C’est un peu triste de voir sa vie dépendre d’un coup de téléphone.
Humiliant, aussi.
On mesure combien l’on est peu de chose. Guère plus qu’une action en Bourse : Achetez ! Vendez ! Tuez ! Ne tuez pas ! Mascarade ! Manade !
Le Japonouille japonille dans le combiné. On croirait qu’il joue du xylophone. Il en tartine long comme le curriculum vitae de Mme Dalida, d’un ton essoufflé et guttural à la fois.
On lui pose des questions ensuite, et il y répond brièvement. J’attends avec une grande dignité, nonobstant ma position imbécile. Le gros larduche raccroche enfin.
Pas un mot.
Simplement, il arrache l’une des aiguilles fichées dans son brassard.
— Pas d’acupuncture pour moi, je vous prie, lui dis-je, je crains la chatouille.
Il reste d’un flegme avec lequel seul un baril de saindoux peut rivaliser. Tuer, pour ce gros zig, n’implique pas le moindre cas de conscience. C’est de la simple formalité. Le gars qui écrase le moustique en train de lui piquer la joue se pose une surchiée de problèmes métaphysiques en comparaison.
Il s’agenouille devant moi et me salue à la samouraï.
— Repos, lui fais-je, et parlons d’autre chose.
Ignorant ma gouaille héroïque en semblable circonstance, je ne te fais pas dire, le lutteur d’estampes ouvre mon veston et sa main potelée palpe ma poitrine à la recherche de mon cher cœur qui ne bat que pour Félicie. L’ayant trouvé, il conserve sa patte écœurante plaquée à mon poitrail en écartant légèrement son médius de son annulaire pour laisser la place de l’aiguille.
A cet instant on ne peut plus critique, je ne pense rien. Mes idées sont une espèce de bouillie de pensées sans développement. J’essaie de me dire qu’il faut tenter de rebuffer, mais je sais que cela ne fera que reculer l’échéance. Coincé, il est, l’Antoine joli. Déjà dans la salle d’embarquement. Adieu, va ! Le mastodonte pue le rance, le musc, la sueur, le saké roté. Il place la pointe de l’aiguille entre ses deux doigts servant de repères, tenant la boule à pleine main, la paume formant piston, comme un toréador tient son épée pour l’estocade.
Encore une fraction de seconde et le cœur du commissaire sera transpercé, kifkif ceux qu’on grave sur les arbres pour dire à Ninette comme quoi on ne l’oubliera jamais avant la semaine prochaine. Son épaule musculeuse semble s’écarter de son buste pour livrer l’effort fatal.
Et alors un badaboum infernal retentit. La vitre d’une fenêtre vole en éclats, une détonation envraoume la pièce. Mon Jap pousse un cri de kamikaze se jetant sur un destroyer américain et s’apercevant à l’ultime instant qu’en fait celui-ci est peint en trompe-l’œil contre une falaise.
Une giclée de sang s’échappe de sa gorge transpercée.
Il balance entre la vie et la mort, opte pour cette deuxième solution et s’abat en arrière. Que moi, tu penses, devinant ce qui risque de suivre, je me blottis contre lui de mon mieux. Mais les deux autres compères ne songent pas à me flinguer. Ils arrosent la fenêtre à tout-va, jusqu’à ce que leurs pétoires claquent des dents à vide.
Un immense silence succède. Ça pue la poudre. Les deux Japs choisissent celle d’escampette. Ils ont la présence d’esprit de cramponner les valises et se tirent par-derrière. Me voici seulabre avec le gros décédé qui n’a toujours pas lâché son aiguille à tricoter des trépas.
J’attends la suite des événements. Mais elle ne se presse pas de se produire. Au-dehors, il y a encore des coups de feu espacés. Un bruit de bagnole démarrant en trombe d’Eustache.
Charmante soirée. Rina est morte, son complice aussi. L’illustre Sana est assis, enchaîné.
Enfin la lourde conduisant au hall s’écarte doucement. Le père Pinuche montre sa frime de vieux rat malade, ensommeillée. Il tient à bout de bras son pétard 7,65 aussi fatigué que lui. Il tousse, à cause de l’odeur de la poudre en suspension dans le livinge.
— C’est toi, le sauveur ? balbutié-je.
Il renifle, éternue, puis rengaine sa seringue.
— Avec une cible de cette dimension, ça n’a rien d’un exploit, déclare le cher bonhomme en montrant le Jap.
Ce dernier, dans son survêtement noir, ressemble à un cachalot échoué.
— Tu es arrivé in extremis.
— C’est grâce à un type qui habite en face. Il est venu me réveiller pour me dire que je ferais bien de m’occuper de toi parce qu’il te voyait en mauvaise posture depuis sa fenêtre.
Cher, cher Alex Libris. Comme sa haine a dû balancer. Comme il lui a été pénible de trancher entre moi et les Jaunes. Mais il a fait le bon choix, mesdames, le bon choix, messieurs. J’irai me faire insulter par lui, pour lui exprimer ma gratitude.
— Les deux autres ont filé ?
— Je ne pouvais pas rester à cette fenêtre pour les observer, plaide la gentille vieillasse, tu as vu de quelle manière ils mitraillaient ? Quand je les ai aperçus, ils étaient déjà à leur voiture avec des valises. J’ai tiré de mon mieux et je crois bien en avoir touché un, mais je ne pouvais rien faire de plus.
— Puisque tu m’as rendu la vie, rends-moi également la liberté, inoubliable savate, sollicité-je.
— Où est la clé ?
— Probablement dans la salle de bains, ne te formalise pas d’y trouver un occupant ; c’était la tournée des grands-ducs, ce soir !
Ses recherches sont couronnées de tu sais quoi ? Succès ! Ce petit homme frileux, si doucement malportant, si tendrement douteux dans son accoutrement, dont on devine qu’il n’a pas les pieds impeccables, non plus que le fondement, cette gente baderne larmoyante, mégotante, enrhumée, revient en tenant la clé du cabriolet grand sport. Cric-crac, cric-crac, me voilà délivré.
La Vieillasse matouze autour de soi. Le tableau est tristet. Les salves ont saccagé l’appartement, et ces deux morts font terriblement désordre.
— Tu as encore besoin de moi, cette nuit ? s’informe la Gaufrette.
— Plus tellement, lui dis-je, si c’était un effet de ta bonté de me ramener à Paris…
Nous sortons, le vent s’est levé et agite les arbrisseaux plantés dans la pelouse.
La pelouse ! Je me mets à la recherche de la cassette que j’y ai propulsée. Le fait qu’elle soit noire et se trouve dans l’ombre ne m’aide guère ; mais Baderne-Baderne possède une lampe de poche dans la Juva. Homme de grande prévoyance, il ne sortira jamais sans son thermolactyl. Au bout de cinq minutes, je déniche l’objet au pied d’un rosier chargé d’escalader une armature de ferraille en forme d’arbre, mais qui s’attarde au pied de d’icelle.
— Tout va bien, à présent ? me lance la voix acide du haineux professionnel.
— A merveille, mille mercis !
— De rien, j’espérais plus ou moins que l’hécatombe serait plus forte, mais enfin, il faut se contenter du peu qu’il y a, n’est-ce pas ? Votre vieux bonze a bien failli prendre les rafales en pleine gueule ; je jubilais déjà, et puis il s’est sottement baissé à la dernière seconde…
— Ce sera pour une autre fois, promets-je. Les grâces du Seigneur sont infinies, ne désespérez pas.
Nous partons.
Dans la bagnole, tandis que César pilote en dodelinant, un grand frisson de vraie détresse me gnagnate l’échine. Où est ma Félicie ? Et le gars Toinet, si fripon ? Pour quelle raison obscure m’a-t-on marié contre mon gré à Katerina ? Ça s’annule vite, une union de ce genre ?
Ah ! je te jure que la vie de poulet d’élite n’est pas baisante.
Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare, a écrit Aragon… J’ai l’impression de te chanter la Complainte du pauvre con.
Mon bureau me paraît drôlement sinistros dans la lumière froide des néons. Il pue le flic et la salle d’attente des secondes à Saint-Lago. J’ai la bouche en fond de cage à oiseaux. Mais rien à boire.
Il est trois plombes. Je suis seul : les morts sont morts et la plupart des vivants roupillent. J’aurais dû finir la nuit en compagnie d’Alex Libris. Chez sa pomme, c’est pareil qu’aux Galeries Lafayette : il s’y passe toujours quelque chose. Dans le fond, la vie t’apporte presque toujours ce que tu en attends. Il te suffit d’aimer l’exceptionnel pour qu’il se produise.
Pourquoi ne me suis-je pas fait déposer par La Pinasse devant un petit hôtel ? Tu crois que quelques heures de pioncette me feraient du mal ? Il est vrai qu’à Moscou, j’ai dormi pendant plusieurs jours !
L’animation est faiblarde dans la Grande Taule. On entend vociférer le commissaire Milledieu, dans l’escadrin. Il engueule toujours quelqu’un, cézigue, c’est congénital. S’il n’a pas un souffre-douleur sous la main, il téléphone à ceux qu’il garde en réserve de sa rogne. Là, je crois que c’est le planton de nuit qu’il houspille.
J’ai déposé la cassette récupérée devant moi. Je caresse ses flancs de scarabée noir. L’étiquette annonce qu’elle recèle « Dragées au poivre », un film hilarant interprété à la scène comme à la ville par une équipe de ringards sous-payés à leur juste valeur.
Je ne t’ai jamais parlé de mon index droit ? Un farfadet dans son genre. Jamais vu un doigt posséder un tel esprit d’initiative. Il est d’une indépendance sidérante. Mon cerveau n’a pas d’ordres à lui donner : il agit tout seul, à sa guise. Mon médius droit également, mais sa démarche se limite uniquement au sexe des dames. Il y fonce directo, comme la petite souris coursée par un greffier se carapate dans son trou.
Pour t’en reviendre à l’index, le voici-t-il pas qui saute sur le cadran du bigophone et se met à composer un numéro que je n’ai pas même en mémoire ! On croit rêver, hein ?
Sept chiffres sont composés par lui à la va vite. Je le regarde ensuite rentrer dans le rang de main, innocent, pas vu pas pris ! Quel hypocrite !
En attendant les déclicteurs tintignassent. Et puis une sonnerie de hélage retentit chez le correspondant, guérissant des cauchemars, malmenant des torpeurs, saccageant des sommeils profonds comme des tombolas ; je veux dire : profond comme des tombeaux las[6]. C’est long, persistant, indélébile, sous-cutané. Et puis, miracle de la nuit enfin déchirée : on décroche.
Et, contrairement à d’habitude, comme dit Canuet, c’est Mathias en personne qui répond. Dans les cas précédents, ce fut sa mégère, et il était éprouvant de parlementer avec elle pour, en fin de compte chèques postaux, finir par la traiter de vieille vacherie purulente et exiger qu’elle vous passe son planteur de chiares.
— Salut, Rouillé, j’espère que je te réveille ?
— Oh ! c’est vous, monsieur le commissaire.
— Comment se fait-il que tu répondes toi-même ?
— Je suis l’homme ! répond-il avec noblesse.
— Ta femme le sait ?
— Elle file droit depuis que j’ai eu cette aventure qui m’a amené à quitter le domicile conjugal pendant un certain temps.
Son ton est âpre, tranchant et dominateur. Tu parles d’une renversée, mon neveu, comme disait Rameau.
— Besoin de toi de toute urgence.
— Le temps de m’habiller, monsieur le commissaire. Où dois-je vous rejoindre ?
— A la Grande Cabane !
Je raccroche. Dans le fond, mon index n’est pas si con qu’il en a l’air.
Soudain, je me sens moins seul, car attendre quelqu’un c’est déjà se trouver en sa compagnie.
Il a des éclats cuivrés, Mathias. Il me semble que ses plaques de rousseur sont plus nombreuses. Ça forme un sacré archipel sur sa bonne bouille docile.
— Que vous arrive-t-il, monsieur le commissaire ? demande l’Incendié.
— Un Himalaya de déboires de formule I, mon grand. Je te les raconterai plus tard. Tu vois cette vidéocassette ? Elle recèle un mystère. Des gens s’entre-tuent pour posséder la vidéothèque à laquelle elle appartient.
— Vous vous êtes formé une opinion quant à la nature dudit mystère ? emphase Mister Van Gogh.
En fin de noye, jacter aussi Régence, faut le faire !
— Pas la moindre. J’ai visionné l’un des films de la collection et n’ai rien remarqué de particulier. Peut-être que « la chose » se situe au niveau de la pellicule elle-même ? Ou bien du coffrage ? Il t’appartient de découvrir la vérité, achevé-je, parodiant son propre style néo-romantique.
— Je vais m’y mettre immédiatement, monsieur le commissaire. Je monte au labo. Mais avant toute chose je compte me projeter le film et le regarder avec des lunettes bow-window à fragrance décomposée.
Il sort tout guilleret. Complètement transformé, le beau blond aux cheveux rouges. Il a enfin pris le contrôle de son foyer et muselé sa gerce. Je ne sais plus qui m’a assuré qu’il la cognait quand il arrivait à la mégère d’avoir des retours au carburo. Il y a des gnars qui ne s’accomplissent jamais et qui walkent jusqu’au cimetière à côté de leurs targettes. Certains, par contre, se récupèrent à mi-vie et finissent par trouver leur vitesse de croisière. Mathias, avec ses seize chiares, il a enfin pris la tête de son régiment.
Je bâille.
Dans l’immédiat que puis-je faire ? Il est encore trop tôt pour aller rendre compte de ma mission à ceux qui me l’ont confiée. J’ai cinq ou six plombes devant moi pour prendre une douche, roupiller un brin, me changer de fond en comble et écluser du café. Après ce petit coup de neuf, j’aviserai.
Je me rends au garage de la Maison Pébroque pour y emprunter une voiture disponible. Une chouette Renault 11 flambant neuf (ou onze) fait mon affaire. Elle est d’un bleu que j’aime. En route pour Saint-Cloud !
Il ne me faut pas trente-six secondes pour retapisser la voiture de « ces messieurs ». Elle est remisée dans notre rue, avec deux roues sur le trottoir. C’est un camping-car blanc muni de petits hublots. Je suis stoppé à bonne distance, sondant la voie paisible où s’élève notre pavillon. En fixant bien le véhicule que je te cause, je le vois bouger, de temps à autre, imperceptiblement.
Je rembraye et roule jusqu’à sa hauteur. Qu’après quoi je descends de la R 11 pour toquer à la porte coulissante du camping-car. Rien ne bronche.
— Ouvrez, dis-je, il y a le feu !
Phrase idiote s’il en fut (et il en fut des tinées, que dis-je : des surchiées !)
Très idiote, mais magique !
Au feu ! depuis le fond des âges, personne peut résister. La lourde s’entrouvre et un visage épais se montre ; celui d’un homme d’une trentaine d’acnées (te dire s’il est juvénile), immense, dodu, en bras de chemise.
— Si vous voulez venir prendre le petit déjeuner, ne vous gênez pas, je lui dis-je : je vais préparer du café et faire griller des toasts.
Il semble hébété. Des remugles de tanière hibernante sourdent de la bagnole. Le type me regarde avec l’air de se demander si on est vendredi ou robinson.
Je lui vote un sourire émouvant qui ferait bâiller une huître et un portefeuille d’Ecossais.
— Entre confrères, il ne faut pas se gêner, poursuis-je. Sachez que je rentre chez moi et me tiens à votre disposition.
Là-dessus, je vais remiser la tire de service et je rentre chez moi en même temps que les toutes premières lueurs de l’aube.
Il y a dix-sept marches à notre escalier, et je peux te préciser que la neuvième grince, tout comme celle de Beethoven ; aussi ai-je pris l’habitude de l’enjamber. Je ne compte même plus, tellement c’est devenu automatique. Que je monte ou descende, que je sois pressé ou non, somnolant ou bien éveillé, hop ! j’esquive la neuvième (laquelle, non seulement est la neuvième en montant, mais le reste aussi dans le sens contraire).
Puisque Katerina occupe mon plumard, et bien qu’elle soit paraît-il mon épouse légitime, je décide d’aller dormir dans la chambre d’ami que m’man appelle « la chambre à donner », ce qui est une bien jolie expression, je trouve, mais sûrement pas toi parce que tu as autant de cœur que le rocher de Gibraltar.
Cela dit, avant de gagner cette pièce épisodique, je passe m’assurer que mon petit trésor de femme dort toujours.
J’écarte l’huis (parfois j’écarte Louise, mais on ne se voit que de loin en loin, elle et moi).
Une œillée dans la pénombre me suffit pour constater que je suis veuf.