Trois voitures de la GRC se rangèrent devant l’immeuble le lendemain. Voyantes, elles portaient sur leurs flancs blancs une tête de bison à l’expression mi-placide mi-butée, cernée de feuilles d’érable et surmontée de la couronne d’Angleterre. Trois hommes en uniforme les attendaient. L’un d’eux, qu’Adamsberg identifia comme le surintendant principal grâce à son épaulette, se pencha vers son voisin.
— Tu crois-tu que c’est lequel, le commissaire ? demanda le surintendant à son collègue.
— Le plus petit. Le brun en veste noire.
Adamsberg percevait à peu près leurs paroles. Brézillon et Trabelmann auraient été contents : le plus petit. En même temps, son attention était distraite par de petits écureuils noirs qui bondissaient dans la rue, aussi tranquilles et vifs que des moineaux.
— Criss, me chante pas de bêtises, reprit le surintendant. Celui qui est habillé comme un quêteux ?
— Excite-toi pas, je te dis que c’est lui.
— Ce serait pas plutôt le grand slaque bien vêtu ?
— Je te dis que c’est le brun. Et c’est un boss important là-bas, un as. Alors barre-toi les mâchoires.
Le surintendant Aurèle Laliberté hocha la tête et se dirigea vers Adamsberg, la main tendue.
— Bienvenue, commissaire principal. Pas trop ébarroui par le voyage ?
— Merci, tout va bien, répondit prudemment Adamsberg. Très heureux de faire votre connaissance.
Chacun serra les mains de chacun dans un silence embarrassé.
— Désolé pour le temps, déclara Laliberté de sa voix puissante, avec un large sourire. Les frimas sont arrivés d’un coup. Montez dans les chars, on a dix minutes de route. On va pas vous tuer l’âme à l’ouvrage aujourd’hui, ajouta-t-il, invitant Adamsberg à prendre place dans sa voiture. Une simple petite reconnaissance.
L’antenne de la GRC était située dans un parc boisé qui semblait s’étendre aussi loin qu’une forêt française[1]. Laliberté roulait lentement et Adamsberg avait presque le temps de détailler chacun des arbres.
— Vous avez de la place, dit-il, impressionné.
— Oui. Comme on dit ici, on n’a pas d’histoire mais on a de la géographie.
— Et cela, ce sont les érables ? demanda-t-il en pointant son doigt à travers la vitre.
— Tout juste.
— Je croyais que les feuilles étaient rouges.
— Tu les trouves-tu pas assez rouges, commissaire ? Les feuilles, c’est pas comme sur le drapeau. Il y en a des rouges, des orange, des jaunes. On s’ennuierait sinon. Alors, c’est toi le grand chef, présentement ?
— Sans doute.
— Pour un commissaire principal, tu te mets pas sur ton forty-five. Ils vous laissent vous habiller comme ça à Paris ?
— À Paris, la police n’est pas l’armée.
— Énerve-toi pas. J’ai pas de porte de derrière et je parle sans détour. Mieux vaut que tu le saches. Tu vois-tu ces bâtiments ? C’est la GRC, et c’est là qu’on reste, dit-il en freinant.
Le groupe de Paris se resserra devant de grands cubes de brique et de verre, flambant neufs au milieu des arbres rouges. Un écureuil noir gardait la porte en grignotant. Adamsberg resta à trois pas derrière pour interroger Danglard.
— C’est l’usage, de tutoyer tout le monde ?
— Oui, ils le font très naturellement.
— On doit faire pareil ?
— On fait comme on veut et comme on peut. On s’adapte.
— Le titre qu’il vous a donné ? Le grand slaque, cela veut dire quoi ?
— Le grand mou dégingandé.
— Compris. Comme il le dit lui-même, Aurèle Laliberté n’a pas de porte de derrière.
— Il ne semble pas, confirma Danglard.
Laliberté conduisit l’équipe française dans une vaste salle de réunion — une sorte de salle du Concile, en quelque sorte — et fit rapidement les présentations. Membres du module québécois : Mitch Portelance, Rhéal Ladouceur, Berthe Louisseize, Philibert Lafrance, Alphonse Philippe-Auguste, Ginette Saint-Preux et Fernand Sanscartier. Puis le surintendant s’adressa fermement à ses agents :
— Chacun de vous s’amanchera avec l’un des membres de la Brigade de Paris, et on changera les paires tous les deux ou trois jours. Allez-y de tout cœur mais menez-les pas tambour battant pour vous faire péter les bretelles, ils ne sont pas infirmes des deux bras. Ils sont en période d’entraînement, ils s’initient. Alors formez-les au pas de grise pour commencer. Et faites pas de l’esprit de bottine s’ils ne vous comprennent pas ou s’ils parlent autrement que nous. Ils sont pas plus branleux que vous autres sous prétexte qu’ils sont français. Je compte sur vous.
En somme, à peu près le même discours que celui qu’Adamsberg avait tenu à son équipe, quelques jours plus tôt.
Pendant la fastidieuse visite des locaux, Adamsberg s’occupa à repérer la machine à boissons, qui distribuait essentiellement des « soupes » mais aussi des cafés de la taille d’une chope de bière, et à examiner les visages de ses provisoires collègues. Il se sentait une sympathie immédiate pour le sergent Fernand Sanscartier, le seul sous-off de l’unité, dont le visage plein et rose, percé de deux yeux bruns saturés d’innocence, semblait le désigner d’office pour le rôle du « Bon ». Cela lui plairait de faire binôme avec lui. Mais pour les trois jours à venir, c’était à l’énergique Aurèle Laliberté qu’il aurait affaire, hiérarchie oblige. Ils furent libérés à dix-huit heures tapantes et conduits à leurs véhicules de fonction, munis de pneus neige. Seul le commissaire disposait d’une voiture autonome.
— Pourquoi tu portes-tu deux montres ? demanda Laliberté à Adamsberg, une fois celui-ci au volant. Adamsberg hésita.
— Pour le décalage horaire, expliqua-t-il subitement. J’ai des enquêtes à suivre en France.
— Tu peux-tu pas faire le calcul dans ta tête, comme tout le monde ?
— Ça va plus vite comme ça, éluda Adamsberg.
— À ton choix. Allez, bienvenue, man, et à demain, neuf heures.
Adamsberg roula doucement, attentif aux arbres, aux rues, aux gens. Sorti du parc de la Gatineau, il entrait dans la ville jumelée de Hull, qu’il n’aurait pas, personnellement, nommée « ville », la cité s’étendant sur des kilomètres de pays plat découpé en carrés par des rues désertes et propres, ponctué de maisons à pans de bois. Rien d’ancien, rien de décrépi, pas même les églises qui ressemblaient plus à des miniatures en sucre qu’à la cathédrale de Strasbourg. Personne ici n’avait l’air pressé, chacun conduisant à pas lent de puissants pick-up à même de charrier six stères de bois.
Pas de cafés, pas de restaurants et pas de magasins. Adamsberg repéra quelques boutiques isolées, des « dépanneurs » qui vendaient de tout, dont l’un à cent mètres de leur immeuble. Il s’y rendit à pied avec satisfaction, faisant craquer les plaques de neige sous ses pas, sans que les écureuils s’écartent sur son passage. Une importante différence avec les moineaux.
— Où peut-on trouver des restaurants, des bars ? demanda-t-il à la caissière.
— Au centre-ville, t’auras tout ce qu’il te faut pour les noctambules, répondit-elle gentiment. C’est à cinq kilomètres, faut prendre ton char.
Elle lui dit bonjour en partant et bonne soirée bye.
Le centre-ville était petit, et Adamsberg parcourut ses rues perpendiculaires en moins d’un quart d’heure. En entrant au Quatrain, il interrompit une lecture poétique devant un public compact et silencieux, et recula en fermant la porte derrière lui. Il faudrait qu’il signale le truc à Danglard. Il se rabattit sur un bar à l’américaine, Les Cinq Dimanches, vaste salle surchauffée décorée de têtes de caribous, d’ours et de drapeaux québécois. Le serveur apporta son dîner d’un pas paisible, en prenant tout son temps et en parlant de la vie. L’assiette avait la taille d’un plat chargé pour deux. Tout est plus grand, au Canada, et tout est plus tranquille.
À l’autre bout de la salle, un bras s’agita dans sa direction. Ginette Saint-Preux, son assiette à la main, vint naturellement se poser à sa table.
— Ça te gêne-tu pas que je m’assoie ? dit-elle. Je soupais toute seule moi aussi.
Très jolie, éloquente et rapide, Ginette se lança dans de multiples discours. Ses premières impressions du Québec ? Les différences avec la France ? Plus plate ? Comment était Paris ? Comment allait le travail ? Gai ? Et sa vie ? Ah bon ? Elle avait des enfants et des « hobbies », la musique surtout. Mais pour un bon concert, il fallait aller jusqu’à Montréal, est-ce que cela l’intéressait ? Quels étaient ses hobbies, à lui ? Ah bon ? Dessiner, marcher, rêver ? C’était-tu possible ? Et comment faisait-on cela, à Paris ?
Vers onze heures, Ginette s’intéressa à ses deux montres.
— Pauvre toi, conclut-elle en se levant. C’est vrai qu’avec ton décalage, c’est encore cinq heures du matin.
Ginette avait oublié sur la table le prospectus vert qu’elle n’avait cessé d’enrouler et dérouler pendant la conversation. Adamsberg le déplia lentement, les yeux fatigués. Concert de Vivaldi à Montréal, 17–21 octobre, quintette à cordes, clavecin et piccolo. Elle était bien courageuse, Ginette, de se traîner sur plus de quatre cents kilomètres pour un petit quintette.