VI

La réunion des huit membres de la mission Québec se déroula à une température de 8° dans une morne ambiance alanguie par le froid. La partie eût pu être perdue sans la présence capitale du lieutenant Violette Retancourt. Sans gants ni bonnet, elle ne montrait pas le moindre signe de désagrément. Au contraire de ses collègues qui, les maxillaires crispés, s’exprimaient d’une voix tendue, elle conservait son timbre fort et bien trempé, accru par l’intérêt qu’elle accordait à la mission Québec. Elle était encadrée de Voisenet, nez baissé dans son écharpe, et du jeune Estalère, qui vouait au lieutenant polyvalent un véritable culte, comme à une déesse toute-puissante, une corpulente Junon mâtinée d’une Diane chasseresse et d’une Shiva à douze bras. Retancourt encourageait, démontrait, concluait. Elle avait visiblement converti aujourd’hui son énergie en force de conviction et Adamsberg, souriant, la laissait mener le jeu. Malgré sa nuit chaotique, il se sentait détendu et revenu à son étiage normal. Le genièvre ne lui avait pas même laissé une barre au front.

Danglard observait le commissaire qui se balançait sur son siège, toute nonchalance retrouvée, semblant avoir oublié son ressentiment de la veille et jusqu’à leur conversation nocturne avec le dieu de la Mer. Retancourt parlait toujours, contrant les arguments négatifs, et Danglard sentait qu’il perdait rapidement du terrain, qu’une force inéluctable le poussait vers les portes de ce Boeing aux réacteurs bourrés d’étourneaux.

Retancourt l’emporta. À douze heures dix, le départ pour la GRC de Gatineau fut voté, par sept voix contre une. Adamsberg leva la séance et partit annoncer leur décision au préfet. Il retint Danglard dans le couloir.

— Ne vous en faites pas, dit-il. Je tiendrai le fil. Je fais cela très bien.

— Quel fil ?

— Le fil qui tient l’avion, expliqua Adamsberg en serrant son pouce et son index.

Adamsberg hocha la tête pour valider sa promesse et s’éloigna. Danglard se demanda si le commissaire venait de se foutre de lui. Mais il semblait sérieux, comme s’il pensait réellement tenir les fils des avions, les empêchant de tomber. Danglard passa la main sur son pompon, devenu depuis cette nuit un apaisant repère. Et curieusement, l’idée de ce fil, et d’Adamsberg pour le tenir, le rassura un peu.


À l’angle de la rue se dressait une grande brasserie où l’on vivait bien et où l’on mangeait mal, tandis que s’ouvrait en face un petit café où l’on vivait mal et où l’on mangeait bien. Ce choix d’existence assez crucial s’imposait presque quotidiennement aux membres de la Brigade, qui hésitaient entre l’assouvissement du goût dans un lieu sombre et mal chauffé et le confort de la vieille brasserie, qui avait conservé ses banquettes des années trente, mais recruté un chef cuisinier calamiteux. Aujourd’hui, la question du chauffage l’emporta sur toute autre considération et une vingtaine d’agents conflua vers le restaurant. Il portait le nom de Brasserie des Philosophes, ce qui avait quelque chose d’incongru dès lors qu’une soixantaine de flics y défilait par jour, dans l’ensemble peu portés sur le maniement des concepts. Adamsberg observa la direction du flux de ses hommes et bifurqua vers le bistrot mal chauffé, Le Buisson. Il avait à peine mangé depuis vingt-quatre heures, ayant dû abandonner sa nourriture irlandaise aux souffles de la rafale.


En finissant le plat du jour, il sortit la page de journal qui se froissait dans sa poche intérieure et la déplia sur la nappe, attiré par ce meurtre de Schiltigheim qui l’avait égaré dans la tourmente. La victime, Élisabeth Wind, vingt-deux ans, avait été assassinée, probablement vers minuit, alors qu’elle rentrait à vélo depuis Schiltigheim jusqu’à son village, à trois kilomètres de là, un circuit qu’elle effectuait tous les samedis soir. Son corps avait été retrouvé dans les broussailles à une dizaine de mètres de la route cantonale. Les premières conclusions faisaient état d’une contusion au crâne et de trois coups de lame portés au ventre, ayant entraîné la mort. La jeune fille n’avait pas été violée, ni dénudée. Un suspect avait été rapidement placé en garde à vue, Bernard Vétilleux, trente-huit ans, célibataire et sans domicile, découvert à cinq cents mètres des lieux du crime, totalement ivre et dormant sur le bas-côté de la route. Les gendarmes assuraient détenir contre Vétilleux une preuve accablante alors que l’homme n’aurait gardé, selon ses dires, aucun souvenir de la nuit du meurtre.

Adamsberg lut l’article à deux reprises. Il secoua lentement la tête, fixant ce pull bleu clair perforé de trois trous. Impossible, évidemment. Il était mieux placé que quiconque pour le savoir. Il passa la main sur le papier journal, hésita, puis décrocha son portable.

— Danglard ?

Son adjoint lui répondit depuis Les Philosophes, la bouche pleine.

— Le commandant de la gendarmerie de Schiltigheim, dans le Bas-Rhin, pourriez-vous me trouver cela ?

Danglard connaissait sur le bout des doigts les noms des commissaires de toutes les villes de France, mais il était moins calé en gendarmerie.

— Est-ce aussi urgent que l’identification de Neptune ?

— Pas tout à fait mais, disons, du même ordre.

— Je vous rappelle dans un quart d’heure.

— Dans la foulée, n’oubliez pas de secouer le chauffagiste.

Adamsberg terminait un double café — beaucoup moins réussi que celui de la vache nourricière de la Brigade — quand son adjoint le rappela.

— Le commandant Thierry Trabelmann. Vous avez de quoi noter son numéro ?

Adamsberg l’inscrivit sur la nappe en papier. Il attendit que deux heures aient sonné à la vieille pendule du Buisson pour appeler la gendarmerie de Schiltigheim. Le commandant Trabelmann se montra relativement distant. Il avait entendu parler du commissaire Adamsberg, en bien et en mal, et hésitait sur la conduite à tenir.

— Je n’ai pas l’intention de vous dessaisir de l’affaire, commandant Trabelmann, l’assura d’entrée Adamsberg.

— On dit ça et on sait comment ça se termine. Les gendarmes s’appuient le sale boulot et sitôt que cela devient intéressant, ils se le font rafler par les flics.

— Une simple confirmation, c’est tout ce dont j’ai besoin.

— Je ne sais pas ce qui vous trotte dans la tête, commissaire, mais sachez qu’on tient notre bonhomme, et bien serré.

— Bernard Vétilleux ?

— Oui, et c’est du solide. On a retrouvé l’arme à cinq mètres de la victime, tout bonnement abandonnée dans les herbes. Correspondant exactement aux blessures. Avec les empreintes de Vétilleux sur le manche, tout bonnement.

Tout bonnement. Aussi simple que cela. Adamsberg se demanda brièvement s’il allait poursuivre ou reculer.

— Mais Vétilleux nie les faits ? reprit-il.

— Il était encore bourré comme un cochon quand mes hommes l’ont ramassé. À peine capable de tenir droit. Ses dénégations ne valent pas un clou : il ne se souvient de rien, sinon d’avoir picolé comme un trou.

— Il a un casier ? D’autres agressions ?

— Non. Il y a un commencement à tout.

— L’article parle de trois coups de lame. Il s’agit d’un couteau ?

— D’un poinçon.

Adamsberg garda le silence un instant.

— Plutôt inhabituel, commenta-t-il.

— Pas tant que ça. Ces sans-abri trimballent un véritable bric-à-brac. Un poinçon, ça sert à ouvrir les boîtes de conserve, à forcer des serrures. Ne vous mettez pas martel en tête, commissaire, je vous garantis qu’on tient notre gars.

— Une dernière chose, commandant, dit rapidement Adamsberg, sentant monter l’impatience de Trabelmann. Ce poinçon, il est neuf ?

Il y eut un blanc sur la ligne.

— Comment savez-vous cela ? demanda Trabelmann d’un ton soupçonneux.

— Il est neuf, c’est cela ?

— Affirmatif. Qu’est-ce que ça change ?

Adamsberg posa son front sur sa main et fixa la photo du journal.

— Soyez gentil, Trabelmann. Envoyez-moi des clichés du corps, des vues rapprochées des blessures.

— Et pourquoi le ferais-je ?

— Parce que je vous le demande aimablement.

— Tout bonnement ?

— Je ne vous dessaisis pas, répéta Adamsberg. Vous avez ma parole.

— Qu’est-ce qui vous chiffonne ?

— Un souvenir d’enfance.

— En ce cas, dit Trabelmann, soudain respectueux et baissant la garde, comme si les souvenirs d’enfance constituaient un motif sacré et un sésame indiscutable.

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