Adamsberg et Retancourt se relayèrent sur la route du retour, tirant derrière eux la voiture de Lafrance et Ladouceur. Le commissaire réveilla Retancourt en arrivant en vue de Gatineau. Il l’avait laissée dormir le plus longtemps possible, tant il redoutait qu’elle ne flanche sous son poids.
— Ce Basile, dit-il, vous êtes certaine qu’il m’hébergera ? J’arriverai avant vous, seul.
— Je lui mettrai un mot. Vous lui expliquerez que vous êtes mon principal et que c’est moi qui vous envoie. De là, on appellera Danglard pour se procurer des faux papiers le plus tôt possible.
— Pas Danglard. Ne le contactez sous aucun prétexte.
— Et pourquoi non ?
— Personne d’autre ne savait que j’avais perdu la mémoire.
— Danglard est un fidèle parmi les fidèles, dit Retancourt, choquée. Il vous est dévoué, il n’aurait pas une seule raison de vous balancer à Laliberté.
— Si, Retancourt. Depuis un an, Danglard m’en veut. Jusqu’à quel point, je ne le sais pas.
— Au sujet de ce désaccord ? Au sujet de Camille ?
— D’où le tenez-vous ?
— Des murmures de la salle des Racontars. Cette pièce est une véritable couveuse, tout y naît, tout y croît. De bonnes idées aussi, parfois. Mais Danglard ne murmure pas. Il est loyal.
Le lieutenant fronçait les sourcils.
— Je n’ai pas de certitude, dit Adamsberg. Mais ne l’appelez pas.
À sept heures quarante-cinq, la chambre d’Adamsberg était vidée et le commissaire, avec son seul short et ses deux montres, se faisait couper les cheveux par Retancourt. Elle déposait soigneusement les mèches dans les toilettes pour n’en laisser aucune trace.
— Où avez-vous appris à couper les cheveux ?
— Chez un coiffeur, avant de me lancer dans le massage.
Retancourt avait probablement dû vivre plusieurs vies, se dit Adamsberg. Il se laissait tourner la tête en tous sens, apaisé par les gestes légers et le bruit régulier des ciseaux. À huit heures dix, elle l’amenait devant la glace.
— Exactement sa coupe, non ? demanda-t-elle avec l’engouement d’une jeune fille qui vient de réussir un examen.
Exactement. Raphaël avait les cheveux plus courts que lui et proprement dégradés sur l’arrière du crâne. Adamsberg se trouvait un air différent, plus sévère et plus convenable. Oui, habillé d’un costume cravate et pour les quelques mètres qu’il aurait à faire jusqu’à la voiture, les cops ne réagiraient pas. D’autant qu’à onze heures, ils seraient déjà convaincus qu’il s’était enfui depuis longtemps.
— C’était facile, dit Retancourt toujours souriante, sans que la suite imminente des opérations ait l’air de la préoccuper.
À neuf heures dix, le lieutenant était déjà plongé dans l’eau et Adamsberg aplati derrière la porte, tous deux dans un silence absolu.
Adamsberg leva lentement son bras pour jeter un coup d’œil à ses montres. Neuf heures vingt-quatre et demie. Trois minutes plus tard, les cops débarquaient dans la chambre. Retancourt lui avait recommandé de s’astreindre à respirer lentement, et il s’astreignait.
Le recul des flics devant la salle de bains ouverte et les insultes outrées de Retancourt eurent lieu comme prévu. Le lieutenant leur claqua la porte au nez et moins de vingt secondes plus tard, la posture du corps à corps plaqué comme une sole était appliquée. D’une voix mauvaise, Retancourt donna la permission d’entrer et qu’on en finisse, nom de dieu. Adamsberg s’accrochait fermement à la taille et à la ceinture, ses pieds ne touchant pas le sol, sa joue s’écrasant contre le dos mouillé. Il avait prévu que son lieutenant trempé s’effondrerait dès qu’il aurait décollé la plante de ses pieds mais rien de tel ne se produisit. L’effet pylône annoncé par Retancourt se déployait à plein. Il se sentait suspendu aussi solidement qu’au tronc d’un érable. Le lieutenant ne vacillait même pas, ne s’accoudait pas au mur. Elle se tenait droite, les bras croisés sur son peignoir, sans qu’un seul de ses muscles tremble. Cette sensation de parfaite solidité stupéfia Adamsberg et le calma subitement. Il avait l’impression qu’il aurait pu passer ainsi une heure commodément installé sans risquer la moindre anicroche. Le temps qu’il s’imprègne de cette sensation d’immuable stabilité, le coch avait achevé son inspection et refermait la porte sur Retancourt. Elle s’habilla rapidement et réintégra la chambre, continuant d’engueuler les trois flics de l’avoir surprise sans façon dans son bain.
— On a frappé avant d’entrer, disait une voix de coch inconnue.
— Je n’ai rien entendu ! cria Retancourt. Et ne mettez pas de désordre dans mes affaires. Je vous répète que le commissaire m’a consignée. Il voulait être seul avec votre surintendant ce matin.
— Il était quelle heure à votre cadran quand il vous l’a dit ?
— Quand on s’est garés devant l’hôtel, vers sept heures. Il doit être chez Laliberté à présent.
— Criss ! Il est pas à la GRC ! Il a pris la quille de l’air, votre boss !
Depuis la porte derrière laquelle il s’aplatissait, Adamsberg comprit que Retancourt montrait un silence surpris et choqué.
— Il devait se rendre au rendez-vous de neuf heures, affirma-t-elle. Je le sais tout de même.
— Sacrament non ! Il nous a fait la passe l’ours et il a pris le bord !
— Non, il ne m’aurait pas laissée ici. On travaille toujours en duo.
— Allumez vos lumières, lieutenant. Votre esti de boss, c’est le tison du diable et il vous a niaisée.
— Je ne comprends pas, insista Retancourt, butée.
Un autre flic — la voix de Philippe-Auguste, sembla-t-il à Adamsberg — l’interrompit :
— Rien nulle part, dit-il.
— Rien, confirma le troisième — la voix sèche de Portelance.
— Inquiète-toi pas, répondit le premier. Quand on l’aura pogné, il va attraper sa niaise. Dehors, les gars, on fouille l’hôtel.
Il referma la porte, après s’être une nouvelle fois excusé pour leur irruption maladroite.
À onze heures, en costume gris, chemise blanche et cravate, Adamsberg se dirigeait d’un pas tranquille vers la voiture de son frère. Des cochs se déplaçaient en tous sens, auxquels il n’accorda aucun regard. À onze heures quarante, son car démarrait pour Montréal. Retancourt lui avait recommandé de descendre une station avant le terminus. Il n’avait en poche que l’adresse de Basile et un billet de Retancourt.
En suivant des yeux les arbres qui défilaient sur la route, il songea qu’il n’avait jamais trouvé un abri plus solide et sécurisant que le corps blanc de Retancourt. Qui valait bien mieux, même, que les creux de montagne où se réfugiait le grand-oncle. Comment avait-elle tenu le coup ? Cela restait un complet mystère. Que toute la chimie de Voisenet ne saurait jamais éclaircir.