XXX

Vladislav collait son nez à la vitre, commentant l’approche du train vers Belgrade comme s’il s’agissait d’une véritable aventure, lâchant de temps à autre le mot « plog » et s’en amusant seul. L’humeur du traducteur donnait à l’expédition un tour d’escapade joyeuse tandis qu’elle prenait des couleurs plus sombres dans l’esprit d’Adamsberg, à mesure qu’il approchait de l’hermétique Kisilova.

— Belgrade, la « ville blanche », annonça Vladislav alors que le train freinait en gare. Très belle, on n’aura pas le temps de la voir, notre car part dans une demi-heure. Vous réveillez souvent les gens la nuit pour savoir s’il y a un plog dans leur famille ?

— Les flics réveillent toujours les autres la nuit. Et les autres les réveillent aussi. Cela valait la peine, il y avait bien un plog.

— Plog, répéta Vladislav en essayant ce nouveau son, comme s’il lâchait une bulle d’air. Plog. Et pourquoi vouliez-vous le savoir ?

— Plogerstein, Plögener, Plogoff, Plogodrescu et Plog tout court, récita Adamsberg. Si l’on retire Plogoff, ces quatre noms sont liés au meurtre de Garches. Deux sont des victimes, une troisième est une amie d’une victime.

— Et le rapport avec mon dedo ? C’est son cousin Plogodrescu qui a été victime ?

— Oui, partiellement. Jetez un œil dans le couloir, la femme en tailleur beige, quarante à cinquante ans, un bouton sur la joue, la mine absente. Elle occupait le compartiment d’à côté. Observez-la pendant qu’on descend.

Vladislav fut le premier sur le quai et tendit son bras de chat velu à la femme en tailleur pour l’aider à descendre sa valise. Elle remercia sans entrain et s’éloigna.

— Élégante, riche, joli corps, mauvais visage, commenta Vladislav en la regardant s’éloigner. Plog. Je ne m’y risquerais pas.

— Vous êtes allé aux toilettes, cette nuit.

— Vous aussi, commissaire.

— Elle avait laissé la porte de son compartiment entrouverte, on la voyait lire. C’était bien elle, non ?

— Oui.

— C’est curieux pour une femme seule de ne pas s’enfermer dans un train de nuit.

— Plog, dit Vladislav, qui semblait utiliser cette nouvelle onomatopée pour dire « certes », ou « entendu », ou « évidemment », Adamsberg ne savait pas très bien. Le jeune homme paraissait goûter ce petit mot inédit comme un bonbon neuf, dont on mange toujours trop au début.

— Elle attendait peut-être quelqu’un, proposa Vladislav.

— Ou elle essayait d’entendre quelqu’un. Nous, par exemple. Je crois qu’elle était sur mon vol Paris-Venise.

Les deux hommes montaient dans le car, « direction Kaluderica, Smederevo, Kostolac, Klicevac et Kiseljevo », annonça le chauffeur, et ces mots donnaient à Adamsberg la sensation d’être tout à fait perdu, ce qui lui plaisait. Vladislav jeta un regard sur les autres voyageurs.

— Pas là, dit-il.

— Si elle me suit, elle ne peut pas être là, c’est trop voyant dans un car. Elle prendra le suivant.

— Et comment saura-t-elle où nous descendons ?

— A-t-on parlé de Kisilova pendant le dîner ?

— Avant, dit Vladislav qui renouait sa queue-de-cheval, en tenant l’élastique entre ses dents. Avec le champagne.

— On avait laissé la porte ouverte ?

— Oui, à cause des cigarettes. Reste qu’une femme seule a le droit de se rendre à Belgrade.

— Qui, dans ce car, ne vous semble pas d’origine slave ?

Vladislav parcourut le véhicule sur toute sa longueur, semblant chercher un objet égaré, puis se rassit aux côtés d’Adamsberg.

— L’homme d’affaires, plutôt suisse ou français. Le treker, plutôt allemand du Nord ; le couple, des Français du sud ou des Italiens. Le couple accuse la cinquantaine et ils se tiennent la main, ce qui est insolite pour un vieux ménage dans un vieux car serbe. Et les temps ne sont pas au tourisme en Serbie.

Adamsberg lui fit un signe indistinct sans répondre. Ne pas parler de la guerre. Danglard lui avait martelé trois fois cette consigne.


Personne ne descendit derrière eux au petit arrêt de Kiseljevo. Une fois dehors, Adamsberg releva rapidement les yeux vers la vitre et il lui sembla que l’homme du couple insolite les regardait.

— Seuls, dit Vladislav en étirant ses bras maigres vers le ciel pur. Kiseljevo, ajouta-t-il en désignant le village avec fierté, murs colorés et toits serrés, clocher blanc, planté au milieu des collines, le Danube brillant à ses pieds.

Adamsberg sortit sa fiche de voyage et lui montra le nom de leur logeur, Krcma.

— Ce n’est pas un nom propre, dit Vladislav, cela veut dire « auberge ». La patronne, si c’est toujours la même, Danica, m’y a fait boire ma première gorgée de pivo. De bière, précisa-t-il.

— Comment peut-on prononcer ça ?

— Avec un « ch ». Krchma.

— Kruchema.

— Ça ira.

Adamsberg suivit Vladislav jusqu’à la kruchema, une haute maison à pans de bois colorés, décorés de volutes. Les conversations s’arrêtèrent à leur entrée et les visages soupçonneux qui se tournèrent vers eux rappelèrent en tous points à Adamsberg ceux des Normands du café d’Haroncourt ou des Béarnais du bistrot de Caldhez. Vladislav s’annonça à la patronne, signa le registre, puis expliqua qu’il était le petit-fils de Slavko Moldovan.

— Vladislav Moldovan ! dit Danica et, d’après ses gestes, Adamsberg comprit que, depuis le temps, il avait grandi, il n’était pas plus haut que ça la dernière fois.

L’atmosphère changea aussitôt, on vint serrer la main de Vladislav, les postures se firent accueillantes et Danica, qui semblait douce comme son nom, les installa aussitôt pour manger, il était midi et demi. Aujourd’hui, il y avait des burecis au porc, dit-elle en posant sur la table une cruche de vin blanc.

— Du Smederevka, inconnu mais fameux, dit Vladislav en emplissant les verres. Comment comptez-vous faire pour trouver la trace de votre Vaudel ? Montrer sa photo partout ? Très mauvais. Ici comme ailleurs, on n’aime pas les fouineurs, les flics, les journalistes, les enquêteurs. Il faudrait trouver autre chose. Mais ici, on n’aime pas non plus les historiens, les vidéastes, les sociologues, les anthropologues, les photographes, les romanciers, les cinglés et les ethnologues.

— Ça finit par faire du monde. Pourquoi ne veulent-ils pas de fouineurs ? À cause de la guerre ?

— Non. C’est parce que les fouineurs posent des questions et ils ne veulent plus de questions. Ils veulent vivre autrement. Sauf lui, dit-il en désignant un homme âgé qui venait d’entrer. Lui seul ose souffler sur la flamme.

Le visage heureux, Vladislav traversa la salle, attrapa le nouveau venu par les épaules.

— Arandjel ! dit-il d’une voix forte. To sam ja ! Slavko unuk ! Zar me ne poznajes ?

Le vieil homme, très petit, maigre et un peu sale, se recula pour l’examiner puis serra Vladislav dans ses bras, expliquant avec des gestes qu’il avait beaucoup grandi, il n’était pas plus haut que ça la dernière fois.

— Il voit que j’ai un ami étranger, il ne veut pas déranger, expliqua Vladislav en se rasseyant, le feu aux joues. Arandjel était un grand ami de mon dedo. Froid aux yeux ni l’un ni l’autre.

— Je vais aller marcher, dit Adamsberg en terminant le dessert, des boulettes sucrées dont il n’identifiait pas les composants.

— Prenez le café d’abord, ou vous allez offenser Danica. Où comptez-vous aller marcher ?

— Vers le bois.

— Non, ça ne leur plaira pas. Allez plutôt au long du fleuve, c’est plus naturel. On va me poser des questions. Que leur dit-on ? Impossible d’annoncer que vous êtes flic, ça vous bousille un homme ici.

— Ça vous bousille partout. Dites-leur que j’ai eu un choc psychoémotionnel et qu’on m’a recommandé un lieu calme.

— Et vous seriez venu jusqu’ici ? En Serbie ?

— Disons que ma baba avait connu votre dedo.

Vlad haussa les épaules, Adamsberg avala son kafa d’une gorgée et sortit un stylo de sa poche.

— Vlad, comment dit-on « bonjour », « merci », « Français » ?

— « Dobro vece », « hvala », « francuz ».

Adamsberg fit répéter et écrivit les mots à sa manière sur le dos de sa main.

— Pas vers le bois, répéta Vladislav.

— J’ai compris.

Le jeune bomme le regarda partir puis fit un signe à Arandjel, lui signalant que la voie était libre.

— Il a eu un choc psychoémotionnel, il a besoin de marcher près du Danube. C’est un ami d’un ami de Dedo.

Arandjel poussa devant Vladislav un petit verre de rakija. Danica regarda l’étranger s’éloigner seul, d’un air un peu inquiet.

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