Retancourt avala sans un mot une première tasse de café noir et un petit pain. Adamsberg ne tentait pas de l’aider à lancer le dialogue, mais ce silence n’incommodait pas le lieutenant.
— J’aimerais comprendre, dit Retancourt après avoir achevé son premier pain. Cet assassin au trident, on n’en a jamais entendu parler à la Brigade. C’est de l’affaire ancienne, je suppose. Et, au regard que vous avez porté sur la morte, je dirais même personnelle.
— Retancourt, vous êtes affectée à cette mission parce que Brézillon ne laisse pas ses hommes partir seuls. Mais vous n’êtes pas chargée de recueillir mes confidences.
— Pardon, objecta le lieutenant. Je suis là en protection, c’est ce que vous m’avez dit. Et si je ne sais rien, je ne peux pas assurer la défense.
— Je n’en ai aucun besoin. Aujourd’hui, je transmets mes informations à Laliberté et rien de plus.
— Quelles informations ?
— Vous les entendrez tout comme lui. Il les acceptera ou non, il en fera ce qu’il voudra, cela le regarde. Et demain, on boucle nos sacs.
— Ah oui ?
— Pourquoi non, Retancourt ?
— Vous êtes fin, commissaire. Ne me faites pas croire que vous n’avez rien vu.
Adamsberg l’interrogea du regard.
— Laliberté n’est plus le même homme, continua-t-elle. Ni Portelance, ni Philippe-Auguste. Le surintendant a été pris de court quand vous avez effectué ces mesures sur le corps. Il attendait autre chose.
— J’ai vu.
— Il attendait que vous craquiez. À la vue de la blessure, puis à la vue du visage, qu’il a pris soin de dévoiler en deux actes. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit et cela l’a troublé. Troublé mais pas démonté. Les inspecteurs étaient eux aussi au courant. Je ne les ai pas lâchés de l’œil.
— Vous n’en donniez pas l’impression. Assise dans votre coin et rongeant votre ennui.
— C’est l’astuce, dit Retancourt en servant deux nouvelles tasses de café. Les hommes ne prêtent pas attention à une grosse femme moche.
— C’est faux, lieutenant, et ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Mais moi si, dit-elle en repoussant l’objection d’un geste détendu. Ils ne la regardent pas, pas plus intéressante qu’un bahut, et ils l’oublient. C’est là-dessus que je table. Ajoutez de l’apathie, un tassement du dos, et vous êtes assurée de pouvoir tout voir sans être vue. Ce n’est pas donné à tout le monde et cela m’a rendu des services considérables.
— Vous aviez converti votre énergie ? demanda Adamsberg en souriant.
— En invisibilité, confirma Retancourt avec sérieux. J’ai pu observer Mitch et Philippe-Auguste en toute impunité. Au cours des deux premiers actes, dévoilement des blessures puis du visage, ils se sont lancé de rapides signaux de connivence. Même chose au cours de l’acte III à la GRC.
— À quel moment ?
— Quand Laliberté vous a donné la date du crime. Là encore, votre absence de réaction les a déçus. Moi non. Vous disposez d’une belle capacité de flegme, commissaire, d’autant qu’il semblait authentique tout en étant travaillé. Mais j’ai besoin de savoir pour continuer à bosser.
— Vous m’accompagnez, Retancourt. Votre mission se résume à cela.
— J’appartiens à la Brigade et j’effectue mon boulot. J’ai idée de ce qu’ils cherchent, mais il me faut votre version. Vous devriez me faire confiance.
— Et pourquoi donc, lieutenant ? Vous ne m’aimez pas.
L’accusation impromptue n’embarrassa pas Retancourt.
— Pas beaucoup, confirma-t-elle. Mais cela n’a pas de rapport. Vous êtes mon principal et je fais mon travail. Laliberté cherche à vous piéger, il est convaincu que vous connaissiez la jeune fille.
— C’est faux.
— Vous devriez me faire confiance, répéta posément Retancourt. Vous ne vous appuyez que sur vous-même. C’est votre manière mais aujourd’hui c’est une erreur. À moins que vous n’ayez un sérieux alibi pour la soirée du 26, à partir de vingt-deux heures trente.
— À ce point ?
— Je le crois.
— Suspecté d’avoir tué la jeune fille ? Vous divaguez, Retancourt.
— Dites-moi si vous la connaissiez.
Adamsberg garda le silence.
— Dites-le-moi, commissaire. Le torero qui ne connaît pas sa bête est assuré de se faire encorner.
Adamsberg observa le rond visage du lieutenant, intelligent et déterminé.
— D’accord, lieutenant, je la connaissais.
— Merde, dit Retancourt.
— Elle me guettait dans le sentier de portage depuis les premiers jours. Vous dire pourquoi je l’ai embarquée au studio le dimanche suivant sort du débat. Mais c’est ce que j’ai fait. Dommage pour moi, elle était cinglée. Six jours plus tard, elle m’annonçait une grossesse assortie d’un chantage.
— Moche, déclara Retancourt en prenant un second petit pain.
— Déterminée à monter dans notre avion, à me suivre à Paris, à s’installer chez moi et partager ma vie, quoi que je dise. Un vieil Outaouais, sis à Sainte-Agathe, lui avait prédit que je lui étais destiné. Elle était cramponnée de toutes ses dents.
— Je n’ai jamais connu cette situation mais je me figure. Qu’avez-vous fait ?
— Je l’ai raisonnée, j’ai refusé, je l’ai repoussée. Au bout du compte, j’ai fui. J’ai sauté par la fenêtre et j’ai couru comme un écureuil.
Retancourt approuva d’un signe, la bouche pleine.
— Et je ne l’ai plus jamais revue, insista Adamsberg. Je me suis appliqué à l’éviter jusqu’au départ.
— C’est pourquoi vous étiez sur le qui-vive à l’aéroport ?
— Elle avait assuré qu’elle serait là. Je sais maintenant pourquoi elle n’est pas venue.
— Morte depuis deux jours.
— Si Laliberté connaissait cette liaison, il aurait vidé sa cartouchière, il me l’aurait dit d’entrée. Noëlla n’a donc rien confié à ses amis, en tout cas pas mon nom. Le surintendant n’a pas de certitude. Il frappe dans l’eau au hasard.
— C’est qu’il détient un autre élément qui lui permet de vous mettre sur le gril : l’acte III, sans doute. La nuit du 26.
Adamsberg regarda fixement Retancourt. La nuit du 26. Il n’y avait pas pensé, seulement soulagé que le meurtre n’ait pas été commis le vendredi soir.
— Vous êtes au courant ? Pour cette nuit ?
— J’ignore tout à l’exception de votre hématome. Mais comme Laliberté avait gardé cette carte pour la fin, j’en déduis qu’elle a son poids.
L’heure s’approchait où les inspecteurs de la GRC viendraient les prendre en main. Adamsberg résuma rapidement à son lieutenant sa cuite du dimanche soir et ses deux heures et demie d’amnésie.
— Merde, répéta Retancourt. Ce que je ne saisis pas, c’est ce qui lui permet de faire le rapprochement entre une jeune fille inconnue et un homme bourré sur un sentier. Il a d’autres atouts, qu’il ne va pas forcément abattre. Laliberté a des méthodes de chasseur, et une certaine jouissance dans la capture. Il peut faire durer l’épreuve.
— Attention, Retancourt. Il ne sait rien de mon amnésie. Seul Danglard est au courant.
— Mais il a sûrement pris des renseignements depuis. Votre départ de L’Écluse à vingt-deux heures quinze, votre arrivée à l’immeuble à deux heures moins dix. C’est long pour un homme qui marche l’esprit clair.
— Ne vous faites pas de souci pour cela. N’oubliez pas que je connais l’assassin.
— C’est vrai, reconnut Retancourt. Cela réglera la question.
— À un détail près. Une vétille à propos de ce meurtrier, mais qui risque de mal passer.
— Vous n’êtes pas sûr de vous ?
— Si. Mais il est mort depuis seize ans.