La tête enfoncée dans son bonnet arctique et le col remonté, Adamsberg observait de loin la mise en place des opérations sacrilèges, sous la pluie froide qui noircissait les troncs des arbres, dans le cimetière de Richelieu. Les flics avaient ceinturé le tombeau du juge d’une bande plastique rouge et blanche, l’encerclant comme une zone de danger.
Brézillon s’était déplacé en personne, un acte très surprenant de la part d’un homme ayant depuis longtemps lâché le terrain. Il se tenait droit près de la tombe, dans un manteau gris à col de velours noir. Outre l’effet lamproie qui l’avait peut-être propulsé jusqu’à la cité du cardinal, Adamsberg le soupçonna de concevoir une curiosité secrète pour l’effrayant parcours du Trident. Danglard était venu, bien entendu, mais demeurait en retrait de la tombe, comme s’il tentait de dégager sa responsabilité. Aux côtés de Brézillon, le commandant Mordent s’agitait d’un pied sur l’autre, sous un parapluie déformé. C’était lui qui avait préconisé d’irriter le fantôme pour lancer le combat et, peut-être, en ce moment précis, regrettait-il son conseil téméraire. Retancourt attendait sans état d’âme apparent et sans parapluie. Elle seule avait repéré Adamsberg dans les fonds du cimetière et lui avait adressé un signe discret. Le groupe était silencieux, concentré. Quatre gendarmes de la ville avaient déplacé la dalle de la sépulture. Qui, nota Adamsberg, n’avait pas subi la patine du temps et brillait sous la pluie, comme si la tombe, pareillement au juge, avait défié les seize ans écoulés.
Le monticule de terre se formait lentement, les gendarmes peinant à creuser dans la terre humide. Les policiers soufflaient dans leurs mains ou tapaient des pieds pour se réchauffer. Adamsberg sentait son propre corps se tendre et gardait son regard braqué sur Retancourt, plaqué en corps à corps pour pouvoir respirer avec elle, voir avec elle, accroché sur son dos.
Dans un crissement, les pelles glissèrent sur le bois. La voix de Clémentine se projeta jusqu’au cimetière. Soulever les feuilles les unes après les autres dans les endroits sombres. Soulever le couvercle du cercueil. Si le corps du juge se trouvait dans cette caisse, Adamsberg savait qu’il plongerait avec lui dans la terre.
Les gendarmes avaient achevé de placer les cordes et halaient à présent le cercueil de chêne, qui s’éleva à l’air libre en chancelant, en assez bon état. Les hommes s’attaquaient aux vis quand Brézillon sembla leur demander d’un geste de faire sauter le couvercle au levier. Adamsberg s’était approché d’arbre en arbre, profitant de l’attention toute focalisée sur la bière. Il suivait les mouvements des pinces qui grinçaient sous la plaque de bois. Le couvercle se déchira et bascula au sol. Adamsberg scruta les visages muets. Brézillon s’accroupit le premier et approcha sa main gantée. Avec un couteau prêté par Retancourt, il donna quelques coups, semblant déchirer un linceul, puis se redressa, laissant couler de son gant un filet de sable brillant et blanc. Plus dur que le ciment, coupant comme du verre, fluide et mouvant, à l’image même de Fulgence. Adamsberg s’éloigna sans bruit.
Retancourt frappa une heure plus tard à la porte de sa chambre d’hôtel. Adamsberg lui ouvrit, heureux, posant rapidement la main sur son épaule pour la saluer. Le lieutenant s’assit sur le lit, le creusant en son milieu comme à l’hôtel Brébeuf de Gatineau. Et comme à Brébeuf, elle ouvrit une thermos de café et disposa deux gobelets sur la table de nuit.
— Du sable, dit-il en souriant.
— Un long sac de quatre-vingt-trois kilos.
— Mis en bière après l’examen du docteur Choisel. Couvercle déjà vissé à l’arrivée des pompes funèbres. Leurs réactions, lieutenant ?
— Danglard était réellement surpris, et Mordent brusquement détendu. Vous savez qu’il hait ce type de spectacle. Brézillon, secrètement soulagé. Et peut-être même très satisfait mais avec lui, c’est difficile à dire. Et vous ?
— Libéré du mort et talonné par le vivant.
Retancourt dénoua ses cheveux et refit sa courte queue de cheval.
— En danger ? demanda-t-elle en lui tendant une tasse.
— À présent oui.
— Je le crois aussi.
— Il y a seize ans, j’avais resserré l’écart et le juge était sérieusement menacé. C’est la raison, je crois, pour laquelle il a planifié sa mort.
— Il pouvait tout aussi bien vous tuer.
— Non. Trop de flics étaient au courant, ma mort pouvait se retourner contre lui. Tout ce qu’il désirait, c’était une route libre, et il l’a obtenue. Après son décès, j’ai abandonné toute recherche et Fulgence a poursuivi ses crimes sans entrave. Il aurait continué si le meurtre de Schiltigheim ne m’avait pas heurté par hasard. J’aurais sans doute mieux fait de ne jamais ouvrir ce journal, ce lundi-là. Qui m’a mené droit où j’en suis, ici, en meurtrier filant de planque en planque.
— Bonne chose ce journal, affirma Retancourt. On a trouvé Raphaël.
— Mais je ne l’ai pas sauvé de son acte. Ni moi. Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est mettre à nouveau le juge en alerte. Il sait que j’ai repris la piste depuis sa fuite du Schloss. Vivaldi me l’a fait comprendre.
Adamsberg avala quelques gorgées de café et Retancourt acquiesça sans sourire.
— Il est excellent, dit le commissaire.
— Vivaldi ?
— Le café. Vivaldi aussi, un très bon chum. À l’heure où nous parlons, Retancourt, le Trident sait peut-être que je viens d’abolir sa mort. Ou le saura demain. J’encombre à nouveau sa route, sans moyen de le saisir. Ni de sortir Raphaël de ce champ des étoiles où il tourne sur orbite. Ni moi. Fulgence est à la barre, encore et toujours.
— Admettons qu’il ait suivi la mission Québec.
— Un centenaire ?
— J’ai dit « admettons ». Je préfère un centenaire à un mort. En ce cas, il a échoué à vous faire tomber.
— Échoué ? J’ai les trois quarts du corps pris dans les mâchoires de son piège et cinq semaines de liberté.
— Ce qui peut représenter beaucoup. Vous n’êtes pas encore en taule et vous bougez toujours. Il est à la barre, c’est entendu, mais dans la tempête.
— Si j’étais lui, Retancourt, je me débarrasserais de ce foutu flic au plus vite.
— Moi aussi. Je préférerais vous savoir avec votre gilet pare-balles.
— Il tue au trident.
— Pas forcément pour vous.
Adamsberg réfléchit un instant.
— Parce qu’il peut me flinguer sans cérémonial ? Comme si j’étais un hors-série, en quelque sorte ?
— Un à-côté, oui. C’est à une série finie que vous pensez ? Pas à une succession de meurtres compulsifs ?
— J’y ai souvent réfléchi et souvent hésité. Une compulsion meurtrière suit des ondes plus courtes que celles du juge, dont les crimes sont séparés par des silences de plusieurs années. Et chez un compulsif, l’onde s’accélère, les pics meurtriers se resserrent avec le temps. Ce n’est pas le cas du Trident. Ses meurtres sont réguliers, programmés, espacés. Comme l’œuvre patiente de toute une vie, sans précipitation.
— Ou qu’il fait durer à dessein, si sa vie se règle sur ce motif. Schiltigheim était peut-être son dernier acte. Ou le sentier de Hull.
Le visage d’Adamsberg s’altéra, rapide piqûre du désespoir, comme chaque fois qu’il repensait au crime de l’Outaouais. À ses mains barbouillées de sang jusque sous les ongles. Il reposa sa tasse et s’assit à la tête du lit, les jambes croisées.
— Ce qui ne plaide pas en ma faveur, reprit-il en examinant ses mains, c’est l’éventuel voyage du centenaire jusqu’au Québec. Après Schiltigheim, il avait tout le temps de prévoir la nasse dans laquelle me boucler. Il n’était pas à trois jours près pour opérer, n’est-ce pas ? Aucune raison de se propulser en urgence par-delà l’océan.
— Occasion idéale au contraire, objecta Retancourt. La technique du juge ne s’accommode pas d’une ville. Tuer sa victime, la planquer, amener son bouc émissaire étourdi sur les lieux, tout cela ne peut se faire à Paris. Il a toujours choisi la campagne comme terrain d’action. Le Canada lui offrait une situation rare.
— Possible, dit Adamsberg, le regard encore posé sur ses mains.
— Il y a autre chose. La déterritorialisation.
Adamsberg regarda son lieutenant.
— Disons, la sortie du territoire. Disparition des repères, des routines, des réflexes, et déstructuration. À Paris, il eût été presque impossible de faire croire qu’un commissaire, à la sortie ordinaire de son bureau, soit brusquement pris d’une fureur meurtrière en pleine rue.
— À espace vierge, être neuf et actes différents, approuva Adamsberg assez tristement.
— À Paris, personne n’aurait pu vous concevoir en meurtrier. Mais là-bas, oui. Le juge a saisi l’événement, et cela a fonctionné. Vous l’avez lu dans le dossier de la GRC : « déblocage des pulsions ». Un excellent programme, à la condition de pouvoir vous piéger seul en forêt.
— Il m’a très bien connu, depuis tout gosse jusqu’à mes dix-huit ans. Il pouvait savoir que j’irais marcher la nuit. Tout est possible, mais rien ne le prouve. Il lui fallait être informé du voyage. Or cette taupe, lieutenant, je n’y crois plus.
Retancourt replia ses doigts et fixa ses ongles courts, comme si elle consultait un bloc-notes secret.
— J’avoue que je n’aboutis pas, dit-elle, contrariée. J’ai parlé avec chacun, j’ai traîné invisible de salle en salle. Mais personne ne semble endurer l’idée que vous ayez pu tuer cette fille. À la Brigade, l’ambiance est à l’inquiétude, à la crispation, eux mots feutrés, comme si l’activité de l’équipe était suspendue dans l’attente. Heureusement, Danglard assume très bien l’intérim et maintient le calme. Vous ne doutez plus de lui ?
— Au contraire.
— Je vous laisse, commissaire, dit Retancourt en remballant sa thermos. La voiture part à dix-huit heures. Je vous ferai passer ce gilet.
— Je n’en ai pas besoin.
— Je vous le ferai passer.