XLIII

Danglard, Adamsberg et Veyrenc se retrouvèrent discrètement pour dîner dans un restaurant éloigné de la Brigade, comme trois membres furtifs assemblés pour un complot. Veyrenc avait informé Danglard des ombres portant sur le cas Weill. Le commandant passait ses doigts sur ses joues molles, et Veyrenc le trouvait modifié. L’effet d’Abstract, l’avait prévenu Adamsberg. Il y avait de la vigueur dans ses yeux pâles, un peu de largeur sur ses épaules, qui occupaient mieux la coupe de son costume. Nul ne savait que, dans l’angoisse de la mort d’Adamsberg, Danglard avait décommandé la venue d’Abstract.

— On appelle Weill ? demanda Veyrenc.

Adamsberg avait commandé un chou farci, souvenir si atténué de Kisilova qu’il le regrettait.

— Risqué, dit-il.

— Le premier arrivé au moulin moud son grain le premier, objecta Danglard.

Les trois têtes acquiescèrent ensemble et Adamsberg composa le numéro, leur faisant signe de la boucler.

— L’échantillon est parti au labo hier, dit Adamsberg. On n’a plus que deux jours. Où en sommes-nous, Weill ?

— Donnez-moi une seconde, je sauve un carré d’agneau.

Adamsberg posa sa main sur le téléphone.

— Il sauve un carré d’agneau.

Veyrenc et Danglard hochèrent la tête, compréhensifs. Adamsberg enclencha le haut-parleur.

— Je répugne à interrompre une cuisson, dit Weill en reprenant la ligne. On ne sait jamais comment ça va tourner ensuite.

— Weill, Emma Carnot connaît l’identité du tueur de Garches. Mais par rebond. Celui qu’elle connaît avant tout, c’est l’homme qui déposa les dix-sept pieds coupés au cimetière de Higegatte.

— Highgate.

— On a négligé le dix-huitième, le pied qui manque. Je pense que c’est celui qu’elle a vu.

— Si je ne puis rien vous apprendre, Adamsberg, je retourne à mon carré d’agneau.

— Dites.

— J’ai fait effectuer une plongée au commissariat d’Auxerre, où fut découpé le registre des mariages. Il y a eu une amusante déposition, il y a douze ans. Une femme choquée par une découverte macabre, un pied chaussé traînant sur un chemin de forêt. Rien de moins. Ce pied était décomposé, piqueté par les oiseaux et les carnivores. Cette femme, d’après les souvenirs du brigadier, venait d’expulser son ancien mari de sa maison de campagne. Elle se rendait sur les lieux tout juste déménagés pour en changer les serrures. Elle a découvert le vestige à quinze mètres de la porte, dans le sentier d’accès.

— À l’époque, Carnot n’a pas soupçonné le mari.

— Non, ou elle n’aurait jamais alerté la police. Elle avait pourtant beaucoup d’éléments pour le suspecter. Le sentier était privé, personne ne l’empruntait. Le mari venait seul à la maison forestière pendant les week-ends, depuis plus de quinze ans. Il chassait. Et cet époux fantasque et solitaire, d’après les habitants du hameau, entreposait son gibier dans un congélateur cadenassé. Il a refusé toute aide des voisins lorsque Emma Carnot l’a finalement contraint à déménager. Vous vous doutez de ce que contenait le congélateur. Un pied aura été perdu pendant son chargement précipité dans le camion. Emma Carnot aurait pu comprendre qu’il était impensable que le pied soit tombé des poches d’un inconnu ou du bec d’un oiseau. Mais elle ne voulait surtout pas comprendre. L’idée lui en est sans doute venue plus tard, et elle s’est tue. L’enquête n’avait pas abouti — on avait conclu à un charognard — et tout était oublié.

— Jusqu’à la découverte de Higegatte. Elle a compris.

— C’est évident. Dix-sept pieds devant un cimetière, et elle connaissait le dix-huitième. Si l’on apprenait qu’elle avait épousé un homme qui avait découpé les pieds de neuf cadavres, elle était bonne pour la casse. Par mauvaise chance, vous étiez sur les lieux à Londres. Elle n’avait plus qu’à vous démolir corps et biens. En moins d’un jour, elle a repéré la faille de Mordent et s’est annexé l’homme. Quand la machine Carnot se met en marche, rien ne peut la surpasser en promptitude, surtout pas vous, commissaire. L’affaire de Garches a éclaté le dimanche, elle a fait le lien avec Highgate avant vous. Comment, je ne sais pas. Peut-être ce découpage. Elle a saboté l’enquête, elle a fait tirer sur Émile, exigé de Mordent qu’il provoque la fuite du suspect et qu’il place la douille et les pelures chez Vaudel. Pour sauver le vrai coupable, pour vous saborder et qu’on n’entende plus jamais votre voix.

— Quel est le nom de son mari, Weill ? demanda Adamsberg avec lenteur.

— Aucune idée. La maison bourguignonne est au nom de la mère, elle est dans la famille Carnot depuis quatre générations. Et dans ce hameau comme dans tous les hameaux, on a donné au mari le nom de la maisonnée. On l’appelait M. Carnot, ou « l’époux de Mme Carnot ». Il n’y venait que pour la chasse.

— Mais elle, bon sang ? On a son nom de femme mariée ? Dans la déposition ?

— Elle était divorcée depuis longtemps quand elle a déposé. Quand elle a commencé dans la carrière à vingt-sept ans, elle s’appelait à nouveau Carnot. Cela fait donc au moins vingt-cinq ans qu’elle a repris son nom de jeune fille. Ce mariage a été une rapide affaire de jeunesse.

— Il nous faut cette déposition, Weill. C’est notre seul élément contre elle.

Weill ricana, et demanda quelques minutes pour aller tourner son carré d’agneau.

— On dirait, Adamsberg, que l’absolu pouvoir de ces gens vous échappe encore. Il n’y a plus de déposition. C’est uniquement la mémoire du brigadier d’Auxerre qui m’a restitué l’histoire. Il ne reste aucune trace paperassière. Ils font parfaitement les choses.

— Weill, il nous reste un témoin du mariage.

— Aucun écho pour le moment. Mais il y a la mère d’Emma Carnot. Elle a dû connaître le jeune mari, ne serait-ce que quelques joins. Marie-Josée Carnot, rue des Ventilles, 17, à Bâle, Suisse. Il serait avisé de la protéger.

— C’est sa mère, bon sang.

— Et elle, c’est Emma Carnot. Le témoin qui a été abattu à Nantes était sa propre cousine. Prévenez votre collègue Nolet. S’il ose poursuivre.

— Quel est le message, Weill ?

— Protégez la mère.

— Comment Carnot a-t-elle pu savoir où allait Émile ?

— Elle l’a attrapé quand bon lui semblait, et pour en faire ce qu’elle voulait.

— Les flics de Garches eux-mêmes l’ont manqué.

— Adamsberg, vous n’êtes vraiment pas fait pour travailler là-haut. Les flics de Garches n’ont jamais perdu la trace d’Emile, et ils l’avaient bien en main quand il s’est réfugié à l’hôpital. Mais un ordre tombé de là-haut leur a ordonné de le laisser courir, de le suivre, de signaler son point de chute puis de disparaître. Ce qu’ils ont fait. C’est comme cela que ça obéit, en bas.

Adamsberg raccrocha, fit tourner l’appareil éteint sur la table. Il avait donné le cœur en mousse à Danica.

— Danglard, je vous confie la mère. Protection Retancourt.

— Pas sa mère, souffla Veyrenc.

— Il y a bien des gars qui mangent une armoire, Veyrenc.

Danglard s’éloigna pour appeler Retancourt. Démarrage immédiat pour la Suisse. Dès l’instant où ils la surent prête à prendre la route, les trois hommes respirèrent et Danglard commanda de l’armagnac.

— Je préférerais un rakija après mon kafa, comme à la kruchema.

— Comment se fait-il, commissaire, que vous ayez mémorisé des mots serbes quand vous n’êtes pas foutu de vous rappeler le simple nom de Radstock ?

— J’ai mémorisé des mots kiseljeviens, nuança Adamsberg. Sûrement parce que c’est un lieu incertain, Danglard, où adviennent des choses hors du commun. « Hvala », « dobro vece », « kajmak ». Dans le caveau, j’ai aussi songé aux « kobasice ». N’espérez rien de grand, ce ne sont que des saucisses.

— Pimentées, précisa Veyrenc.

Et Adamsberg ne s’étonna pas que Veyrenc en sût déjà plus que lui.

— Weill semble correct, dit Danglard.

— Oui, dit Veyrenc. Ça ne veut rien dire. Weill est toujours au summum de l’art. Policier et autre.

— Pourquoi donnerait-il Carnot ?

— Pour la bousiller. Elle fait des erreurs, elle est dangereuse.

— Weill n’est pas Arnold Paole. Il n’est pas l’ancien époux.

— Pourquoi pas ? proposa Veyrenc sans conviction. Quel rapport entre le jeune homme d’il y a vingt-neuf ans et l’homme d’aujourd’hui, sophistiqué, ventru et barbe blanche ?

— Je ne peux pas mettre un officiel en garde près du domicile de Weill, dit Adamsberg. Veyrenc ?

— Entendu.

— Passez prendre une arme chez Danglard. Et couvrez vos cheveux.

Загрузка...