Il y a de grandes affiches dans les carrefours et en bordure des parcs publics qui disent comme quoi Lénine il en avait dans le chou et que Marx, dis, t’as lu Marx ? Excuse du peu !
Tout ça est rédigé en caractères acryliques, comme dit Béru, mais vu que c’est illustré de la photo des impétrants, je comprends le sens général bien que je ne lise pas le double-vé-zède-n-à-l’envers dans le texte.
Le taxi décrit une courbe de grand style et vient se ranger devant les immenses portes de l’hôtel Bofstrogonoff où je suis descendu (ou plus exactement monté, ma chambre se situant au onzième étage).
Je flanque des roubles au bahutier, lequel, roublard, me demande si je n’aurais pas plutôt des dollars. Je lui réponds que non, ce qui est faux, lâche et dépourvu de charité chrétienne peut-être, mais conforme à l’Office d’Echange.
Je m’approche de la conciergerie pour réclamer ma clé. Que pile à cet instant, une jeune femme blonde que j’aurais remarquée sans elle, tant elle est jolie et parfaitement tournée, m’aborde.
Son français est exquis avec juste cette glissade d’accent slave qui fait bander l’homme normalement constitué.
— Commissaire San-Antonio, n’est-ce pas ?
Je commence par le début, c’est-à-dire par lui voter un regard terriblement sexy, ponctué d’un sourire atrocement salace, lesquels sont suivis d’un « En effet, mademoiselle » qui pourrait passer pour les déclarations d’un éjaculateur en exercice.
Mais ça ne l’excite pas davantage que si je lui avais montré la radio pulmonaire de La Dame aux camélias.
— J’ai un message pour vous, de la part du camarade Anton Gériatrov, déclare la belle enfant que je vais me faire un bonheur de te décrire dans pas longtemps, pour peu qu’elle s’attarde, sinon à quoi bon ?
— Mais, ahuris-je, je le quitte à l’instant.
Passant outre mon objection, elle me présente un pli à en-tête du Kremlin (Bicêtre, administrateur gérant).
Je dépucelle l’enveloppe et en extrais une carte sur laquelle, quand on sait lire, on trouve le texte que voici :
Monsieur le Commissaire,
Après mûres réflexions, le Politburo a le regret de vous informer qu’il ne peut donner suite à l’offre de votre gouvernement. Nous souhaitons néanmoins que votre séjour à Moscou soit agréable. La personne chargée du présent pli est à votre disposition pour vous piloter dans notre capitale et faciliter vos déplacements.
Nous vous prions de croire à nos salutations empressées et cordiales.
Je ne déteste pas qu’on se foute de ma gueule à condition que ce soit réussi. Et là, ça l’est ! Il m’est déjà arrivé de ressembler à un con, parfois aussi à un moulin à vent, notamment le jour où je cherchais à attirer l’attention de m’man du haut d’une colline hollandaise ; mais elle ne pouvait me voir pour la triste raison que là-bas, le pays est tellement plat que les collines sont en creux ; jamais je ne me suis senti à ce point mystifié.
Car enfin, voyons les choses de près : cela fait un petit quart d’heure que j’ai quitté Gériatrov. J’ai pris un taxi illico pour me faire driver à l’hôtel Bofstrogonoff. J’arrive et une gonzesse m’y attend pour me remettre la réponse de l’Excellence. Ce qui couronne l’humour du message, c’est ce « après mûres réflexions ». Sa bafouille, papa Anton, il l’a virgulée par pneumatique, je m’explique pas autrement. Et une nana était à dispose ici pour me la remettre. Il aurait pu me dire non tout de suite, c’eût été moins farce mais plus franc.
Je relis le texte, le renquille dans son enveloppe avant d’empocher le tout.
Je suis assez joyce malgré le vanne du camarade Hiver, et tu sais-t-il pourquoi ? Parce qu’en fait j’espérais qu’il refuserait mon petit marka. T’entends, Bébert ? Textuel. On se disait, à Paname : « S’il accepte, c’est scié ; s’il refuse, c’est le panard. » Je t’expliquerai pourquoi un peu plus tard, n’oublie pas de me le rappeler au cas où j’oublierais.
— Bien entendu, vous vous appelez Natacha ? fais-je à la belle blonde.
Elle répond, d’un ton neutre comme toute la Suède :
— Mon nom est Katerina Ivanovna Sémonfiev.
— Presque un alexandrin, je lui exulte. On fait quoi, Katerina ?
— Je vous demande pardon ?
— Dans la lettre qui me tient lieu à présent de thermolactyl, le camarade Gériatrov me suggère de faire la tournée des grands partisans sous votre houlette. J’accepte avec joie ; que me proposez-vous ?
Elle a un magnifique regard sombre, Katerina, et pourtant, en y contemplant de près, ses yeux sont bleus, mais bleu marine. Sa blondeur tire sur le châtain clair. La bouche est admirable, beaucoup mieux que celle de la Joconde qui ressemble à la bouche de Jean-François Revel ; elle débute mince, et puis elle s’épaissit brusquement et forme une sorte de délicat fruit rouge. Pour le reste : taille moyenne, mais plutôt petite, seins fermes, hanches nobles, bassin stradivarien, peau claire, semée, comme on dit puis dans les beaux livres qui valent cher, de taches rousses. Elle est hélas assez mal fringuée d’une jupe de cheftaine scoute en flanelle grise, et d’une veste d’officier de marine tant mal que bien retaillée pour elle. Un chemisier rouge et des souliers plats complètent sa mise.
Elle me jette un regard froid comme le reste de colin que tu viens de sortir du frigo. Ma personne ne suscite chez cette belle enfant aucun intérêt.
— Voulez-vous voir le mausolée de Lénine ? demande-t-elle.
— Je connais déjà, Katerina ; je souhaiterais quelque chose d’encore plus drôle. Au mausolée, on ne sert pas de chachliks caucasiens et on n’y joue pas de la balalaïka.
— Il y a le restaurant Gougnotsky au bord de la Moskova.
— Je sens que j’y serai parfaitement heureux.
Elle ressort, lève la main, et une grande automobile noire, agrémentée d’une bande grise, vient se ranger devant nous, pilotée par un gros homme à trogne d’alcoolo en cure de désintoxication. Le gus porte une veste de toile bleue et se coiffe d’une casquette trop juste pour la soupière qui lui sert à se regarder dans la glace.
J’ouvre galamment la portière à ma guidesse, mais elle ne prend pas garde à mon geste et s’installe à l’avant, près du chauffeur.
Mortifié, je me jette à l’intérieur de la chignole. M’est avis qu’en fait de dame de compagnie, la Katerina, elle se pose un peu laguche. Le repas va ressembler à un enterrement d’indigent.
Tandis que le carrosse roule à petite allure dans les vastes artères dégagées, je pense à notre copain Homar Al Harm Oriken. Je vais profiter du temps mort pour t’affranchir. Ce gonzier est un agent soviétique, mais double. C’est-à-dire qu’il fricote aussi avec les Ricains ; il vient de les flouer superbe, nos potes yankees. Une sale combine sur laquelle je n’ai pas de détails. La seule manière de tenter une neutralisation du gars Homar c’est de le discréditer aux yeux de ses patrons russes.
Me suit-il-tu bien ?
Alors les services du contre-espionnage amerloque ont eu l’idée suivante : demander à un pays ami de proposer une transaction pour récupérer l’Egyptien. En l’occurrence : la France. Nous autres, l’Homar, on n’a jamais eu de contact avec lui. Seulement, en venant proposer au camarade Gériatrov de l’échanger contre des agents soviétiques, on compromet le type, tu piges ? Ils se disent quoi t’est-ce, les services popoffs ?
« Pourquoi la France tient-elle à récupérer notre homme ? Parce qu’il a travaillé pour elle sans nous en informer. Donc, il nous double. Partant de là, tout ce qu’il nous fournit comme tuyaux est sujet à caution. Il faut par conséquent “l’interroger” pour lui faire avouer ses étranges cachotteries ».
Donc, je viens de scier la branche de l’Egyptien. La preuve en est que mon interlocuteur soviétique refuse carrément le marché.
Alors moi, je suis n’heureux, bien s’heureux, très t’heureux de ma saynète. Faut croire que je l’ai jouée sans bavures : tout dans le masque, l’intonation. J’ai fait sobre, mais en force.
La voiture se range devant une vaste maison du siècle dernier. Ce devait être la résidence d’un quelconque familier du tsar. Il y a un parc avec de grands arbres que je te catalogue séculaires en deux coups les gros, pas se faire chier la bite sur des épithètes mieux calibrées qui te passent au-dessus de la hure.
Vaste parking, avec quelques bagnoles appartenant au corps diplodocus. Des chauffeurs polishent les chromes à la peau de siamois pendant que leurs boss clapent des œufs d’esturgeons. Les loufiats sont saboulés grand style. La Katerina va parmentier avec un métro d’autel. Le pingouin m’adresse un cygne, je le suis. Qu’à ma profonde surprenance, la môme demeure à l’extérieur.
Quoi donc ! Ah ! pas de ça, Lisette !
— Mademoiselle Sémonfiev, je lui dis-je, votre patron, Pépé Gériatrov, m’avertit que vous êtes à ma disposition. Pardon de reprendre les expressions thermales de sa baveuse, mais j’argue de cet exquis message pour vous prier de bien vouloir dîner avec moi. Manger seul est pour moi un pensum et il n’est pas question que j’aille m’empiffrer pendant que vous ferez le pied de pute dans ce parc.
Joliment troussé, n’est-il pas ?
La souris marque une hésitation. Le maître d’hôtel, qui s’est figé et m’attend, garde un visage plus étanche qu’une caméra sous-marine. Je subodore un cas de conscience.
— Je ne suis pas habillée, objecte la gente damoiselle.
— Vous l’êtes mille fois trop à mon goût, lui virgulé-je, pas feignant du madrigal, le Sana.
— Un moment ! dit-elle.
Elle retourne à la chignole déjà rangée sur le parkinge, ouvre sa portière et se penche en avant comme si elle entendait faire une petite pipe au chauffeur. Son buste disparaît. Moi je te parie la photo en couleur du général Jaruzelski contre celle de mon cul que la gosse use d’un téléphone planqué sous le tableau de bord.
Elle radine, toujours impassible.
— Allez vous installer, je vais vous rejoindre, promet-elle comme Prométhée sur son rocher de La Rochelle.
Cette fois, je me laisse piloter par le maître d’hôtel. Qu’on va dans une vaste salle, très palace de jadis, des dorures, des glaces, des tentures, des lambris. Sur une estrade, un orchestre confectionne des valses et puis des mazurkas. Les musiciens sont en costume national samovar. Les lustres géants offrent la particularité de supporter des bougies au lieu d’ampoules, ce qui compose un éclairage romantique à se chier dans le bénouze, aurait écrit Musset dans son fameux « Bonjour d’Alfred ».
Tu parles d’une classe ! Tu t’attends à voir débouler la Grande Catherine et ses love boys.
Les convives sont smarts, et même heurffs, en y regardant à deux fois : les femmes en grande toilette, les hommes en smok ou bleu écrasé. Je suis à la limite du hors jeu avec ma flanelle grise. Le chef loufiat l’a retapissé car il me refile une table derrière des plantes vertes, dans le fond de la salle.
Ce qui n’empêche qu’une armada de gonziers se m’empressent, qui avec une assiette d’argent, contenant des amuse-gueule au caviar, qui avec un flacon de vodka surglacée, et rikiki avec un grand menu brioché, en parchemin de Compostelle, rédigé en russe sur la page de gauche, en anglais sur celle de droite.
Je commence à avoir les piloches, aussi grignoté-je des toasts en attendant l’arrivée de mam’selle Katerina. Elle a dû passer par les toilettes pour se retoucher le négatif. Il est évident qu’ici, elle va détonner avec ses fringues de travelo bulgare.
Un cardeur passe. Je sais le menu parker, et ai fait mon choix : caviar-blinis, côtelette Pojarsky avec cacha, champagne.
Et tout à coup, la chaise d’à mon côté se déplace et une frangine archisublime s’y dépose. J’ai juste le temps de me lever en castatatrophe. L’arrivante porte une robe de soie jaune, est maquillée star, un collier souligne la nénaissance de ses chers seins. Me faut un bout de moment pour reconnaître Katerina.
— Voilà qui tient du miracle ! m’exclamé-je.
— Non, répond-elle, le Gougnotsky est équipé, voilà tout.
Et sans donner davantage d’explications, elle s’arme du menu.
Je te l’ai déjà dit, mais je vais t’y répéter, parce qu’entre toi et le roi des cons y a qu’une couronne de différence. Le maître d’hôtel nous a placés derrière des plantes vertes. Lesdites sont destinées à dissimuler l’entrée d’un petit salon-bar où des convives qui en attendent d’autres vont écluser un godet ; il en résulte un certain va-et-vient.
J’achève d’enquiller mes blinis quand un groupe de gens habillés en personnes passe à la lisière de notre table. Des Ricains. Diplomates, probably, ou journalistes, je reconnais l’accent et les fringues ; aussi cette belle santé tonitruante qui leur évite de passer inaperçus.
Ils sont six : quatre julots et deux gerces. Ils ont déjà dû biberonner pas mal de verres car leurs pommettes sont enflammées comme la Volga dans ce fameux film de je ne me rappelle plus qui.
— Mais c’est l’héroïque San-Antonio ! exclame le gonzier qui ferme la marche.
Je reconnais en lui un pote de Newsweek, colosse débonnaire aussi à l’aise dans la vie qu’un fer à repasser dans le gant d’un boxeur. Il me file une claque sur l’omoplate gauche. Ma clavicule plie mais ne rompt pas.
Comme nous sommes des gens pratiques, on évite de se dire « Tiens, tu es à Moscou », ce qui serait constater l’évidence et on a d’autres chattes à lécher.
De par ailleurs, il serait mal venu de nous questionner à propos de nos occupations ici. Alors on se contente de se dire que « ça va et toi ; moi ça va merci ». Cet échange d’une certaine portée intellectuelle ménage le présent sans compromettre l’avenir, comme dit la chère Mme Soleil qui a plus d’un sac dans son tour.
Mon pote recolle à son peloton. Puis se retourne et, d’un signe de tête, m’invite à le rejoindre. Je prie Katerina de m’excuser.
— Juste pour t’épargner une possible déconvenue, Roméo, murmure mon pisseur de copie. Au cas où tu ne le saurais pas, je te signale que la petite grand-mère qui dîne avec toi est un homme.
Il me ponctue la révélation d’un clin d’œil libidinesque et je reviens à ma table avec autant d’entrain que si je devais y bouffer une platée de limaces vivantes. Mon allégresse est tombée comme un parachutiste qui a tressé ses sustentes avant de sauter. C’est le genre de gag que je n’apprécie pas. M’est avis que le camarade Gériatrov se paie ma gueule au-delà de ce qu’autorisent les conventions internationales.
J’achève le repas sans proférer un quart de syllabe, juste je fais « Merde ! » en renversant la salière, ce qui est signe de dispute, comme on a dû te l’enseigner au lycée en cours de sciences nat’. Mon mutisme ne semble pas outrager « mon » compagnon. Il clape sans s’émouvoir, avec beaucoup de parfaitement, comme une personne bien éduquée, boit modérément, use de gestes gracieux. Cet artiste est un surdoué du travesti.
L’orchestre balaïke à tout berzingue. Y a des lamentos fouailleurs qui te gnagnatent sous les testicules, ou bien qui t’escaladent l’épine dorsale comme un alpiniste les Grandes Jorasses.
J’expédie la fin du repas.
Quand c’est finito, je réclame la douloureuse, mais le maître-autel me répond qu’il n’y a pas d’addition.
— Je suppose que vous devez vous changer en sens inverse, « mon » petit ? fais-je sèchement à mon accompagnateur en forme de trice.
Il hoche la tête.
— Je peux disposer de cette robe toute la soirée.
— En ce qui me concerne, je vous donne congé, la vodka me flanque sommeil et je compte rentrer me coucher.
Il ne répond rien, me suit à la voiture.
L’éclairage des grandes artères est froid, donc générateur d’ombres maussades. On traverse la Place Rouge. Les coupoles du Kremlin luisent au clair de lune, à l’arrière-plan. Je me demande pourquoi le style byzantin me laisse indifférent. Pour moi, c’est de la nougatine, du loukoum ; il ne fait pas sérieux.
Le gros chauffeur roule comme s’il tirait une caravane de trois tonnes cinq. Allure d’enterrement. Ça me rappelle des choses de jadis. La mort de papa. On avait pris place, m’man et moi, dans le corbillard qui le ramenait dans son pays natal. J’étais jeunasse. Félicie pleurait en silence. Je regardais se découvrir les gens sur notre passage. Je sentais que la vie continuait et je m’en voulais d’être rassuré par cette certitude.
Je frime la nuque décolletée de « Katerina ». Gracieuse. Cheveux fous. Tu jurerais de l’authentique ! De la fumelle avec bon de garantie. Pourquoi m’a-t-on flanqué ce gusman dans les pattounes ? Pour me forcer à l’abstinence ? Ils ne manquent pourtant pas d’amazones émérites, nos potes russes. De toute manière, je l’aurais pas violée, la Katoche. Le genre soudard, chez Sana, c’est à la carte seulement, sur demande expresse de l’intéressée.
L’hôtel Bofstrogonoff est brillamment éclairé. Une certaine animation règne dans le hall.
Je descends en voltige de la limousine et claque la portière.
— Merci, messieurs, lancé-je sans regarder mes mentors.
Je m’engouffre. Dans un renforcement du hall, une boutique vend des denrées « occidentales » payables en dollars. Je profite de ce qu’elle est encore ouverte pour empletter un étui de cinq cigares castristes.
Ma chambre est confortable, avec une belle salle de bains qui fait le bruit d’une locomotive déraillée quand on ouvre les robinets, mais on peut les laisser fermés.
Une superbe peinture représente de jolies Ukrainiennes qui chantent en moissonnant. Pile dessous, un réfrigérateur propose du champagne de Crimée avec bouchon de plastique et de la vodka.
Je me dévisse un flacon, tombe la veste, largue mes pompes, ouvre la télé qui justement retransmet un superbe match de fote-bol, allume un cigare et prends une posture relaxe dans un fauteuil rampant. Ne me reste plus qu’à attendre demain pour regagner le bercail.
Le cigare est trop sec, la vodka trop chaude et le match m’intéresse autant que la lecture d’un arrêté préfectoral réglementant le stationnement des romanichels sur le territoire du Puy-de-Dôme. Alors je répudie mon verre, écrase mon cigare, éteins la téloche, et me laisse voguer sur le gracile esquif de la rêverie, comme l’écrivit inoubliablement George Sand dans « Essuie tes moustaches, Alfred ».
Nul n’en ignore, lorsque tu rêvasses, déchaussé dans un fauteuil, le soir, à Moscou, tu ne tardes pas à t’endormir.
Je souscris d’autant plus volontiers à cet aimable usage que j’ai sommeil.
Et me voilà donc dans un semi-coltar. Peu de bruits ambiants. Moscou s’endort aussi.
Je suis soustrait à ma pioncette par un grattement. Illico réveillé, je qui-vive.
Pas de doute, quelqu’un titougne doucement ma lourde, avec l’espoir d’attirer mon attention, tout en n’éveillant pas celle d’autrui.
Je me lève à mi-voix et me rends à l’entrée.
Un papier vient d’être glissé sous l’huis. Je lis, sans avoir besoin de le ramasser :
Ouvrez, mais sans prononcé un mot.
Le mot « prononcer » a été orthographié avec un « é » (accent tégu).
Je délourde sans bruit. Me trouve face à face avec le chauffeur de tout à l’heure, le gros en veste de toile bleue qui trimbale un physique d’éthylique. Il a le visage plein de veines pétées ; ça lui compose des toiles d’araignée violettes et bleues sur les joues. Son regard lui sort des trous ; il est d’un beau rouge de glave expectoré par un phtisique. Ses crins blonds se cendrent. L’homme paraît nerveux, malgré son bide qui planture. Il n’arrête pas de mater le grand couloir comme s’il craignait d’y voir débouler un escadron de Cosaques au triple galop.
Respectueux de sa consigne, je l’interroge du regard. Avec le sien, il m’indique qu’il souhaiterait entrer. Je m’efface. Il pénètre. Fin du premier mouvement de cette rhapsodie moscovite.
Une fois à l’intérieur, le gars tire de sa poche un maigrichon carnet dont le papier grisâtre paraît avoir butiné de cul en cul. Il déniche un crayon et se met à écrire :
Ne dites rien, à cause des micros.
J’opine. Il me pléonasme les claouis, cézigue. Pas besoin de me rendre une visite tardive pour m’annoncer une telle nouvelle.
J’attends la suite. Elle se pointe. De son écriture appliquée mais tremblée, dans un français correct mais comportant presque autant de fautes orthographiques que la thèse d’un étudiant en lettres, il poursuit :
Mon frère habite près de Paris, pouvez-vous vous charger d’un message pour lui ?
Nouvel acquiescement muet du commissaire Santonio. Le visage aubergine de mon visiteur s’éclaire. Il me décoche un sourire qui tord ses lèvres belles comme des varices, suçote son bout de crayon pour le rendre pointu, puis repart dans ses écrivasseries :
Il se nomme Yuri Fépaloff. Il habite Conflans-Sainte-Honorine. Vous pouvez apprendre cela par cœur ?
Moui, moui, parbleu ! réponds-je avec ma lippe coutumière.
Mon ami Fépaloff (car je lui suppose le même patronyme qu’à son frère) écrit encore :
Vous lui direz exactement ceci : « la page 428 est arrachée ». D’accord ?
D’accord, fait mon menton soulevé et abaissé à deux belles reprises.
Mais le visiteur du soir est un inquiet.
Ecrivez pour mieux mémoriser, je vous prie !
Il retourne son carnet et me présente son pauvre crayon. Sans une ombre d’hésitation je trace les mots qu’il attend, à savoir :
Yuri Fépaloff, Conflans-Sainte-Honorine. La page 428 est arrachée.
Alors il opine chaleureusement et me met la main sur l’épaule dans un geste spontané de gratitude exemplaire. Puis il froisse les feuillets écrits et aussi ceux, encore vierges, qui ont servi de support, va les déposer dans le lavabo et craque une allouf. Belle et brève flambée. Le méchant papelard se biscorne, noircit, cendre. L’homme fait couler longuement l’eau chaude pour entraîner les résidus dans la tuyauterie. Il paraît rasséréné.
Me tend une large main, avec des poils, encore des veines bleu-bite, des cicatrices blanchâtres, des ongles carrés et noirs.
Je la lui serre et agite mon cher chef avec énergie, bien lui rassurer les anxiétés, ce brave homme, lui donner muettement, mais avec force, l’assurance que sa commission sera faite.
Il va ouvrir la porte, se vaseline dans le couloir. Adios, amigo !
Je relourde sans bruit. Mentalement, me répète les indications fournies par le chauffeur : « Yuri Fépaloff, Conflans-Sainte-Honorine. La page 428 est arrachée. » Pas dif’ de s’arrimer ça dans le cigare.
Je me dirige vers la fenêtre et l’ouvre en grand. Je guigne la sortie du Popoff.
Il s’arrache de l’hôtel d’une allure traînante pour gagner la grosse voiture noire à bande grise stationnée sur le parking plein de cars. Je vois sortir deux malabars de l’ombre. Des colosses aux épaules rembourrées par leurs mamans. Ils portent, l’un une casquette antédiluvienne, l’autre un feutre qui fait songer à celui de Pinuche. Ils disent deux trois mots brefs à mon pote et le poussent dans la tire. Le mec à casquette s’installe au volant, celui au chapeau prend place près de mon visiteur.
M’est avis que ça va être sa fête.
Et qui sait ? Peut-être aussi la mienne par la même occasion ?