Elle va d’une démarche souple et aérienne. Tu donnerais ta bite à couper qu’il s’agit d’une femme à part entière.
La porte ne l’arrête pas, si je puis dire, car elle en actionne le loquet délibérément, sans sonner ni même toquer, ce qui serait la moindre des choses.
Elle pénètre dans le couloir, s’arrête devant la patère que m’man a héritée de tante Marthe, y accroche l’imperméable qu’elle tient sur le bras ; puis elle s’arrête à l’orée de la cuisine pour me dire très simplement, d’une voix infiniment quotidienne :
— Le temps de monter ma valise et de me recoiffer, je suis à toi.
Tu en as déjà vu des méduses ? Pas celles qui radeautent, celles qui te charognardent la peau. Eh bien un banc de méduses ne sera jamais plus médusé que ma pomme. La Katerina, je te parie le truc de l’autre jour, qui t’a tant fait jouir, chérie, contre celui d’un officier de carrière, qu’elle connaît les lieux aussi bien que je connais ta jolie culotte rose à bordure de dentelle noire, ma poule. Avec une tranquille détermination, elle s’engage dans l’escalier, prend le couloir, ouvre la seconde porte à droite qui est celle de ma chambre.
Conchita, presque aussi envapée que bibi, me langoure un regard teinté de reproche.
— C’est une amie de vous ? elle bredouille.
En guise de répondre, j’automate jusqu’au premier floor. Il est obligé de se cramponner à la rampe, l’Antonio, pour compenser son abasourdisance. De ma démarche léthargique, je rejoins la (ou le) Russe (ou Russe). L’aimable arrivante a déjà ouvert sa valtoche et en sort des robes qu’elle étale sur MON lit. Puis elle ouvre MA penderie pour y butiner des cintres.
Elle murmure, tout en rangeant ses armures :
— Tu veux bien demander à Conchita de me faire un café, chéri ?
Alors moi, je me dis que de deux choses l’une : ou bien je lui savate les meules à coups de tatane avant de la flanquer par la fenêtre, ou bien je la biche par les épaules et je lui supplie d’annoncer la couleur, pas me laisser mourir en état de point d’interrogation.
Comme toujours, je me décide pour un moyen terme :
— Le café, tu le veux avec trois sucres, comme d’habitude, mon ange ?
— Ce serait gentil, répond Katerina.
Elle passe dans la salle de bains et commence de s’y défringuer. Tu comprends sa russiance à ses dessous. Lingée à l’ancienne, ma pensionnaire. Une combinaison de satin rose, comme désormais n’en portent plus que les bourgeoises âgées et leurs bonnes portugaises, soutien-gorge, culotte consciencieuse. Je louche sur le slip, y décèle à l’endroit pubien, un renflement qui peut être produit, soit par une zézette modeste, soit par une touffe luxuriante. Je connais aussi des friponnes qui ont la motte en relief, bombée charmant. Toutes les conformations, voire malformations se trouvent dans la nature.
— Et mon café ? insiste miss Moscou.
— Je vais te le commander, ma bien-aimée.
Je la laisse à regret. J’ai l’impression de marcher dans de la barbe à daddy. Et puis aussi de rêver. Tu veux parier que je me trouve encore à l’hôtel Bofstrogonoff ? Je vais me réveiller, retrouver la réalité. Le coup de grelot de Gériatrov, mon voyage au côté de Katerina, m’man partie pour Moscou avec Toinet, la fiesta andalouse, tout cela appartenait à un bioutifoule cauchemar à grand spectacle, pour comédie musicale américaine. L’arrivée de Katerina at home, c’est le point d’orgue.
— Conchita, vous voulez bien nous faire du café ?
— Si.
Elle enclenche le perco italien que j’ai offert à Félicie pour la fête des Mères, et que seule Conchita sait manœuvrer ; m’man continue en douce de faire son caoua avec sa vieille cafetière émaillée.
Bon, il va bien falloir qu’on bavarde un peu, la Russe (ou le Russe) et moi, non ? Ce genre de situation fait très joli au premier acte, seulement si tu passes pas la vitesse suivante, le moteur chauffe et les spectateurs se mettent à tousser.
Le café est déjà prêt. Les hommes sont suicidaires, je trouve. Ils passent leur temps à inventer ce qui les supplée. Un jour, on n’aura plus besoin d’être sur terre : des ordinateurs y existeront à notre place ; ce sera enfin le temps des grandes vacances éternelles. Y aura plus besoin de s’éplucher la biroute pour obtenir la sixième semaine ou les douze heures de travail hebdomadaire, non plus que l’avant-préretraite. On coincera la bulle for ever. Ce sera même plus la peine de copuler. L’espèce s’éteindra à l’ombre de la cybernétique triomphante.
Bon, un petit coup de dérapage contrôlé, c’est comme une application de lait hydratant sur la cervelle. Comme une compresse d’eau froide. J’en ai grand besoin. Remouille-moi la compresse, mignonne !
— Vous prenez le café au salon ? demande Conchita.
— Moi, oui, mais… cette dame l’attend dans sa, heu… dans ma chambre.
Je branche la télé pour savoir ce qui s’est passé dans le monde pendant ma courte absence. Et aussi pour dire de me donner une contenance. Agir coûte que coûte afin de neutraliser le vertige qui m’empare.
Sur l’A2 c’est précisément les actualités. Le gazier de noye raconte les passionnantes tribulations du Conseil des ministres, si riche en péripéties, comme quoi on va voter un train d’impôts nouveaux, augmenter le tabac, l’essence, les capotes anglaises d’importation, taxer les taxes, et encore une chiée de bricoles.
Conchita se fait familière. Comme elle sent que je n’ai pas envie de lui parler de notre visiteuse, elle branche sur autre chose.
— Où on va, Monsieur ? elle répète comme elle a entendu à la boulangerie, chez l’épicier, le dentiste, le marchand de Tampax, le boucher, dans le métro, à l’arrêt du bus et chez sa cartomancienne.
— On ne va plus, ma fille : on est arrivés, tranché-je.
Elle acquiesce et s’éloigne avec le plateau destiné à Katerina. Mais moi, l’Antoine, quelque chose de nouveau me turlupafe. Issu de la TV. Je cherchaille dans ma pauvre cabêche tant cigognée par les circonstances et je trouvaille.
Le Conseil des ministres !
Il a lieu généralement le mercredi (du moins en était-il ainsi à l’époque où j’écrivais cet ouvrage exceptionnel), or NOUS SOMMES DIMANCHE !
Ecoute, j’avais rendez-vous hier avec le camarade Gériatrov. Le samedi 24.
Je contrôle sur mon agenda, et oui c’est bien ça. Donc, nous sommes le dimanche 25, non ?
Je cavale à la cuisine où m’man épluche religieusement son éphéméride en se levant, chaque matin. Toute la vie, j’ai vu fondre l’année contre le mur, près du placard.
Je lis « Mercredi 28 mai ». Y a le nom du saint à fêter en dessous, mais comme j’en ai rien à branler je ne m’approche pas pour le lire ; et le quartier de la lune idem, je m’en tamponne.
Faut pas se laisser couler à pic dans le sirop, ma gosse ! Un petit coup d’élixir de comprenette et ça ira mieux. Attends, le décalage horaire entre Moscou et Paname n’est pas de trois jours, sinon je l’aurais appris en géographie. Conclusion, j’ai eu trois jours de « blanc » quelque part dans mon emploi du temps. Pas besoin de chercher : c’est à l’hôtel Bofstrogonoff que ça s’est opéré. Ma nuit qui m’a paru hachée, a duré 72 heures. C’est pas encore la nuit lapone, mais on y vient ! L’étrange, c’est que je ne me suis pas senti perturbé en me réveillant.
Conchita reparaît, souriante derrière sa jolie moustache de jeune première.
— Votre dame est très gentille, me dit-elle ; elle sait mon nom, et même celui d’Angel, mon ami. Elle sait aussi où il travaille, et combien j’ai de frères et sœurs, alors que je m’y perds ! Vous n’avez pas dit à Mme Maman que vous alliez vous marier ? C’est dommage, Mme Maman aurait aimé assister à la noce. Et Toinet, donc !
Elle hoche la tête d’un air réprobateur. Dans son pays on fait plus de cas de la famille. Ces Français sont de drôles de zozos, décidément !
Je m’exhorte au calme. « Santantonio, mon amour, me chuchoté-je. Tu vas te montrer à la hauteur des circonstances, n’est-ce pas ? On attend de toi des réactions tempétueuses, car tu ne peux pas ne pas regimber. Eh bien, mamour, tu vas montrer ce que c’est qu’un vrai Tantonio coulé dans le bronze, avec son certificat d’origine. Self-control, mon pote ! Phlegmon britannique, comme dit Bérurier-le-Gros. Tout miel, mon biquet ! Ton âme est couverte de rosée. »
Je continue de mater la téloche ; justement on nous passe un reportage extrêmement bien fait sur la Tanzanie (que mon immortel Mastar appelle la « Tante Jeanine »). Dar es-Salam, magnifique port de pêche où les terre-neuvas viennent acheter leur choucroute et faire des parties de zanzi dans les bars[1].
Je suis captivé par ces neuf cent et quelques mille kilomètres carrés de territoire qui pourraient devenir des mètres cubes si les autorités voulaient bien s’en donner la peine.
Ça se finit sur la perspective de faire venir des zébus de Madagascar, ce que je considérerais personnellement avec bienveillance.
Katerina me rejoint à la fin de l’émission. Elle porte une robe de chambre de satin rose comme on en trouve encore dans certaines merceries de la Creuse où la valise du représentant en dessous infâmes n’a encore jamais mis le pied.
Avec un soupir, elle prend place dans le fauteuil voisin, celui de ma chère Félicie. Mais je me retiens de la gifler.
— Bien remise du voyage, mon petit cœur ? je lui demandé-je.
Elle opine (ou il opin).
J’éteins la téloche.
— On prend un drink, baby : j’ai de la vodka russe au réfrigérateur.
— Volontiers.
Je hèle Conchita, lui réclame la boutanche à étiquette verte, deux verres, et lui conseille d’aller se torchonner.
— Elle s’imagine que je t’ai épousée, dis-je, quand elle est sortie. C’est toi qui lui as raconté ce beau conte de fée Carabosse ?
— Je lui ai dit la vérité.
Attends, ne me bouscule pas, petite môme d’amour. Nouveau coup de théâtre ! Faut le temps d’enregistrer. Toujours bourré de nonchalance, l’Antonio. Calmos, mon bonhomme ! Tout finira par s’élucider.
— Car nous sommes mariés ? reprends-je sur un ton qui servirait de canne à Charlot.
— Tu l’ignorais ? rétorque Katerina, sans la moindre note d’humour.
— Tu as vu ça où ?
— Sur nos papiers d’identité. Mariés à Moscou. Un fonctionnaire de l’ambassade de France te servait de témoin. Les pièces justificatives sont sur la table de ta chambre.
Moi, si l’absence de Félicie ne me ligotait pas, parvenu à ce point de l’action, je massacrerais « ma chère » épouse, et elle passerait sa lune de miel à s’appliquer des escalopes crues sur les châsses pour réparer des gnons l’irréparable outrage.
Je regarde les quatre belles phalanges saillant sous ma peau brune ; placées aux extrémités de ma rage, elles pourraient défoncer la tourelle d’un char d’assaut.
— Marié à un travesti, ricané-je, ma réputation ne laissait pas présager une telle faillite.
Elle sourcille.
— Un travesti ?
— La rumeur publique m’a informé de la chose.
Katerina hausse les épaules.
— Je ne sais pas où tu vas pêcher de telles « rumeurs publiques », mon cher époux.
Sans hâte, elle se lève, dénoue son peignoir sorti d’un film en noir et blanc des années 30. La voici de nouveau en culotte et soutien-loloches[2]. Elle passe ses mains dans son dos, comme seules les gonzesses parviennent à le faire. « Clic ! » Son bonnet à deux têtes tombe. Du pouce elle descend le slip. Flouttt, la culotte est à ses pieds.
Si bien que je me trouve en tête à chatte avec l’une des plus ravissantes créatures qu’un homme et une femme aient jamais tricotée. Katerina est du sexe féminin à en faire bander un moustique mâle ! Ses seins ont une couleur fabuleuse, de soierie afghane, dans les tons mordorés, avec des embouts presque mauves, que pardon, docteur, faites-m’en livrer trois douzaines ! Quant au frifri, mon gamin, je renonce. Il s’intègre magistralement au paysage, te fait constater combien le fessier est superbe, bien pommé, sans méplats ni vergetures. La crinière est blonde, le moulassement impec, la bouche-que-veux-tu chuchoteuse.
Mentalement, je gratifie mon copain du Newsweek d’un flot d’injures entièrement françaises et qui le resteront, car j’imagine mal ce que produirait leur traduction dans la langue de Ronald Reagan, que j’ai surnommé « le Masque aux dents blanches ». Ce gus, la différence existant entre lui et un mannequin du Bon Marché, c’est qu’un mannequin du Bon Marché fait plus jeune et dit moins de conneries.
Mais qu’est-ce qu’ils ont, tous, sur cette chierie de planète, à se laisser driver par des vieux branleurs mal ravaudés ? Quand t’as trente-cinq balais, les jeunastres te réputent croulant, mais à la tête des pays, tu trouves quoi t’est-ce que ? Du nœud faisandé, mon pote, du bipède cacochyme monté sur roulettes ; frite émaillée, râtelier en talon aiguille, colmatage aux cellules de taureaux fougueux. Ça se traînasse, se laisse porter, ça a le sourire fixé au collodion ; ça serre des mains comme ça tirerait un demi de bière pression ; ça bredouille, glandouille, part en quenouille ; c’est fantomatique ; ça bavoche, ça fait sous soi ; ça signe les grands livres où qu’il y a toute la page blanche pour eux, comme une piste de ski. Ils ont la permission de trembler en paraphant ; les fautes de carre on s’en aperçoit pas à la téloche. « Ces malades qui nous gouvernent ? » Que non : ces spectres qui nous gouvernent. Echantillons vivants des pompes funèbres générales !
Amenez pépère à la tribune ! Portez-le jusqu’au micro ! On a changé sa couche-culotte ? Ça sent bizarre ! Et son formol, dites, vous l’avez renouvelé, son formol ? Qui est-ce qui lui a lacé son corset pour qu’il se tienne comme ça, tout de guingois ? Sa poche pour la sonde vessie, elle est bien fixée, au moins ? La dernière fois y a eu déconnexion pendant la prise d’armes !
On a vérifié sa pile avant de le sortir ? Pas qu’il nous reste en rade, ce vieux machin ! Il a eu toutes ses piqûres, vous avez fait la check-list ? Son pardessus ! Qui a boutonné son pardessus ? On le lui a mis à l’envers, merde ! Vous croyez qu’il est à l’aise pour gouverner avec un lardeuss boutonné dans le dos ! Monsieur le secrétaire général du secrétariat particulier, je vous cause ! Vous ne vous êtes pas aperçu que son chapeau aussi est de traviole ? Il a l’air de jouer dans « Pivolot aviateur » ! Vous imaginez la photo à la une des journaux ? Et oubliez-moi pas de le découvrir au moment de l’hymen national, surtout ! Le mois dernier il avait gardé son bitos au Mont Vénérien. Le prochain, je vous préviens : on se le fera empailler pour être tranquilles.
Moi, franchement, je pense que ça cache quelque chose, tous ces fossiles au pouvoir. Tu veux le fin fond de ma pensée, Gédéon ? Y a qu’un seul P.-D.G. en ce monde. Ou plutôt un seul conseil d’administration, et qui dirige tout, tout, TOUT : les Amériques, les Asies (dans le métro), les Europes, l’Afrique. Tout, je te dis : l’île de Pâques et le Canada, la Chine, Monaco, le Honduras et sa cousine germaine. Une seule tronche, une seule volonté, avec des mannequins qu’on met à l’avant-scène pour envoyer des baisers, faire des promesses, lancer des avertissements, représenter la France, le Pataouère et les îles Sous-le-Vent dans les réunions internationales.
On est posés dans un immense leurre. On crie « Vive ! » ou « A bas ! ». Mais c’est du pareil au même. Un jour on sera tous Coca-coliens, je l’annonce, je prends date ! Coca-coliens, voire Nestléiens, Shelliens des fois ? Il est trop tôt pour se prononcer ; on ne peut que supputer, augurer, pressentir. On ne saura vraiment que lorsqu’il sera trop tard. Même le bon Dieu n’est pas dans la confidence. Car c’est ça le terrific de notre temps : on fait de l’arnaque au Seigneur, on Le garde out. Ils ont investi Son paradis, noyauté Ses saints, soudoyé Ses archanges. Y avait des taupes plein Son entourage. Dans le beau grand ciel de jadis, le camping a remplacé les félicités. C’est plus saint Pierre qui organise, mais Trigano.
Et pour en revenir au sublime cul de Katerina, beau à crier, plus chouette à contempler que la photo de M. Begin, je me demande pourquoi l’ami Simson a cru devoir me virguler cette infâme bourde. Prétendre que cette sœur est un travelo constitue un crime de lèse-chattoune. A-t-il confondu ? Voulait-il me détourner de la môme et, coincé par le temps, a-t-il usé de ce mensonge kolossal dont il savait, le gueux, l’impact qu’il aurait sur moi ? Peu importe.
Je souris aux merveilles qui me sont dévoilées.
— Enfin du positif ! soupiré-je. Vous me ragaillardissez, Katerina.
Elle procède à deux enjambées qui me la livrent.
— Je suis à votre disposition, mon amour, fait-ELLE (j’écris elle en majuscules pour compenser mes doutes éhontés).
Un étourdissement me biche. Qui célébrera comme il convient le vertige de la tentation ? Moi, tu crois ? J’en serais capable, avec si peu de culture et un style de chiottes bouchées ? Tu me conseilles qu’il faut que j’essaie ? Que je raconte avec force ce flamboiement intérieur qui rend la réalité improbable, t’arrache à la médiocrité quotidienne pour te transporter à bord du tourment sensoriel vers les extrêmes vertiges ? Non, ça c’est nœud, ce que je bonnis. On va croire que je copie par-dessus l’épaule à l’académicienne ! Bon, je laisse quimper. Je voulais simplement te dire que la prébandaison, c’est encore mieux que la Renault 5. Moi, faut que j’exprime direct, sans ciselure. Sinon je me ramasse, me fraise la prose. Mon tempérament de grand romancier se met en torche.
Je suis là, balançant entre le pour, si tentant et le contre, si déprimant. Situation saugrenue. A la suite d’une fausse union manigancée à des fins qui m’échappent, cette sublime femelle se trouve chez moi, à Saint-Cloud, France. Seulement, ma Félicie n’y est plus, elle ! Et ça va où, tout ça ? Vais-je n’écouter que mon zigodon à tête fureteuse, casque allemand, jugulaire bleue, bourses déliées et lui sauter sur le poilu de Verdun ? Ou bien vais-je me draper dans la tristesse d’Olympio et refuser les délices qui me sont offertes avec amours et orgues ? Devine !
— Montons, décidé-je sourdement.
Elle me précède. Rien n’est plus stimulant que de gravir les marches en ayant les yeux au niveau d’un fessier dodelineur qui te sourit de toutes ses fossettes.
Je me suis muni de la boutanche de Moskovskaïa et de nos verres. Les noces russes, faut les célébrer dans la tradition, non ?
Une fois dans la chambre, je remplis les godets tandis que la lascive va illico s’allonger sur ce qui va devenir une couche nuptiale.
Bien que possédant un fabuleux self-control, elle laisse poindre une certaine surexcitation. Son regard a une brillance qui ne résulte pas d’une crise de conjonctivite.
— A nos amours, donc ! fais-je en lui tendant son glass.
Elle opère un cul sec de grand style et lance le verre contre le mur. Il va éclater contre une aquarelle de Folon dédicacée à mon nom par lui-même personnellement.
Le temps que je ramasse les débris, pas s’entailler les arpions, et la môme roupille, foudroyée aussi vite que son godet par la dose extrêmement massive de somnifère que j’ai filée dans sa vodka. Elle en a pour au moins douze plombes à tutoyer Morphée ; effet garanti.
Je la borde bien, en mari attentionné. Qu’ensuite je quitte notre masure par-derrière et vais escalader le mur citoyen, comme dit Béru, nous séparant du père La Cerise, notre voisin, grand hébergeur de Portugaises comme je te l’ai précisé auparavant.
Il a fini de les ramoner, le croquant, et a procédé à l’extinction des feux. Je traverse son jardin encombré de constructions sauvages qu’il fait édifier sans permis d’aucune sorte pour héberger ses petites reines du fado. Azor, son clébard, un bâtard à poils rares, Caniveau pure race, aboie tout ce qu’il sait. Je me hâte de sauter le mur du fond, qui donne sur la rue des Fauvettes.
Me faut ensuite un petit quart d’heure pour trouver un bistrot d’ouvert. Il est bondé de jeunes en train de flipper ou de se bouffer la gueule sur les banquettes.
— Vous avez le téléphone, patron ? je demande à un gros mec qui devait se destiner à une carrière médicale car il a un serpent tatoué sur l’avant-bras.
— Est-ce que j’ai une gueule à pas l’avoir ? rétorque-t-il.
— Certes non, conviens-je, mais il pourrait être en dérangement lui aussi.
Et ce fut César Pinaud qui me répondit, de cette voix farineuse qui donne envie de plonger ses cordes vocales dans la grande friture.
— Je te dérange, Mathusalem ? Tu dormais ?
— Non, je remplissais ma déclaration fiscale.
— J’eusse été surpris que ce fût ton devoir conjugal.
— C’est fait depuis longtemps, assure la Pine.
— Quinze ans, vingt ans, davantage ?
— Une heure ! affirme le Vétuste.
— Ça ne devait pas être triste, dis-je. J’ai besoin de ton concours, l’Ancêtre.
— Tout de suite ?
— Pire : immédiatement. Viens me rejoindre à Saint-Cloud.
— Chez toi ?
— Surtout pas, ma maison est vraisemblablement surveillée. Je me trouve au bar Billon, près de la poste. Tu as ta voiture ?
— Elle est au garage, tu n’ignores pas que je m’en sers peu, mais je vais prendre le héroère.
— Surtout pas, je te veux avec ta Rolls !
— Tu sais que je remise à Levallois, où j’ai trouvé un box dont le prix de location…
— Quand bien même tu remiserais à Carpentras, va chercher ton os et arrive !
J’en suis à mon troisième rhum-limonade et le troquet s’apprête à fermer lorsqu’un bruit de moteur asthmatique trouble la quiétude de la place. Les chaises sont déjà sur les tables, le tatoué vient d’arrêter son enregistreuse et son loufiat fait du curlinge avec les verres vides sur le formica du rade.
Je sors.
La Pine est là, au volant de sa Juvaquatre bleue.
L’auto soubresaute comme un animal en agonie. Elle émet des râles, puis s’agite férocement.
— Je ne sais pas ce qui se passe, s’affole papa Blanche-Neige, j’ai coupé le contact mais le moteur tourne toujours.
— Elle est comme toi, elle fait de l’auto-allumage, diagnostiqué-je. Profitons-en pour repartir !
Il remet le contact. Aussitôt son tas de ferraille s’immobilise. Nous lui prodiguons quelques soins d’urgence et, touchée par notre esprit de charité, la Juva redémarre.
— Tu as des problèmes ? demande alors la Pinasse.
— Pas beaucoup, mais des beaux, dis-je. J’ai été marié à mon insu à une ravissante Russe et on m’a embarqué maman à Moscou, toujours à mon insu.
César conduit comme d’autres défèquent quand ils sont constipés : les dents serrées, le visage et les mains crispés.
— A part cela, rien de grave ? demande-t-il.
— Non, mon cher Trisaïeul, à part cela tout baigne dans le caviar.
— Tant mieux. Où allons-nous ?
— A Conflans-Sainte-Honorine, tu connais ?
— J’y ai passé des vacances charmantes il y a quelques années, murmure l’Extatique.