CHAPITRE IX

Je crois que c’est le maréchal Lyautey qui disait : « L’essentiel quand quelqu’un te prend pour un con, c’est de ne pas être en reste ! »

Et comme il avait raison, l’Africain (il n’avait pas six pions, mais plus d’un détour dans son désac).

L’Antonio se redresse d’une détente féline, bombe à toute vibure hors de ce cher pavillon où il coula (en Chine on dirait : il coulit) tant d’heures sereines. Traverse le jardinet comme une bourrasque de vent chasseuse de feuilles mortes qui se ramassent à l’appel du balayeur.

Le v’là dans la rue (en anglais : in the street). Puis au camping-car des Russes. La voiture, naturellement, est fermée à clé, mais tu as déjà entendu parler de mon ami sésame. Un rapide, celui-là, style les gonziers qui font l’amour en deux coups de botte expresses : clic, clac, merci Kodak. Je délourde la porte à glissière. Pénètre dans le véhicule.

Alors là, mon pote, s’agit de ne pas chômer. Les premiers arrivés seront les premiers servis. Je ne perds pas de temps à admirer les aménagements ; oh ! que non. Il suit son idée, le bel Antoine. Elle brille haut et clair dans l’obscurité de cette affaire à la noix vomique. Je me dis que si ce que je crois est, c’est qu’il est, sinon je n’y croirais pas. Les raisonnements par l’absurde sont les meilleurs. Exemple : les électeurs de Paul Deschanel qui le réélurent député après qu’il dut abandonner son mandat de président de la République. Comme on les accusait d’avoir accordé leurs voix à un agité du bocal, ils objectèrent : « La preuve qu’il n’est point fou, notre député, c’est qu’on a voté pour lui ! »

En l’occurrence, je vote pour moi à une écrasante majorité, certain d’avoir raison, ou pour le moins de ne pas avoir tort.

Au-dessus de la cabine de pilotage du camping-car, se trouve une espèce de compartiment qui, dans un camping-car normal, doit servir de placard de rangement. Mais dans mon occurrence, la niche est dépourvue de portes.

En son centre une petite caméra est fixée à un socle d’acier, ce qui lui permet de pivoter à la demande et de décrire un arc de cercle d’une trentaine de degrés. Au niveau de l’objectif, le pavillon de l’auto comporte une étroite meurtrière vitrée, invisible de l’extérieur où elle passe pour un enjolivement, étant faite de verre teinté à la couleur de la carrosserie.

Que fait l’Antonio ?

Merci : tu as tout compris. Oui, il dégoupille le flanc de la caméra et récupère la bobine qu’elle contient. En exécutant ce travail, il s’aperçoit, le magicien de la baise, que l’objectif est équipé d’un système infrarouge permettant de filmer la nuit.

Vite, je revisse le capot de l’engin.

La bobine est trop volumineuse pour entrer dans mes poches. Je ressors de l’auto et, fissa fissouille, la virgule par-dessus le mur de notre cher voisin. Qu’ensuite, vroum-zic chplaf ! je relourde derrière moi.

Ça doit être tangent, les mecs ! Notez que l’ensemble de l’opération ne m’a pas pris trois minutes et que mes visiteurs n’ont aucune raison de se manier le train.

Comme je retraverse le jardinet, j’avise un gazier lesté de mon matelas roulé. Sa charge le tient courbé, aussi ai-je le temps de me planquer derrière notre tonnelle.

Sitôt qu’il est passé, je trace dans la maison.

Une marche craque : la neuvième (dite l’Héroïque). J’ai juste le temps de reprendre ma place dans la cuisine. Je vois défiler la malle, avec le colosse blond à un bout, et l’un de ses potes à l’autre. Avdotia ferme la marche.

Tout ce petit monde s’esbigne dans la nuit mourante sans plus s’occuper de moi. Je les regarde partir par la fenêtre. Ils emportent la malle-cercueil jusqu’à une CX break, cette merveilleuse voiture qui ressemble à une ambulance lorsqu’elle est blanche, à un corbillard quand elle est noire, et à une tire de suiveur de courses cyclistes quand elle est peinte de n’importe quelle couleur. La leur est d’un beige métallisé qui stimule l’aurore. Ma femme s’y trouve chargée.

La CX démarre en souplesse. De profundis !

Le camping-car lui emboîte la roue, Amen !

Pour dire, j’achève le café resté au chaud grâce à un système de thermostat ou je ne sais trop quoi.

J’ai froid, je claque des dents malgré que la température soit clémente. Il se sent pauvret, l’artiste. Abandonné. Veuf ou orphelin, ça fait beaucoup à la fois. Mais la vie continue, avec son tas d’immondices à déblayer quotidiennement. Courage, mon biquet.

Je commence par grimper dans ma chambre. Impec. Tu ne croirais jamais qu’il s’y est passé ces choses épouvantables. J’ai beau renoucher, tout ce que je détecte c’est deux petites étoiles de sang en train de brunir sur le papier de la tapisserie.

Je soulève le matelas neuf. Bonne qualité. Du pur wool, mon pote ! Ferme comme je les aime. Les draps ont bien entendu été changés aussi. Juste, il reste une entaille dans le sommier, causée par la pointe du sabre. Mais grande comme une cicatrice d’appendicite. Je dirai à Conchita de le ravauder. Elle coud comme une connasse qui n’aurait jamais appris à coudre, mais pour un sommier, hein ? Après tout, y a qu’elle qui le voit, quand elle fait mon plume.

Je me tiens le raisonnement ci-dessous :

« Antoine, il convient de te montrer fort. Ne te laisse surtout pas chambrer par des arrière-pensées ou des fantasmes. Quand on a manqué de se noyer, il convient de vite retourner à la flotte. En conséquence, si tu veux que ta chambre ne devienne pas un lieu maudit, use zan dare-dare. Et pourri ! à bas le veston, les tatanes, le grimpant. Je me pieute comme un brave manar épuisé par son labeur. Tout à l’heure il fera tout à fait jour et, qui sait ? peut-être soleil si le bon Dieu est de bonne humeur. »

Je ne m’étais pas gouré dans ma première appréciation : le matelas est excellent.

* * *

Señor ! Señor Antonio !

A grand mal j’ouvre mes châsses soudés par la fatigue. Conchita est là, en peignoir sans manches, ses artichauts sous les bras.

Elle me considère avec une complaisance manifeste. Je lui enverrais la paluche au valseur, elle glousserait et trémoulerait, la moustachue.

— Quoi donc ? geins-je.

— Il y a un señor qui vous demande…

— Quel señor, ma poule ?

— Il dit qué c’est très ourgente.

Je refoule les couvrantes. L’lbérique n’en perd pas une miette, d’ailleurs passe-moi les miettes, Julot : une chopine cornac de réveil glorieux, ça fait rêvasser les jouvencelles, non ? Je m’empresse de me draper Coquette dans les pans de ma limouille, mais ces chemises de jour sont courtes et j’ai un sacré matériel à planquer, sans vouloir me livrer à une publicité éhontée. D’ailleurs, tu peux venir voir, Minette, elle est à dispose tous les jours, sauf le mardi, qui est le jour de fermeture hebdromadaire pour les musées.

Je reste planté sur mon tapis, vaseux, le cerveau en pointillé, tout mélanco du clapoir, à regarder Conchita avec des yeux de bœuf, laquelle me visionne elle, avec des yeux de génisse. Il est chibré comme un alguazil, son toréador, pour que mon soubassement la fascine à ce point ?

— Il a dit son nom, votre señor ?

— Non, mais il paraît excité.

— Dites-lui que j’arrive, blondinette.

Elle ne se décide pas à se m’arracher.

— Allez, allez vite ! insisté-je en lui faisant signe de partir avec mon zob.

Bon, elle obtempère.


Quelle n’est pas ma stupeur d’apercevoir le professeur Alex Libris dans notre couloir. Il a refusé de s’asseoir. En tenue de ville, il paraît plus mauvais encore que dans sa robe de chambre. Il porte un complet sombre, pas noir mais presque, en tout cas pire que gris foncé, et une pèlerine de cape et d’épée rejetée altièrement par-dessus chaque épaule. Il est coiffé d’un étrange chapeau de feutre gris, à ruban noir, presque sans bord. Il semble échappé d’une troupe italienne spécialisée dans la commedia dell’arte.

— Et vous dormez comme un bienheureux ! vocifère le professeur de haine en m’avisant.

— Cela ne vous arrive jamais ? plaidé-je.

— Pas dans les cas exceptionnels, monsieur. Pourtant je ne suis pas flic, moi ! Et il faut que je fasse votre travail !

Je penaude :

— Pardonnez-moi, Sire, j’ai eu les oreillons en étant petit, de plus j’ai été piqué par une mouche tsé-tsé lors d’une chasse aux Noirs en Afrique.

Indécis, il se tait un instant.

Je mets la chose à profiterole, comme disent les pâtissiers, pour placer une ou deux questions qui me semblent pas plus connes que celles dont on crible les personnalités invitées à la téloche.

— Comment avez-vous eu mon adresse, professeur ?

— Par le vieux crabe qui roupillait dans l’auto tandis que ces affreux hommes jaunes s’apprêtaient à vous trucider. Entre parenthèses, vous auriez pu venir me remercier, au lieu de décamper comme un malpropre !

— Ne m’avez-vous point enseigné, déjà, qu’il convient de n’accorder à autrui aucune satisfaction ?

Il hoche sa belle tête pensante.

— C’est juste.

— Donc, mon vieux collègue vous a fourni mes coordonnées ? Pour quelles raisons les lui avez-vous demandées ?

— Pardine : pour vous recontacter. La plupart de mes élèves, bien que tentés par mes cours, n’osent « plonger » et je dois jouer un peu les rabatteurs.

— Je suppose que vous ne me visitez pas à cette heure matinale pour démarcher ?

— Matinale mon cul, cher policier. Il va être neuf heures avant longtemps ; cela dit, non, je ne suis pas venu vous relancer par esprit mercantile. Vous avez des dons haineux manifestes et vous êtes suffisamment intelligent pour comprendre qu’ils doivent absolument être développés. Voici ma carte, un coup de fil et j’accours, vos heures seront les miennes. Mes tarifs sont basés sur un forfait. Le cycle complet revient à deux mille cinq cents francs, plus mes éventuels frais d’essence, mais basta : je suis là pour vous dire que vous avez quitté la maison du docteur un peu trop précipitamment.

— Je vous écoute.

Il se gratte la joue.

— Ecoutez, flic, je veux bien faire votre métier, mais il faut que cela me rapporte.

Il envoie le bouchon à la limite du hors jeu, le prof. Son cynisme me file la coqueluche. Je lui sors une quinte d’atout proche de l’expectoration et prends, durant cette tyrolienne de sanatorium, le parti de refréner ma colère.

— Hélas ! cher professeur, je ne suis qu’un modeste fonctionnaire sans gros moyens et qui ne dispose pas de caisse noire.

— Dommage, en ce cas je garde mon information. Rien sans rien, camarade ; j’ai déjà donné, non ? Hier je vous en ai déballé grand comme ça sur Fépaloff, sa vie, ses mœurs, sans vous réclamer le moindre maravédis. A partir de maintenant, halte-là ! Il faut cracher au bassinet !

— Une supposition que je vous fasse chier, prof ?

— C’est-à-dire ?

— Convocation au Quai des Orfèvres en la matière, interrogatoire, puis inculpation pour non divulgation d’éléments intéressant une importante affaire criminelle ; j’en passe, mais la réflexion m’en apportera d’autres, et des plus salés.

Il me sourit.

— Vous allez devenir un vrai beau fumier, mon ami. Quel talent ! Je ferai de vous une saloperie royale. Cela dit, vos menaces ne tiennent pas debout. Si je dois témoigner, je dirai tout, y compris que vous avez fait l’amour à la malheureuse compagne du docteur. J’imagine les manchettes des journaux. Sympa, hein ?

Je sens que nos relations bifurquent mochement. Lui aussi renifle la chose. Il se décide à faire le premier pas.

— Allons, flic, un bon mouvement. Je ne vous demande pas la lune, simplement, je désire troquer mon renseignement ; pour le principe. Tenez, je vous l’échange contre votre montre, ou contre une fellation de votre soubrette andalouse, encore que l’Espagne suce mal ; ces mystiques vous pompent en implorant le pardon de la Sainte Vierge et on ne fait pas une bonne pipe la bouche pleine d’oraisons.

— Dans le salaire que je verse à Conchita, ce genre de délicatesse n’est pas incluse, lui fais-je observer, sinon la chose deviendrait du proxénétisme.

— C’est juste. Alors, vous me proposez quoi ?

Si je me laissais aller, je lui répondrais bien que je tiens un coup de pompe dans le cul à sa disposition, mais ce serait compromettre irrémédiablement nos pourparlers.

— Ecoutez, professeur, est-ce que deux cents francs vous conviendraient ?

— Mais naturellement. Disons cent, même : je ne veux pas vous écorcher vif.

Je vais chercher un talbin, morose, en pleine déliquescence et le lui tends. Alex Libris l’empoche prestement.

— Peu après votre départ de Conflans-Sainte-Honorine, les autres sont revenus, déclare-t-il.

— Les Japonais ?

— Non : les ravisseurs du toubib. Le médecin était avec eux, mais dans quel piètre état. Il titubait et ses tortionnaires devaient soutenir sa marche.

— Intéressant. Et alors ?

— Ils sont entrés tous les quatre dans la maison.

— Et puis ?

— Ils ont découvert les cadavres et ont paru stupéfaits. Le docteur, malgré qu’il soit mal en point, s’est jeté sur sa dulcinée en pleurant. C’était grand comme du Shakespeare.

— Ensuite ?

— Les trois bonshommes ont exploré le grand meuble peint qui contenait naguère des cassettes sous fausses reliures. Puis ils sont allés à l’appareil vidéo.

— Et encore ?

— Ils ont entraîné le médecin hors de la pièce, dans sa chambre, je suppose. Ils n’y sont pas restés longtemps. L’un d’eux est revenu au living pour prendre quelque chose sur le cadavre du gros Japonais, je n’ai pu voir ce dont il s’agissait.

Moi je crois deviner : une aiguille à poignée ronde !

Alex Libris poursuit :

— Quelques minutes plus tard, les trois hommes repartaient, abandonnant le docteur chez lui.

— Après ?

— Il n’y a plus d’après, comme le dit la chanson. La maison est toujours éclairée bien qu’il fasse jour, mais elle est sans vie. J’attendais l’arrivée de l’assistante du docteur, seulement le jeudi est son jour de congé, et aussi celui de la femme de ménage ; Félapoff et sa souris faisaient la grasse matinée deux fois par semaine : le jeudi et le dimanche. Vous pensez qu’ils l’ont tué avant de partir ?

— Je le crains.

Le professeur se fout en rogne.

— Quoi, le craindre ! Moi, je jubile, mon gars. Je me dis : un de plus ! Chouette nuit, non ? Et sans moi il aurait pu y avoir vous sur le carreau en supplément de programme.

— Qu’est-ce qui vous a pris de me faire sauver la vie ?

— Oh ! je n’ai pas agi de gaieté de cœur, vous vous en doutez, mais je vous considère comme un élève potentiel, d’ailleurs j’ai été récompensé de mon initiative puisque votre vieux branleur a abattu le gros Japonais. Cela dit, un Jaune, c’est moins jouissif. Ces braves gens sont si éloignés de nous qu’ils m’indiffèrent. Me réjouirais-je de la mort d’une huître ?

Il hausse les épaules.

— Je suppose que vous allez revenir à Conflans, n’est-ce pas ?

— Ça n’entre pas dans mon programme immédiat car je sais ce que j’y trouverais.

— Et quoi donc ?

— Les morts de la nuit, plus le cadavre du docteur avec une aiguille enfoncée dans le cœur. Merci pour vos précieux renseignements, professeur, je regrette de ne pouvoir vous les payer leur prix.

Le superbe gredin rejette les pans de sa pèlerine derrière soi, en un mouvement altier qui n’est pas dépourvu de grâce. Tu croirais qu’il est au service de M. de Tréville.

— Dites voir, monsieur de la Police, j’ai encore un renseignement à céder, un très beau, dix-huit carats. Mais foin d’argent entre nous, la chose me gêne. N’auriez-vous point quelque denrée alimentaire à me proposer ? Chez moi, comme chez tous les hommes seuls, la boustifaille est négligée.

— Mon Dieu, lui dis-je, regardez dans le réfrigérateur où mon excellente femme de mère garde des trésors.

— Vraiment, je puis ?

— Je vous en prie.

Il va déponner le frigo et se penche. Des exclamations lui viennent, qui expriment sa jubilation.

— Seigneur ! Se peut-il ! Mais c’est un gratin de tripes que je vois là ! Et ça, dites, ça : une daube, hein ? Sur ce rayon, un poulet froid, bravo ! Mais j’en ai l’habitude, encore que ceux que j’achète aient été élevés en batterie ; celui-ci vient de la belle Bresse plantureuse, n’est-ce pas ? Et que cache encore ce papier d’étain ? Hmmm : des salsifis ! Votre mère est une vraie maman, policier. Moi, je n’ai jamais connu la mienne, morte en me donnant le jour. Mon drame. Je suis sûr que j’aurais su la haïr proprement, tout comme M. Hervé Bazin qui a si magistralement réglé son compte à la sienne dans un livre. Parricide ; le rêve ! Mais trêve de digression, je jette mon dévolu sur la daube ; vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

— Aucun, assuré-je.

— Bien entendu, je vous ramènerai la cocotte.

— Ce sera gentil à vous, maman tient à son matériel.

Il sort la coquelle du frigo et de la salive s’épanche de ses yeux.

— Festin de roi ! Vous pourrez penser à moi à midi tapant ! Je déboucherai une bouteille de pommard pour la circonstance, il m’en reste quelques-unes pour les jours d’exception, lesquels se font de plus en plus rares.

« Ah ! mais ça n’est pas le tout. Un marché est un marché. »

Il dépose le récipient sur la table, fouille sa poche et en extrait un morceau de papier qu’il me tend négligemment.

J’avise des chiffres et des lettres entremêlés sur ce document taillé dans une marge de journal.

— Qu’est-ce que c’est, professeur ?

— Le numéro minéralogique de la voiture des ravisseurs, mon petit vieux. Cette fois, je ne l’ai pas raté !

Il empoigne les deux anses de la coquelle et part comme s’il allait marquer un essai sur la pelouse de Touiquéname.

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