Assommé, assis sur une chaise à sept heures trente du matin, le commissaire contemplait la scène du crime sous les regards soucieux de ses adjoints, tant il était anormal qu’Adamsberg fût assommé, et plus encore assis sur une chaise. Mais il demeurait sur cette chaise, le visage immobile et le regard errant, celui d’un homme qui n’a pas envie de voir et qui s’en va au loin, pour qu’aucune parcelle n’aille se fourrer dans sa mémoire. Il s’efforçait de songer au temps d’avant, quand il était seulement six heures, quand il n’avait pas encore vu cette pièce gorgée de sang. Quand il s’était habillé en vitesse après l’appel du lieutenant Justin, enfilant la chemise blanche de la veille et l’élégante veste noire prêtée par Danglard, totalement inappropriées à la situation. La voix saccadée de Justin n’annonçait rien de bon, la voix d’un gars estomaqué.
« On sort toutes les passerelles », avait-il précisé. C’est-à-dire les dalles plastique montées sur pieds qu’on répartissait sur le sol pour ne pas polluer les vestiges. « Toutes les passerelles. » Ce qui signifiait que la totalité du sol devait être impropre à la circulation. Adamsberg était sorti en hâte, avait évité Lucio, l’appentis, la chatte. Jusque-là tout allait bien, jusque-là il n’était pas encore entré dans cette grande pièce, il n’était pas sur cette chaise face à des tapis trempés de sang, semés d’entrailles et d’éclats d’ossements, entre quatre murs maculés d’éléments organiques. Comme si le corps du vieil homme avait éclaté. Le plus repoussant était sans doute les petits paquets de chair déposés sur la laque noire du grand piano, abandonnés comme des déchets sur l’étal. Du sang avait coulé sur les touches. Là aussi le mot manquait, le mot pour définir un homme qui réduisait le corps d’un autre en charpie. Le terme de tueur était insuffisant et dérisoire.
En quittant la maison, il avait composé le numéro de son plus puissant lieutenant, Retancourt, capable à ses yeux de résister à tous les chaos de la création. Voire à les déjouer ou à les orienter selon ses désirs.
— Retancourt, rejoignez Justin, ils ont sorti toutes les passerelles. Je ne sais pas, un pavillon dans une allée privée, banlieue bourgeoise de Garches, un vieil homme dedans, une scène indescriptible. À la voix de Justin, cela semble méchant. Fonce.
Avec Retancourt, Adamsberg alternait sans y penser le tutoiement et le vouvoiement. Elle se prénommait Violette, ce qui était assez inadapté pour une femme de plus d’un mètre quatre-vingts et de cent dix kilos. Adamsberg l’appelait par son nom propre ou par son prénom, ou par son grade, selon que prenait le pas sa déférence pour ses capacités énigmatiques, ou bien sa tendresse pour l’imprenable refuge qu’elle offrait, quand elle le voulait, si elle le voulait. Ce matin il l’attendait, passif, suspendant le temps, pendant que les hommes chuchotaient dans la pièce et que le sang brunissait sur les murs. Peut-être un truc avait-il croisé sa route et l’avait retardée. Il entendit son pas lourd avant de la voir.
— Une foutue messe a bouché tout le boulevard, bougonna Retancourt, qui n’aimait pas qu’on bloque son chemin.
Malgré son volume remarquable, elle passa aisément les passerelles et se posa bruyamment à ses côtés. Adamsberg lui sourit. Retancourt savait-elle, ou non, qu’elle représentait pour lui un arbre secourable, aux fruits coriaces et miraculeux, ce genre d’arbre qu’on enlace sans pouvoir en faire le tour, sur lequel on grimpe en hâte quand surgit l’enfer ? Où l’on construit sa cabane dans les branches hautes ? Elle en avait la puissance, la rugosité, l’hermétisme, abritant le monumental mystère. Son regard efficace parcourut la pièce, sol, murs, hommes.
— Boucherie, dit-elle. Où est le corps ?
— Partout, lieutenant, dit Adamsberg en écartant les bras, désignant d’un mouvement la pièce entière. Émietté, pulvérisé, répandu. Où que l’on pose les yeux, on voit le corps. Et quand on regarde le tout, on ne le voit plus. Il n’y a que lui, et il n’est pas là.
Retancourt inspecta les lieux de manière plus sectorielle. Ici, là, d’un bout à l’autre de la pièce, des fragments organiques écrasés couvraient les tapis, collaient aux murs, formaient des paquets d’immondices, se tassaient près des pieds des meubles. De l’os, de la chair, du sang, un tas brûlé dans la cheminée. Un corps éparpillé qui ne suscitait pas de dégoût tant il était impossible d’associer ces éléments à une partie suggestive d’un être. Les agents se déplaçaient avec précaution, risquant à chaque geste d’enlever un morceau du cadavre invisible. Justin discutait à voix basse avec le photographe — celui qui avait des taches de rousseur et dont Adamsberg ne mémorisait jamais le nom —, et ses petits cheveux clairs lui collaient au crâne.
— Justin est hors d’état, constata Retancourt.
— Oui, confirma Adamsberg. Il est entré ici le premier, sans idée préconçue. C’est le jardinier qui a prévenu. Le planton de Garches a appelé son supérieur, qui a saisi la Brigade dès qu’il a constaté les dégâts. Justin s’est tout pris de plein fouet. Relayez-le. Vous coordonnerez le relevé avec Mordent, Lamarre et Voisenet. Il nous faut une identification des matières mètre par mètre. Carroyer, relever les vestiges.
— Comment le gars s’y est-il pris ? C’est un rude boulot.
— À première vue avec une scie électrique et une masse. Entre onze heures du soir et quatre heures du matin. En toute tranquillité, chaque pavillon est séparé des autres par un grand jardin et une haie. Pas de voisins proches, la plupart sont partis pour le week-end.
— Le vieil homme ? On en sait quoi ?
— Qu’il vivait ici, seul et riche.
— Riche certainement, dit Retancourt en désignant les tapisseries qui couvraient les murs, et le piano, un demi-queue qui occupait le tiers de la grande pièce. Seul, c’est autre chose. On ne se fait pas massacrer comme ça si on est vraiment seul.
— Si c’est bien lui qui est sous nos yeux, Violette. Mais c’est presque certain, les cheveux correspondent à ceux de la salle de bains et de la chambre. Et si c’est lui, il s’appelait Pierre Vaudel, il avait soixante-dix-huit ans, il avait été journaliste et spécialisé en affaires judiciaires.
— Ah.
— Oui. Mais selon le fils, il n’y a pas de véritable ennemi en vue. Seulement quelques grosses embrouilles et des hostilités.
— Où est le fils ?
— Dans le train. Il vit à Avignon.
— Il n’a rien dit d’autre ?
— Mordent dit qu’il n’a pas pleuré.
Le Dr Romain, le médecin légiste qui avait repris du service après une longue période d’évanescence, se planta devant Adamsberg.
— Pas la peine de faire venir la famille pour une identification. On se débrouillera avec l’ADN.
— Évidemment.
— C’est la première fois que je te vois assis pendant une enquête. Pourquoi t’es pas debout ?
— Parce que je suis assis, Romain. Je n’ai pas envie d’être autrement, c’est tout. Qu’est-ce que tu repères dans ce carnage ?
— Il y a des parties du corps qui ne sont pas totalement défaites. On reconnaît des morceaux de cuisses, de bras, juste écrasés de quelques coups de masse. En revanche, le concasseur a particulièrement soigné la tête, les mains, les pieds. Totalement écrabouillés. Les dents aussi sont en miettes, on en a des éclats ici et là. Du travail très abouti.
— Tu as déjà vu cela ?
— Des visages et des mains écrasés, oui, pour éviter l’identification. De plus en plus rare depuis l’ADN. Des corps éventrés ou brûlés, oui, comme toi. Mais une destruction aussi forcenée, non. Ça passe l’entendement.
— Ça passe où, Romain ? Dans la hantise ?
— Une sorte. On dirait qu’il a répété son travail jusqu’à n’en plus pouvoir, comme s’il avait peur de le rater. Tu sais, comme on contrôle dix fois qu’on a bien fermé la porte. Non seulement il a tout broyé bout par bout, non seulement il s’est acharné et a recommencé, mais il a tout ventilé. Il a éparpillé les restes à travers l’espace. Pas un fragment n’est solidaire d’un autre, même les doigts de pieds ne sont pas ensemble. Comme si le gars avait semé à la volée dans un champ. Il ne s’imagine pas que le vieux va repousser, hein ? Ne compte pas sur moi pour remonter le corps, c’est impossible.
— Oui, approuva Adamsberg. De la peur incœrcible, de la fureur en flux continu.
— Cela n’existe pas, la fureur en flux continu, coupa agressivement le commandant Mordent.
Adamsberg se leva en secouant la tête, se posa sur une dalle, passa sur la suivante d’un pas appliqué. Il était seul à se déplacer, les agents s’étaient arrêtés pour l’écouter, immobiles sur leurs propres dalles, comme les pions restent fixes pendant le déplacement d’une pièce sur l’échiquier.
— Normalement non, Mordent, mais ici oui. Sa rage, sa frayeur, sa fièvre s’étendent au-delà de notre vue, sur des terres que l’on ne connaît pas.
— Non, insista le commandant. La fureur, la colère, c’est un bois qui brûle vite. Ici, il y a eu des heures de travail. Quatre heures au moins, et cela, ce n’est pas le temps de la fureur.
— De quoi d’autre ?
— C’est du labeur, c’est de l’entêtement, du calcul. Peut-être même de la mise en scène.
— Impossible, Mordent. Personne ne peut imiter cela.
Adamsberg s’accroupit pour examiner le sol.
— Il était en bottes, non ? En grosses bottes de caoutchouc ?
— On le pense, confirma Lamarre. Vu la besogne à faire, ça paraissait une bonne précaution. Les semelles ont laissé de belles empreintes sur les tapis. Avec, peut-être, des petits fragments de matière échappés des crampons. De la boue ou je ne sais quoi.
Mordent marmonna « labeur » et se déplaça en travers, comme le Fou, puis Adamsberg franchit trois dalles, deux en ligne et une en biais, comme le Cheval.
— Sur quoi s’est-il posé pour écraser ? demanda-t-il. Même avec une masse, il ne serait arrivé à rien sur les tapis.
— Ici, suggéra Justin, on a un espace à peine taché, de forme à peu près rectangulaire. Possible qu’il ait posé un billot de bois ou une plaque de fonte pour faire enclume.
— Ça fait beaucoup de matériel lourd à transporter.
Masse, scie circulaire, billot. Et sûrement des habits et des chaussures de rechange.
— Ça tient dans un gros sac. Je pense qu’il s’est changé dehors, dans le jardin derrière le pavillon. Il y a des traces de sang dans l’herbe, là où il a dû poser ses vêtements souillés.
— Et de temps à autre, dit Adamsberg, il s’asseyait pour reprendre son souffle. Il avait choisi ce fauteuil-là.
Adamsberg regarda le meuble, ses accoudoirs torsadés, son siège de velours rose sali de sang.
— C’est un sacré beau fauteuil, dit-il.
— C’est tout bonnement du Louis-XIII, dit Mordent. Ce n’est pas juste un « sacré beau fauteuil », c’est du Louis-XIII.
— D’accord, commandant, c’est du Louis-XIII, dit Adamsberg sans changer de ton. Et si vous avez l’intention de nous emmerder toute la journée, rentrez. Cela n’amuse personne de travailler un dimanche, cela n’amuse personne de patauger dans cet abattoir. Et personne n’a dormi plus que vous.
Mordent opéra un nouveau déplacement en biais, s’éloignant d’Adamsberg. Le commissaire croisait les mains dans son dos, considérant toujours le grand fauteuil.
— Le refuge du meurtrier, en quelque sorte. Il y prend ses moments de répit. Il regarde la destruction en cours, il cherche des temps de soulagement, de satisfaction. Ou il tente seulement de respirer plus lentement.
— Pourquoi dit-on « un meurtrier » ? demanda consciencieusement Justin. Une femme peut transporter ce matériel, si elle ne se gare pas trop loin.
Adamsberg secoua la tête résolument.
— C’est de l’ouvrage d’homme, c’est de l’esprit d’homme, il n’y a pas une once de femme ici. Sans parler de la taille des bottes.
— Les habits, dit Retancourt, en montrant un tas désordonné sur une chaise, il ne les a pas arrachés ni déchirés.
Simplement enlevés comme pour le mettre au lit C’est rare aussi.
— C’est parce qu’il n’est pas en fureur, dit Mordent depuis le coin de la pièce où il s’était rangé.
— Il les a tous ôtés ?
— Sauf le caleçon, dit Lamarre.
— C’est qu’il ne voulait pas voir, dit Retancourt. Il l’a déshabillé pour ne pas enrayer la scie, mais il n’a pas pu le dénuder totalement. L’idée lui déplaisait.
— Alors on sait au moins que le tueur n’est ni infirmier ni médecin, dit Romain. Moi, des gars, j’en ai déshabillé des centaines sans bouger un cil.
Adamsberg avait enfilé des gants et pressait entre ses doigts une des petites boulettes de terre échappées des bottes.
— On va chercher un cheval, dit-il. Ça, c’est du crottin, collé sous ses bottes.
— À quoi ça se voit ? demanda Justin.
— À l’odeur.
— On regarde du côté des éleveurs, des haras ? demanda Lamarre. Des manèges, des champs de courses ?
— Et après ? dit Mordent. Des milliers de gens tournent autour des chevaux. Et le tueur a pu ramasser ça n’importe où, rien qu’en marchant sur un chemin de campagne.
— Eh bien c’est déjà cela, commandant dit Adamsberg. On sait que le tueur va à la campagne. À quelle heure arrive le fils ?
— Il devrait être à la Brigade dans moins d’une heure. Il s’appelle Pierre, comme son père.
Adamsberg tendit son bras pour dégager ses deux montres.
— Je vous envoie une équipe relais à midi. Retancourt, Mordent, Lamarre et Voisenet s’occupent du relevé. Justin et Estalère, vous commencez à fouiner dans le magma personnel. Comptes, agenda, calepins, portefeuille, téléphone, photos, médicaments et la suite. Qui il voyait, qui il appelait, ce qu’il achetait, ses vêtements, ses goûts, sa bouffe. Prenez tout, on doit le reconstituer au plus près. Ce vieux n’a pas seulement été tué, il a été réduit à néant. On n’a pas seulement pris sa vie, on l’a détruit, aboli.
L’image de l’ours blanc traversa brusquement ses pensées. L’animal devait avoir laissé le corps de l’oncle à peu près dans cet état, en plus propre. Rien à rapporter, rien à enterrer. Et le fils Pierre ne pourrait pas empailler le meurtrier pour le ramener à la veuve.
— Je ne crois pas que sa bouffe soit prioritaire, dit Mordent. L’urgence serait de s’occuper des affaires judiciaires qu’il a traitées. Et de sa situation familiale et financière. On ne sait même pas encore s’il est marié. On ne sait même pas encore si c’est lui.
Adamsberg regarda les visages lassés des hommes, plantés sur leurs dalles.
— Pause pour tout le monde, dit-il. Il y a un café au bout de la rue. Retancourt et Romain gardent le chantier.
Retancourt accompagna Adamsberg jusqu’à sa voiture.
— Dès que la scène est un peu nettoyée, appelez Danglard. Qu’il se mette sur la vie de la victime et surtout pas aux prélèvements.
— Évidemment.
La répulsion de Danglard à l’égard du sang et de la mort était un fait accepté sans critique. Quand on le pouvait, on ne le convoquait pas avant que les lieux aient été débarrassés du pire.
— Mordent, qu’est-ce qu’il a ? demanda Adamsberg.
— Aucune idée.
— Il n’est pas dans son état habituel. Il est dissimulé, mauvais comme la gale.
— J’ai vu.
— Cette manière du tueur de tout disperser dans la pièce, cela vous évoque quelque chose ?
— Mon arrière-grand-mère. Ça n’a rien à voir.
— Dites quand même.
— Quand elle a perdu la tête, elle s’est mise à tout étaler. Elle ne supportait plus que les choses se touchent. Elle séparait les journaux, les vêtements, les chaussures.
— Les chaussures ?
— Tout ce qui était en tissu, en papier et en cuir. Elle espaçait les chaussures de dix centimètres, elle les alignait par terre.
— Elle disait pourquoi ? Elle avait une raison ?
— Une excellente raison. Elle pensait que si ces objets entraient en contact, cela risquait de prendre feu, à cause du frottement. C’est ce que je vous ai dit, ça n’a rien à voir avec la dispersion de Vaudel.
Adamsberg leva une main pour lui faire signe qu’il prenait un message, écouta attentivement, rempocha l’appareil.
— Jeudi matin, expliqua-t-il, j’ai sorti deux chatons qui s’étaient bloqués dans le ventre de leur mère. On me signale que la chatte va bien.
— Bon, dit Retancourt après un silence. Je suppose que c’est une bonne nouvelle.
— Le tueur a pu faire comme votre grand-mère, il a pu vouloir défaire les contacts, séparer les éléments. Ce qui serait au fond tout le contraire d’une collection, ajouta-t-il en repensant aux pieds de Londres. Il a broyé un ensemble, dispersé la cohérence. Et j’aimerais savoir pourquoi Mordent cherche à m’emmerder.
Retancourt n’aimait pas quand les paroles d’Adamsberg s’emmêlaient. Ces sauts de pensées, cette confusion pouvaient lui ôter par instants brefs la conscience de son objectif. Elle le quitta sur un signe de main.