La masse de travail qui l’attendait à la Brigade ce jeudi matin, disposée en cinq hautes piles de papiers sur sa table, manqua le faire fuir le long de la Seine, même si celle-ci lui semblerait humblement étriquée face au puissant Outaouais. Mais cette balade le tentait autrement que l’épluchage des dossiers. « Plucher », disait Clémentine. Plucher les légumes, plucher les dossiers.
Son premier geste fut de punaiser sur son tableau d’affichage une carte postale de l’Outaouais faisant gronder ses chutes au milieu des feuilles rouges. Il se recula et jugea l’effet, qui lui parut si minable qu’il l’ôta aussitôt. Une image ne rapporte pas le vent glacial, le fracas des eaux, le caquètement furieux du boss des bernaches.
Il piocha les dossiers la journée entière, contrôla, signa, tria, prit connaissance des affaires tombées sur la Brigade durant cette quinzaine. Un gars en avait matraqué un autre sur le boulevard Ney, et il lui avait pissé dessus pour finir l’ouvrage. T’as pas eu d’acquêt à pisser sur le cadavre, man. Celui-là, il le pognerait par les gosses bien serré, grâce à sa pisse. Adamsberg contresigna les rapports de ses lieutenants et s’interrompit pour rendre visite au distributeur nourricier, histoire de prendre un « régulier ». Mordent buvait un chocolat, grimpé sur un des hauts tabourets, comme un gros oiseau gris calé sur une cheminée.
— Je me suis permis de suivre un peu votre affaire dans Les Nouvelles d’Alsace, dit-il en essuyant ses lèvres. Vétilleux est en préventive, le procès aura lieu d’ici trois mois.
— Ce n’est pas lui, Mordent. J’ai tout fait pour convaincre Trabelmann, mais rien à faire, il ne me croit pas. Personne.
— Pas assez de preuves ?
— Pas une. L’assassin est de l’espèce évanescente et cela fait des années qu’il cavale dans les brumes.
Il n’allait pas confier à Mordent qu’il était mort et perdre la confiance de ses hommes les uns après les autres. Tente pas de leur faire accroire, avait dit Sanscartier.
— Comment comptez-vous vous y prendre ? demanda Mordent, intéressé.
— En attendant un nouveau meurtre et en tâchant de lui sauter dessus avant qu’il ne s’évanouisse.
— Pas fameux, commenta Mordent.
— Évidemment. Mais comment s’y prend-on pour saisir un fantôme ?
Curieusement, Mordent réfléchit à la question. Adamsberg prit place sur un tabouret contigu, les jambes pendant dans le vide. Il y avait huit de ces tabourets hauts vissés le long du mur de la salle des Racontars, et Adamsberg pensait souvent que si huit d’entre eux s’y installaient ensemble, ils auraient tout d’un bataillon d’hirondelles attendant l’envol sur un fil électrique. Disposition qui ne s’était encore jamais produite.
— Comment ? insista Adamsberg.
— En l’i-rri-tant, déclara Mordent.
Le commandant parlait toujours de façon très posée, en détachant exagérément les syllabes, appuyant parfois plus encore sur l’une d’elles, comme un doigt s’éternise sur une touche de piano. Un rythme d’élocution haché et lent, qui perturbait la hâte de beaucoup mais qui convenait au commissaire.
— Plus précisément ?
— Dans les histoires, une famille s’installe dans une maison hantée. Jusqu’ici, le fantôme des lieux se tient peinard, il n’emmerde personne.
Décidément, il n’y avait pas que Trabelmann pour aimer les contes. Mordent aussi. Tout le monde peut-être, et même Brézillon.
— Et ensuite ? demanda Adamsberg, qui se servit un second régulier, pour cause de décalage horaire, et reprit place sur son perchoir.
— Ensuite, les nouveaux venus irritent le fantôme. Et pourquoi ? Parce qu’ils déménagent, nettoient les placards, évacuent les vieilles malles, vident le grenier, le délogent de ses lieux. Bref, ils lui barrent ses planques. Ou lui volent son secret le plus intime.
— Quel secret ?
— Eh bien, toujours le même : sa faute originelle, son premier meurtre. Car s’il n’y avait pas faute gravissime, le gars ne serait pas condamné à hanter la baraque depuis trois siècles. Emmurement de l’épouse, fratricide, que sais-je encore ? Le genre de truc qui produit les fantômes, quoi.
— C’est juste, Mordent.
— Ensuite, acculé, privé de ses refuges, le fantôme s’énerve. C’est là que tout commence. Il se montre, il se venge, enfin, il devient quelqu’un. À partir de là, le combat peut s’engager.
— À la manière dont vous en parlez, vous y croyez ? Vous en connaissez ?
Mordent sourit et passa la main sur son crâne chauve.
— C’est vous qui parlez de fantômes. Moi, je ne fais que vous raconter l’histoire. C’est amusant. Et puis c’est intéressant. Tout au fond des contes, il y a toujours un poids lourd. De la vase, une vase éternelle.
Le lac Pink traversa les pensées d’Adamsberg.
— Quelle vase ? demanda-t-il.
— Une vérité si crue qu’on n’ose la dire que sous le déguisement du conte. Tout cela dans des châteaux avec des robes couleur du temps, des spectres et des ânes qui chient de l’or.
Mordent s’amusait et lança son gobelet dans la poubelle.
— Le tout, c’est de ne pas se tromper dans le décodage, et de viser juste.
— L’irriter, barrer ses planques, déloger le péché originel.
— Plus facile à dire qu’à faire. Vous avez lu mon rapport sur le stage québécois ?
— Lu et signé. On jurerait que vous y étiez. Vous savez qui garde la porte chez les cops québécois ?
— Oui. Un écureuil.
— Qui vous l’a dit ?
— Estalère. C’est ce qui l’a le plus ébloui. Était-il volontaire ou réquisitionné ?
— Estalère ?
— Non, l’écureuil.
— Volontaire par vocation. Il s’est aussi amouraché d’une blonde et son travail s’en est retrouvé perturbé.
— Estalère ?
— Non, l’écureuil.
Adamsberg se rassit à sa table, l’esprit occupé par les commentaires de Mordent. Vider les placards, déloger, acculer, provoquer. Irriter le mort. Détecter au laser la faute originelle. Tout vider, tout expulser. Vaste entreprise digne d’un héros de légende, et dans laquelle il avait échoué pendant quatorze années. Pas de cheval, pas d’épée, pas d’armure.
Et pas de temps. Il attaqua la seconde pile de dossiers. Au moins cette astreinte justifiait qu’il n’ait pas encore échangé un mot avec Danglard. Il se demandait comment gérer ce mutisme nouveau. Le capitaine avait présenté ses excuses mais la glace demeurait solide. Adamsberg avait écouté la météo internationale ce matin, mû par quelque nostalgie. Les températures à Ottawa oscillaient toujours entre -8° en journée et -12° la nuit. Pas de dégel en vue.
Attelé à sa seconde pile le lendemain, le commissaire sentait un léger trouble bourdonner en lui comme un insecte coincé dans son corps, qui vrombissait entre ses épaules et son ventre. Une impression assez familière. Rien à voir avec les malaises qui l’avaient éreinté lors de la remontée du juge en torpille. Non, juste ce modeste insecte bruissant, un petit rien qui se cognait de-ci de-là comme une contrariété boudeuse exigeant son attention. De temps à autre, il ressortait sa fiche cartonnée, sur laquelle il avait ajouté les astuces de Mordent quant à la meilleure manière d’irriter les fantômes. Et il la parcourait, les yeux dans le beurre, comme avait dit le barman de L’Écluse.
Un léger mal de tête le propulsa vers la machine à café vers cinq heures. Bien, se dit Adamsberg en frottant son front, je tiens l’insecte par les deux ailes. Cette cuite de la nuit du 26 octobre. Ce n’était pas la cuite qui bourdonnait, mais bien ces foutues deux heures et demie d’oubli. La question revenait, vibrante. Qu’est-ce qu’il avait bien pu fabriquer durant tout ce temps sur le sentier de portage ? Et que pouvait lui importer ce minuscule fragment de vie échappé ? Il avait classé ce brin manquant au rayon de la mémoire poreuse, pour cause d’imbibation alcoolique. Mais, de toute évidence, ce rangement ne satisfaisait pas son esprit et le brin manquant ne cessait de sauter hors de son rayon pour venir le harceler discrètement.
Pourquoi ? se demandait Adamsberg en tournant son café. Était-ce que l’idée d’avoir perdu une parcelle de sa vie le contrariât, comme si on l’eût tronqué sans lui demander son avis ? Ou que la simple explication de l’alcool ne lui convenait pas ? Ou, plus grave, qu’il s’inquiétât de ce qu’il avait pu dire ou faire durant ces heures effacées ? Pourquoi ? Ce souci lui semblait aussi absurde que s’alarmer de mots prononcés pendant le sommeil. Qu’avait-il pu faire d’autre que de tanguer le visage en sang, tomber, dormir et reprendre la sente, à quatre pattes pourquoi pas ? Rien d’autre. Mais l’insecte vibrait. Pour l’emmerder ou pour une raison précise ?
De ces heures oubliées, il ne conservait pas d’image mais une sensation. Et, osa-t-il se formuler, une sensation de violence. Ce devait être cette branche qui l’avait battu. Mais pouvait-il en vouloir à une branche qui, elle, n’avait pas avalé une seule goutte ? À un ennemi passif et sobre ? Pouvait-on dire que la branche lui avait fait violence ? Ou l’inverse ?
Au lieu de rejoindre son bureau, il alla s’asseoir sur l’angle de la table de Danglard et jeta son gobelet vide pile au fond de la corbeille.
— Danglard, j’ai un insecte logé dans le corps.
— Oui ? dit prudemment Danglard.
— Ce dimanche 26 octobre, continua lentement Adamsberg, ce soir où vous m’avez dit que j’étais un véritable con, commissaire, vous vous rappelez ?
Le capitaine confirma d’un signe et se prépara à l’affrontement. Adamsberg allait évidemment vider le sac à chicanes, comme ils disaient à la GRC, et le sac était lourd. Mais la suite du discours ne prit pas la direction prévue. Comme d’ordinaire, le commissaire le surprenait là où il ne l’attendait pas.
— Le même soir, je me suis pris cette branche dans le sentier. Un coup violent, un coup de masse. Vous savez cela.
Danglard acquiesça. L’hématome au front était encore très visible, enduit de la pommade jaune de Ginette.
— Ce que vous ne savez pas, c’est qu’après notre conversation, j’ai filé directement à L’Écluse avec l’intention de me saouler. Ce que j’ai fait avec rigueur jusqu’à ce que le vigilant barman me jette dehors. J’ergotais sur ma grand-mère et il en avait sa claque.
Danglard approuva discrètement, ne sachant où Adamsberg voulait en venir.
— Quand j’ai pris ce sentier, j’allais d’un arbre à un autre et c’est pourquoi je n’ai pas su éviter la branche.
— Je comprends.
— Ce que vous ne savez pas non plus, c’est qu’au moment du choc, il était onze heures du soir et pas plus tard. J’étais presque à la moitié du parcours, probablement pas loin du chantier. Là où ils replantent des petits érables.
— D’accord, dit Danglard, qui n’avait jamais souhaité s’engouffrer dans ce chemin sauvage et salissant.
— Lorsque je me suis réveillé, j’avais atteint la sortie. Je me suis traîné jusqu’à l’immeuble. J’ai dit au gardien qu’il y avait eu de la bagarre entre les cochs et une gagne.
— Qu’est-ce qui vous gêne ? Cette cuite ?
Adamsberg secoua lentement la tête.
— Ce que vous ne savez pas, c’est qu’entre la branche et mon réveil, il s’est écoulé deux heures et demie. Je l’ai su par le gardien. Deux heures et demie pour une route que j’aurais mis une demi-heure à parcourir en temps normal.
— Bien, résuma Danglard, la voix toujours neutre. Disons, pour le moins, un parcours difficile.
Adamsberg se pencha légèrement vers lui.
— Dont je n’ai pas gardé le moindre souvenir, martela-t-il. Rien. Pas une image, pas un bruit. Deux heures et demie dans le sentier sans que j’en sache quoi que ce soit. Un blanc absolu. Et il faisait moins 12°. Je ne suis pas resté évanoui deux heures. Je me serais congelé.
— Le choc, proposa Danglard, la branche.
— Pas de traumatisme crânien. Ginette l’a vérifié.
— L’alcool ? suggéra doucement le capitaine.
— Évidemment. C’est pour cela que je vous consulte.
Danglard se redressa, se sentant sur son terrain, et soulagé d’éviter le combat.
— Qu’aviez-vous bu ? Vous en souvenez-vous ?
— Je me souviens de tout jusqu’à la branche. Trois whiskies, quatre verres de vin et une bonne ration de cognac.
— Bon mélange et doses honorables, mais j’ai connu bien pire. Cependant, votre corps n’en a pas l’habitude et il faut en tenir compte. Quels étaient vos symptômes, le soir et le lendemain ?
— Plus de jambes. À partir de la branche, toujours. Casque d’acier, vomissements, ventre slaque, tournis, vertiges en tout genre.
Le capitaine eut une petite moue.
— Qu’est-ce qui vous chagrine, Danglard ?
— Je dois prendre l’hématome en considération. Je n’ai jamais été à la fois cuité et assommé. Mais avec le choc au front et l’évanouissement qui a dû suivre, l’amnésie alcoolique est très probable. Rien ne nous dit que vous n’avez pas marché de long en large sur ce sentier pendant deux heures.
— Et demie, compléta Adamsberg. Marché, forcément. Pourtant, quand je me suis réveillé, j’étais à nouveau au sol.
— Marché, tombé, déambulé. On en a assez ramassé, des types bourrés qui s’effondraient tout d’un coup entre nos bras.
— Je sais, Danglard. Et pourtant, cela me contrarie.
— Cela se comprend. Même à moi, et Dieu sait si j’en avais l’habitude, ces heures manquantes ne me furent jamais agréables. J’ai toujours interrogé mes co-buveurs pour savoir ce que j’avais dit et fait. Mais quand j’étais seul, comme vous l’étiez ce soir-là, sans personne pour pouvoir m’informer, alors le déplaisir de cette perte me durait longtemps.
— Vrai ?
— Vrai. L’impression d’avoir raté quelques marches de sa vie. On se sent pillé, dépossédé.
— Merci, Danglard, merci du coup de main.
Les piles de dossiers diminuaient lentement. En y passant le week-end, Adamsberg espérait être prêt lundi pour reprendre terrain et trident. L’incident du sentier déclenchait en lui une nécessité illogique, celle de se défaire en urgence de son antique ennemi qui venait porter son ombre sur le moindre de ses actes, sur les griffures d’un ours, sur un lac inoffensif, sur un poisson, sur une banale saoulerie. Le Trident infiltrait ses pointes par toutes les fissures de la coque.
Il se redressa brusquement et repassa dans le bureau de son adjoint.
— Danglard, et si j’avais picolé comme une brute non pas pour oublier le juge ou le nouveau père ? dit-il en omettant sciemment de mentionner Noëlla dans la liste de ses tourments. Et si tout avait surgi depuis que le Trident a émergé du tombeau ? Et si j’avais picolé pour vivre ce qu’a vécu mon frère, la boisson, le chemin en forêt, l’amnésie ? Par mimétisme ? Pour trouver un chemin pour le rejoindre ?
Adamsberg parlait d’une voix saccadée.
— Pourquoi pas ? répondit Danglard, évasif. Un désir de fusion avec lui, de retrouvailles, un besoin de poser vos pas dans les siens. Mais cela ne change rien aux événements de cette nuit. Rangez-les à l’article cuite et vomissements et oubliez-les.
— Non, Danglard, il me semble que cela changerait tout. Le fleuve aurait rompu sa digue et le bateau prend eau. Il me faut suivre le courant, démarrer par là, le maîtriser avant qu’il ne m’emporte. Et puis colmater, écoper.
Adamsberg resta encore deux longues minutes debout, à réfléchir silencieusement sous le regard soucieux de Danglard, puis il repartit d’un pas traînant vers son bureau. À défaut de Fulgence en personne, il savait par où commencer.