Le spécialiste qui ne venait pas était parvenu à destination ainsi que quatre photos du commandant Trabelmann. L’un des clichés montrait clairement les blessures de la jeune victime, en vue de dessus, plane. Adamsberg se débrouillait bien à présent avec sa boîte électronique, mais il ne savait pas comment agrandir ces images sans l’aide de Danglard.
— Qu’est-ce que c’est ? marmonna le capitaine en s’asseyant à la place d’Adamsberg pour prendre les commandes de la machine.
— Neptune, répondit Adamsberg avec un demi-sourire. Imprimant sa marque sur le bleu des flots.
— Mais qu’est-ce que c’est ? répéta Danglard.
— Vous me posez toujours des questions, et ensuite, vous n’aimez jamais mes réponses.
— J’aime savoir ce que je manipule, éluda Danglard.
— Les trois trous de Schiltigheim, les trois impacts du trident.
— De Neptune ? C’est une idée fixe ?
— C’est un meurtre. Une jeune fille assassinée par trois coups de poinçon.
— C’est Trabelmann qui nous l’envoie ? Il est dessaisi ?
— Surtout pas.
— Alors ?
— Alors je ne sais pas. Je ne sais rien avant d’avoir cet agrandissement.
Danglard se renfrogna tout en commençant son transfert d’images. Il détestait ce « Je ne sais pas », l’une des phrases les plus récurrentes d’Adamsberg, qui l’avait maintes fois conduit sur des chemins indistincts, parfois de véritables vasières. C’était pour Danglard le prélude aux marécages de la pensée, et il avait souvent redouté qu’Adamsberg ne s’y engloutisse un jour corps et biens.
— J’ai lu qu’ils avaient serré le type, précisa Danglard.
— Oui. Avec l’arme du crime et ses empreintes.
— Qu’est-ce qui coince ?
— Un souvenir d’enfance.
Cette réponse ne fit pas sur Danglard l’effet apaisant qu’elle avait produit sur Trabelmann. Au contraire, le capitaine sentit croître son appréhension. Il cadra sur un agrandissement maximal de l’image et lança l’impression. Adamsberg surveillait la feuille qui sortait par hoquets de la machine. Il la saisit par un angle, la fit sécher rapidement dans l’air puis alluma la lampe pour l’examiner au plus près. Sans comprendre, Danglard le vit attraper une longue règle, mesurer dans un sens, dans un autre, tracer une ligne, marquer d’un point le centre des perforations sanglantes, tracer une autre parallèle, mesurer encore. Finalement, Adamsberg rejeta la règle et tourna dans la pièce, la photo pendant à la main. Quand il se retourna, Danglard lut sur ses traits une sorte de douleur étonnée. Et si Danglard avait vu cette émotion banale en mille occasions, c’était la première fois qu’il la rencontrait sur le flegmatique visage d’Adamsberg.
Le commissaire tira une chemise neuve de l’armoire, y rangea le mince dossier et y inscrivit proprement un titre, Le Trident n° 9, suivi d’un point d’interrogation. Il faudrait qu’il se rende à Strasbourg, qu’il voie le corps. Ce qui freinerait les démarches urgentes à accomplir pour la mission Québec. Il décida de les confier à Retancourt, puisqu’elle les menait tous d’une tête sur ce projet.
— Accompagnez-moi chez moi, Danglard. Si vous ne voyez pas, vous ne comprendrez pas.
Danglard passa dans son bureau récupérer sa grosse sacoche de cuir noir, qui le faisait ressembler à un professeur de collège anglais ou, parfois, à un prêtre en civil, et suivit Adamsberg à travers la salle du Concile. Adamsberg s’arrêta auprès de Retancourt.
— J’aimerais vous voir en fin de journée, dit-il. J’aurais besoin que vous me déchargiez.
— Aucun problème, répondit Retancourt en levant à peine les yeux de son classeur. Je suis de service jusqu’à minuit.
— Parfait alors. À ce soir.
Adamsberg était déjà sorti de la salle quand il entendit s’élever le rire trivial du brigadier Favre, puis sa voix nasillarde.
— Il a besoin d’elle pour décharger, ricanait Favre. C’est le grand soir, Retancourt, défloration de la violette. Le patron vient des Pyrénées, il n’a pas son égal pour grimper les montagnes. Un vrai professionnel des sommets impossibles.
— Une minute, Danglard, dit Adamsberg en retenant son adjoint.
Il revint dans la salle, suivi de Danglard, et se dirigea droit vers le bureau de Favre. Il s’était fait un silence soudain. Adamsberg saisit la table métallique par son côté et la repoussa violemment. Elle chavira avec fracas, emportant dans sa chute papiers, rapports, diapositives, qui se dispersèrent au sol en chaos. Favre, gobelet de café en main, resta saisi, sans réaction. Adamsberg visa le bord de la chaise et fit basculer le tout en arrière, le siège, le brigadier, le café qui se répandit sur sa chemise.
— Retrait des paroles, Favre, excuses et repentir. J’attends.
Et merde, se dit Danglard en passant ses doigts sur ses yeux. Il observa le corps tendu d’Adamsberg. En deux jours, il avait vu se succéder chez lui plus d’émotions nouvelles qu’en des années de collaboration.
— J’attends, répéta Adamsberg.
Favre se redressa sur les coudes pour récupérer un peu de dignité devant les collègues qui, à présent, s’approchaient furtivement de l’épicentre de la bataille. Seule Retancourt, cible de la férocité de Favre, n’avait pas bougé. Mais elle ne classait plus.
— Retirer quoi ? brailla Favre. La vérité ? J’ai dit quoi ? Que vous étiez un as de l’escalade et c’est pas vrai ?
— J’attends, Favre, répéta Adamsberg.
— Des queues, répondit Favre qui commença à se relever.
Adamsberg arracha la serviette noire des mains de Danglard, en sortit une bouteille pleine et la fracassa sur le pied de métal de la table. Des éclats et du vin volèrent à travers la salle. Il fit un pas de plus vers Favre, bouteille brisée en main. Danglard voulut tirer le commissaire en arrière mais Favre avait dégainé d’un geste et pointait son revolver sur Adamsberg. Médusés, les membres de la Brigade s’étaient statufiés, dévisageant le brigadier qui osait braquer son arme sur le commissaire principal. Dévisageant aussi leur commissaire, dont ils n’avaient connu en un an que deux rapides emportements, s’éteignant aussi vite qu’embrasés. Chacun cherchait rapidement un moyen de dénouer l’affrontement, chacun espérait qu’Adamsberg retrouverait son détachement ordinaire, laisserait tomber la bouteille au sol et s’éloignerait en haussant les épaules.
— Pose ton arme de connard de flic, dit Adamsberg.
Favre jeta le revolver avec dédain et Adamsberg abaissa la bouteille d’un cran. Il ressentit la sensation désagréable de l’excès, la certitude furtive du grotesque, ne sachant trop qui, de Favre ou de lui-même, l’emportait sur ce point. Il desserra les doigts. Le brigadier se redressa et, en une détente rageuse, projeta le culot hérissé de la bouteille, entaillant le bras gauche aussi nettement qu’un coup de lame.
Favre fut tiré sur une chaise et immobilisé. Puis, les visages se levèrent vers le commissaire, attendant son verdict pour cette situation d’un nouveau genre. Adamsberg arrêta d’un geste Estalère qui décrochait le téléphone.
— Ce n’est pas profond, Estalère, dit-il d’une voix à nouveau calme, le bras replié contre lui. Prévenez notre légiste, il fera ça très bien.
Il fit un signe à Mordent et lui tendit la demi-bouteille fracassée.
— À mettre en sac plastique, Mordent. Pièce à conviction à charge de ma violence. Tentative d’intimidation sur un de mes subordonnés. Ramassez son Magnum et le culot, à charge de son agression, sans intention de donner…
Adamsberg passa la main dans ses cheveux, cherchant son mot.
— Si ! hurla Favre.
— Ta gueule, lui cria Noël. N’aggrave pas ton cas, t’as déjà fait assez de dégâts.
Adamsberg lui jeta un regard étonné. D’ordinaire, Noël épaulait d’un sourire les plaisanteries crasseuses de son collègue. Mais la fissure venait de se creuser entre la complaisance de Noël et la brutalité de Favre.
— Sans intention de nuisance grave, poursuivit Adamsberg en faisant signe à Justin de prendre en note. Motif du conflit, insultes du brigadier Joseph Favre à l’encontre du lieutenant Violette Retancourt et diffamation.
Adamsberg leva la tête pour compter le nombre d’agents rassemblés dans la salle.
— Douze témoins, ajouta-t-il.
Voisenet l’avait fait asseoir, avait dénudé son bras gauche et s’activait aux premiers soins.
— Évolution de l’affrontement, reprit Adamsberg d’une voix lasse : sanction de la part du supérieur, violences matérielles et intimidation, sans coup porté au corps du brigadier Favre ni menace sur son intégrité physique.
Adamsberg serra les dents pendant que Voisenet écrasait un tampon sur son bras pour stopper l’hémorragie.
— Usage d’arme de service et d’accessoire tranchant de la part du brigadier, blessure mineure par tesson de verre. Vous connaissez la suite, achevez le rapport sans moi et adressez-le à la police des polices. N’oubliez pas de photographier la pièce en état.
Justin se leva et s’approcha du commissaire.
— Que fait-on pour la bouteille de vin ? murmura-t-il. On dit que vous l’avez sortie de la sacoche de Danglard ?
— On dit que je l’ai prise sur cette table.
— Motif de la présence de vin blanc dans les locaux à trois heures trente de l’après-midi ?
— Un pot donné à midi, suggéra Adamsberg, pour fêter le départ au Québec.
— Ah bien, dit Justin soulagé. Très bonne idée.
— Favre ? Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda Noël.
— Suspension et retrait de l’arme. Au juge de décider s’il y a eu agression de sa part ou légitime défense. On verra cela à mon retour.
Adamsberg se leva, s’appuyant au bras de Voisenet.
— Gaffe, dit celui-ci, vous avez perdu beaucoup de sang.
— Ne vous inquiétez pas, Voisenet, je file chez le légiste.
Il quitta la Brigade soutenu par Danglard, laissant ses agents stupéfaits, incapables de rassembler leurs idées et, pour le moment, de juger.