— Ce type-là, dit Lucio, c’est peut-être un as, mais je n’aimerais pas qu’il me touche la tête. Des fois qu’il me remette à téter.
Exactement ce qu’il faisait en ce moment, observa Adamsberg alors que Lucio suçotait le bord de son verre avec des bruits de tétine. Lucio préférait de loin boire à la bouteille. Il n’avait sorti les verres que pour l’occasion, parce qu’il y avait un étranger. Cela faisait une bonne heure que le médecin était parti et ils achevaient la bouteille sous l’appentis, en veillant sur la nichée endormie. Lucio estimait qu’ils étaient obligés de finir parce que, après, le vin se corrodait. Finir, ou ne pas commencer.
— Je ne souhaite pas non plus qu’il m’approche, dit Adamsberg. Il a seulement posé son doigt là — il montra l’endroit sur sa nuque — et il a semblé qu’il y avait du grabuge. « Cas intéressant », a-t-il dit.
— En langage de docteur, ça veut dire que ça ne va pas.
— Oui.
— Tant que tu es d’accord avec le grabuge, il n’y a pas de souci à se faire.
— Lucio, suppose une seconde que tu sois Émile.
— D’accord, dit Lucio qui n’avait jamais entendu parler d’Émile.
— Bagarreur, compulsif, cinquante-trois ans, raisonnable et dérivant, sauvé par un vieux maniaque qui l’engage comme homme à tout faire, y compris des parties de morpion géantes le soir devant un feu, avec deux verres de Guignolet.
— Non, dit Lucio. Ça m’écœure, le Guignolet.
— Mais suppose que tu sois Émile et que le vieux te serve du Guignolet.
— Admettons, dit Lucio, contrarié.
— Oublie ce Guignolet. Prends autre chose, ça n’a pas beaucoup d’importance.
— D’accord.
— Suppose que ta vieille mère soit dans un hospice et ton chien en dépôt dans une ferme, vu que tu as tiré onze ans de taule par petits bouts, et suppose que, chaque samedi, tu prennes ta camionnette pour emmener dîner ta mère puis aller voir le chien avec de la viande en cadeau.
— Minute. Je ne visualise pas la camionnette.
Lucio emplit les deux derniers verres.
— Elle est bleue, ses angles sont arrondis, la peinture est ternie, la vitre arrière est occultée, il y a une échelle rouillée sur la galerie.
— J’y suis.
— Suppose que tu attendes le chien dehors, qu’il saute la barrière de la ferme, qu’il mange avec toi et que tu passes un bout de la nuit avec le clebs à l’arrière de la camionnette, avant de repartir à quatre heures du matin.
— Minute. Je ne visualise pas le chien.
— Et la mère ? Tu la visualises ?
— Parfaitement.
— Le chien est un poil long, blanc sale avec quelques taches, oreilles pendantes, petit comme un ballon, bâtard avec des gros yeux.
— Je le vois.
— Suppose que le vieux maniaque ait été assassiné et qu’il t’ait couché sur son testament, au détriment de son fils. Te voilà riche. Suppose que les flics te soupçonnent et veuillent t’embarquer.
— Y a pas à supposer. Ils veulent m’embarquer.
— Oui. Suppose que tu brises les couilles d’un flic et que tu casses une côte à un autre et que tu te tires.
— D’accord.
— Que fais-tu pour ta mère ?
Lucio téta le bord de son verre.
— Je ne peux pas y aller, les flics surveillent l’hospice. Alors je poste une lettre pour qu’elle se fasse pas de souci.
— Qu’est-ce que tu fais pour le chien ?
— Ils savent où il crèche, le chien ?
— Non.
— Alors je vais le voir pour lui parler, pour le rassurer des fois que je m’en aille, qu’il ne s’inquiète pas, je reviendrai.
— Quand ?
— Quand je reviendrai ?
— Non. Quand vas-tu voir le chien ?
— Ben tout de suite. Des fois qu’ils m’attrapent, faut que je prévienne le chien avant. Tandis que pour ma mère — elle a sa raison, ma mère ?
— Oui.
— Très bien. Alors si je vais en taule, les flics préviendront ma mère. Tandis qu’ils ne préviendront pas le chien. Tu penses. Pas un pour racheter l’autre. Donc ça, prévenir le chien, c’est à moi de le faire. Et le plus tôt possible.
Adamsberg passa les doigts sur le ventre duveteux de Charme, vida son verre dans celui de Lucio et se leva, frottant les fesses de son pantalon.
— Dis voir, hombre, dit Lucio en levant sa grande main. Si tu veux voir ce gars tout seul avant qu’il ait vu le chien et avant que le chien ait vu les flics, faut prendre la route maintenant.
— Je n’ai pas dit que je le ferai.
— Non, tu ne l’as pas dit.
Adamsberg roulait doucement, conscient que la fatigue et le vin avaient entamé ses moyens. Il avait coupé son portable et le GPS de la voiture, au cas où il existerait un flic aussi malin que Lucio, ce qui n’était pas donné, pas même dans les contes et légendes de Mordent. Aucun plan précis concernant cette brute d’Émile. Sauf ce qu’avait résumé Lucio : arriver à Châteaudun avant que les flics n’arrivent au chien. Pourquoi ? Parce que les crottins étaient différents ? Non. Il ne le savait pas quand il avait laissé fuir Émile, si tant est qu’il l’ait fait. Alors ? Parce que Mordent avait traversé sa route comme un buffle ? Non, Mordent déraillait, voilà tout. Parce que Émile était un bon gars ? Non, Émile n’était pas un bon gars. Parce que Émile risquait de crever de faim comme un rat dans les broussailles par la stupidité d’un flic déprimé ? Peut-être. Et le ramener en taule, était-ce mieux que la broussaille ?
Adamsberg n’était pas fort pour les volutes entraînées par les « peut-être », alors que Danglard en raffolait à en perdre l’équilibre, attiré par le gouffre noir de l’anticipation. Adamsberg roulait vers la ferme et voilà tout, priant pour qu’aucun flic n’ait entendu sa conversation du matin avec Émile la brute, avec Émile l’héritier, propriétaire à Garches et Vaucresson. Tandis que Danglard se débattait en ce moment même dans le tunnel sous la Manche, gorgé de champagne, tout cela parce qu’il s’était demandé, peut-être, si un cinglé avait coupé les pieds de son oncle, à moins qu’il ne s’agisse des pieds d’un cousin de son oncle, là-bas, dans les monts lointains. Tandis que Mordent fixait les murs de la prison de Fresnes et, bon Dieu, que pouvait-on faire pour Mordent ?
Adamsberg gara la voiture sur un bas-côté, dans l’ombre des bois, et fit les cinq cents derniers mètres à pied, avançant doucement, tâchant de se repérer. La barrière que sautait le chien, mais quelle barrière ? Il tourna pendant une demi-heure autour de la ferme — trois quarts laitier, un quart viande —, les jambes fatiguées, avant de localiser la barrière la plus probable. Loin, d’autres chiens hurlaient en sentant son approche et il se cala contre un arbre sans plus bouger, vérifiant son sac et son arme. L’air sentait le crottin, ce qui le conforta, comme tout être humain. Ne pas s’endormir, attendre, espérer que Lucio ait eu raison.
Un faible gémissement, un petit lamento irrégulier lui parvenait dans le vent tiède, plus loin que la barrière, peut-être à cinquante mètres de là. Une bestiole coincée ? Un rat dans les broussailles ? Une fouine ? En tout cas pas plus gros que ça. Adamsberg cala mieux son dos contre le tronc, replia les jambes, se balança doucement pour ne pas s’endormir. Imagina le trajet d’Émile depuis Garches jusqu’ici, marche et auto-stop, avec des routiers peu regardants sur l’aspect du gars s’il payait le coup. Ce matin, Émile portait sur son bleu un blouson léger assez graisseux, tout effiloché aux manches. Il revit les mains d’Émile avant que sa phrase ne lui revienne. Ses deux mains face à face et doigts écartés, dessinant le volume du chien. « Pas plus gros que ça. » Adamsberg se redressa sur un genou et écouta le lamento persistant. Pas plus gros que ça. Son chien.
Progressant doucement, il s’avança vers le lamento. À trois mètres, il distingua la petite masse blanche du chien, ses mouvements affolés, tournant autour d’un corps.
— Émile, merde !
Adamsberg le souleva par une épaule et posa ses doigts sur le creux du cou. Ça battait. À travers les déchirures du vêtement le chien léchait fébrilement le ventre de l’homme, passait à sa cuisse, léchait à nouveau, poussait sa plainte dérisoire. Il s’interrompit pour observer Adamsberg, émit un glapissement différent qui semblait dire : heureux d’avoir de l’aide, mon gars. Puis il retourna à sa tâche, arrachant le tissu du pantalon, léchant la cuisse, semblant vouloir y déposer le maximum de bave. Adamsberg alluma sa torche, éclaira le visage d’Émile, suant et crasseux. Émile le bastonneur, tombé, vaincu, l’argent ne fait pas le bonheur.
— Ne parle pas, ordonna Adamsberg.
Maintenant la tête dans sa main gauche, il glissa doucement ses doigts sous l’arrière du crâne, explora de haut en bas, d’avant en arrière. Pas de blessure.
— Ferme les paupières pour dire « oui ». Tu sens ton pied ? J’appuie dessus.
— Oui.
— L’autre ? J’appuie dessus.
— Oui.
— Tu vois ma main ? Tu sais qui je suis ?
— Le commissaire.
— C’est cela, Émile. Tu es blessé au ventre et à la jambe. Tu te souviens de tout ? Tu t’es battu ?
— Pas battu. M’a tiré dessus. Quatre coups, touché deux fois. Là-bas, au château d’eau.
Émile tendit un bras vers sa gauche. Adamsberg scruta l’obscurité, éteignit sa lampe. Le château d’eau se dressait à une centaine de mètres devant les bois, ceux qu’Émile avait dû parcourir en se traînant jusqu’à la barrière, l’atteignant presque. Le tireur pouvait revenir.
— On n’a pas le temps d’attendre une ambulance. On dégage en vitesse.
Adamsberg palpa rapidement la surface du dos.
— Tu as de la veine, la balle est sortie par le flanc sans toucher la colonne. Dans deux minutes, j’amène la voiture. Dis à ton chien de cesser sa plainte.
— Boucle-la, Cupidon.
Adamsberg gara la voiture feux éteints au plus près d’Émile, rabattit le dossier du siège avant. À l’arrière, on avait laissé un imperméable de toile beige, celui du lieutenant Froissy sans doute, toujours assez strictement vêtue. Il le fendit de plusieurs coups de couteau, arracha les manches, en tira deux longues bandes, buta contre les poches, intérieures et extérieures, bourrées à bloc. Adamsberg secoua le tout dans la nuit, vit dégringoler des boîtes de pâté, des fruits secs, des biscuits, une demi-bouteille d’eau, des bonbons, 25 cl de vin en brique de carton et trois bouteilles de cognac pour poupée, comme on en trouve dans les bars des trains. Il eut un mouvement de compassion pour le lieutenant, puis de gratitude. Les réserves névrotiques de Froissy allaient servir.
Le chien, devenu muet, s’écarta des blessures pour laisser travailler Adamsberg, passant le relais. Adamsberg éclaira rapidement la plaie ventrale, nette, la langue de Cupidon ayant bien nettoyé les abords, dégagé la chemise, ôté la terre.
— Il a bossé, ton chien.
— La bave de chien, c’est antiseptique.
— Je ne savais pas, dit Adamsberg en entourant les blessures avec les bandes de toile.
— Tu sais pas grand-chose, j’ai l’impression.
— Et toi ? Tu sais combien il a de bras, Shiva ? Je savais au moins que tu étais là ce soir. Je vais te porter, essaie de ne pas gueuler.
— Je crève de soif.
— Plus tard.
Adamsberg installa Émile dans la voiture, lui allongea les jambes avec précaution.
— Tu sais quoi ? dit-il. On prend le chien.
— Ouais, dit Émile.
Adamsberg roula feux éteints pendant cinq kilomètres puis s’arrêta sans couper le moteur dans l’entrée d’un chemin. Il déboucha la bouteille d’eau et suspendit son geste.
— Je ne peux pas te donner à boire, dit-il en renonçant Imagine que ton estomac soit troué.
Adamsberg embraya et rejoignit la départementale.
— On a vingt kilomètres avant l’hôpital de Châteaudun. Tu penses tenir ?
— Fais-moi parler. Parce que ça tourne.
— Fixe ton regard droit devant. Le gars qui t’a tiré dessus, tu as vu quelque chose ?
— Non. Ça a tiré de derrière le château d’eau. Il m’attendait, ça fait pas de doute. Quatre balles je t’ai dit, et seulement deux à la cible. C’est pas un professionnel. Je suis tombé, je l’ai entendu arriver vers moi en courant. J’ai fait le mort, il a essayé de prendre le pouls, voir si j’étais terminé. Il paniquait, mais il pouvait encore m’en coller deux pour être sûr.
— Doucement, Émile.
— Ouais. Une voiture s’est arrêtée au carrefour et il a eu peur, il a filé comme un lièvre. J’ai attendu sans bouger, puis je me suis traîné à la ferme. Des fois que je claque, je voulais pas que Cupidon m’attende dix ans. Attendre, c’est pas une vie. Je sais pas ton nom.
— Adamsberg.
— Attendre, Adamsberg, c’est pas une vie. Ça t’est déjà arrivé d’attendre ? D’attendre longtemps ?
— Je crois.
— Une femme ?
— Je crois.
— Ben c’est pas une vie.
— Non, confirma Adamsberg.
Émile eut un sursaut, et s’appuya contre la portière.
— Plus que onze kilomètres, dit Adamsberg.
— Parle, mais moi, je n’y arrive plus trop.
— Reste avec moi. Je fais des questions et tu réponds par oui ou par non. Comme dans le jeu.
— C’est le contraire, siffla Émile. Dans le jeu, on doit pas dire oui et non.
— Tu as raison. Le gars t’attendait, c’est certain. Tu as dit à quelqu’un que tu allais à la ferme ?
— Non.
— Il n’y a que le vieux Vaudel et moi qui connaissions l’endroit ?
— Oui.
— Mais Vaudel, il a pu raconter l’histoire du chien à quelqu’un ? À son fils par exemple ?
— Oui.
— Ça ne lui sert à rien de te tuer, ta part d’héritage ne lui revient pas si tu meurs. C’est dans le testament.
— La colère.
— Contre toi ? Sûrement. Toi, tu as fait un testament ?
— Non.
— Tu n’as personne qui hérite ? Pas d’enfants, c’est sûr ?
— Oui.
— Le vieux ne t’a pas confié quelque chose ? Papier, dossier, confession, remords ?
— Non. On a pu te suivre aussi, expulsa Émile.
— Un seul savait, dit Adamsberg en secouant la tête. Un vieil Espagnol qui n’a qu’un bras et pas de voiture. Et on t’a tiré dessus avant.
— Oui.
— Plus que trois kilomètres. Toi aussi, on a pu te suivre, depuis l’hôpital de Garches. Trois voitures de flics autour, ça indiquait que tu étais là. Tu es resté planqué dans l’hôpital ?
— Deux heures.
— Où ?
— Aux urgences. Salle d’attente avec les autres.
— Pas mal. Tu n’as vu personne derrière toi quand tu es ressorti ?
— Non. Une moto peut-être.
Adamsberg se gara au plus près de l’entrée des urgences, poussa les battants de plastique jaune, alerta un interne épuisé, sortit sa carte pour accélérer le mouvement. Un quart d’heure plus tard, Émile était posé sur une civière, un tuyau dans le bras.
— On ne peut pas garder le chien, monsieur, dit une infirmière en lui tendant les habits d’Émile, roulés dans un sac.
— Je sais, dit Adamsberg en détachant Cupidon des jambes d’Émile. Émile, écoute bien : n’accepte aucune visite, pas une seule. Je préviendrai l’accueil. Où est le chirurgien ?
— Au bloc.
— Surtout dites-lui de garder la balle qui est restée dans la jambe.
— Une seconde, dit Émile alors que le chariot se mettait en branle. Des fois que je claque. Vaudel m’a demandé quelque chose, s’il mourait.
— Ah, tu vois.
— Mais c’est juste un truc d’amour. A dit que la femme était vieille mais ferait plaisir quand même. Il a codé, pas confiance en moi. Après sa mort, je devais le poster. M’a fait jurer.
— Où est ce papier, Émile ? Et l’adresse ?
— Dans mon froc.