour où il a eu sa moyenne en orthographe, pour la première fois depuis sa scolarisation. Ça consiste en une barque sur la mer, barque dans laquelle se trouvent trois scaphandriers. Au fond de l’eau, une vilaine pieuvre noire est à l’affût. Les scaphandriers plongent pour aller repêcher le trésor d’un galion coulé. On règle leur plongée à l’aide de deux petits boutons rouges. La méchante pieuvrasse tente de glouper les plongeurs. Chaque fois qu’on parvient à les soustraire de ses tentacules, des points s’inscrivent sur un cadran. Le jeu produit un tic-tac musical et quand la pieuvre se saisit d’un petit bonhomme, un klaxon se déclenche. C’est cela que j’entends. Et ce bruit familier me fait songer à Antoine. Et alors, moi, que tu connais comme si je t’avais fait, je décide que le lardon est dans les parages.
— Qu’est-ce t’as-ce ? interroge mon ex-directeur.
Je lui intime de la boucler. Mon doigt dressé l’incite à tendre ses baffles.
— Ce p’tit zinzin ? il chuchote.
Je bats des cils.
— Eh bien-ce ?
— C’est un jeu dont Toinet ne se sépare même pas pour dormir.
— Y en a d’autres, objecte le Musculeux.
Oui, c’est juste, il y en a d’autres, des milliers d’autres, mais j’ai décidé qu’il s’agit de celui de Toinet, un point à la ligne c’est tout !
Chien de chiasse, l’Antonio ! Fureteur. Mais à vaincre sans mes rides on triangle sans boire, comme l’écrivait si justement l’homme qui bayait aux. Face à la baie, le mur comporte un renfoncement et il m’est aisé de constater qu’en cet endroit les rayonnages sont vides et qu’ils s’appuient contre un panneau coulissant. Que je fais coulisser un chouïa. De quoi glisser une œillée dépourvue de tout orgelet par l’interstice.
Je capte les deux tiers d’une chambre. M’man et Toinet s’y trouvent. On les a installés sur un lit de cuivre. Ils sont tête-bêche et on leur a mis des menottes dont chacune décrit un tour à l’un des barreaux du plumard. En outre, on les a rendus muets en les muselant avec de larges bandes de sparadrap. Tout cela est d’un grand classicisme, mais de les dénicher ainsi, ma vieille chérie et le garnement, j’en ai le pétard qui me vient tout seul au bout des doigts.
Le célèbre Santonio se recule pour permettre à l’Ineffable (de Florian, pour changer) Béru d’appréhender la situation.
Mais lui, il est plus impulsif que ma pomme. Le voici qui ouvre en grand pour se précipiter dans la chambre.
Tu verrais la réaction de Félicie en m’apercevant ! Ses yeux rient. Ils sont empreints de la plus totale tranquillité. Pas un instant elle ne doutait de ma venue, m’man. Elle a tellement confiance en moi qu’il m’est impossible de lui causer une surprise.
Bon, alors on est là, le Mastard et bibi, flingues en main, parés pour tous les rodéos, tous les Verdun.
Une voix nous parvient de la pièce voisine. Elle jacte français, mais avec un accent asiatique.
Et sais-tu ce qu’elle dit, cette voix ? Le sais-tu ?
Elle dit comme ça :
— Et à quelle heure, le commissaire Sant-Antonio sera de retour ?
— …
— Vous ne savez pas. C’est un vrai quoi ? Un courant d’air ? Dès que vous le verrez, dites-lui qu’il ne quitte plus son bureau avant que je l’aie rappelé, c’est très important : il s’agit de sa mère et de son fils !
Le petit jouet de Toinet continue tout seul à déconner. La pieuvre noire s’en donne à tentacules joie et bouffe les scaphandriers comme des amuse-gueules. On dirait un caquètement de poule avec des résonances métalliques. Son espèce de petit klaxon se déclenche à tout bout de champ. Tuu turlu tu tu ! Bon appétit, la pieuvre !
Le jacteur de la pièce voisine raccroche.
J’ai déjà arraché le bâillon d’Antoine et sa bouche irritée ressemble à un cul de singe.
— Combien sont-ils ? je demande.
— Y en a qu’un, chuchote Antoine.
Alors je souris et pénètre dans la pièce d’à côté. Un Jaune s’y trouve. Un mec trapu avec le regard en code. Deux trous de bite pour voir venir, c’est pas suffisant. Il a l’air soucieux, et mon intrusion ne lui apporte pas la sérénité.
— Vous vouliez me parler ? lui demandé-je-t-il.
Mon pauvre ami ! Ah ben celle-là, tu me la copieras ! Aucun animal au monde, sinon le boa constructeur, ne peut plonger sur sa proie avec un pareil instantanéisme. J’ai pas le temps de comprendre que me voici avec sa grosse tronche dans l’estomac.
Il part à dame, Antonio, le souffle sectionné net. Dans un brouillard, je vois mon tagoniste agenouillé à trois pas de moi, le masque convulsé par l’énergie.
Mais il tombe à la renverse car Béru vient de lui propulser un fauteuil voltaire dans le portrait. C’est lourd, un fauteuil voltaire. C’est raide. Le mec demeure les bras en croix sous le siège, groggy.
Le Gros s’avance, noble à tout jamais. Il redresse le siège, place l’un des pieds d’icelui sur le ventre du Jaune et s’assoit dans le fauteuil devenu bancal en déclarant :
— T’sais qu’ça nous mordrait, ces mecs, si on s’laisserait faire ?
Je me redresse tant bien que mal.
— Eh ben dis donc, l’grand, gouaille Toinet, ’reusement que tonton Béru était là !
Vexé, je m’approche de deux valises qu’il me semble reconnaître, en ouvre une. Bonno : les cassettes du bon docteur Fépaloff sont bien là.
On dirait que le vent a tourné, non ?