XXV

En entrant dans le cabinet du médecin, Adamsberg se rendit compte qu’il sentait violemment le parfum et que le Dr Josselin le remarquait, surpris.

— C’est un échantillon qui a coulé sur moi, expliqua-t-il. De l’acide nitro-citraminique.

— Je ne connais pas.

— J’ai inventé le nom, cela sonnait bien.

Ça avait été un bon moment quand Zerketch avait tout gobé. Quand il avait cru qu’il possédait de l’acide nitro-citraminique, quand il avait cru à la fiole et aux additions de centièmes de seconde. À cet instant-là, il avait cru le tenir à sa main mais le type disposait d’une arme secrète plus dramatique que du nitro-citraminique. Un autre leurre, une autre illusion, mais qui avait fonctionné. Lui, Adamsberg, lui le flic, il avait laissé partir Zerketch sans esquisser un geste. Alors que le revolver était sur la table et qu’il pouvait le rattraper en trois bonds. Ou faire boucler la zone dans les cinq minutes. Mais non, le commissaire n’avait pas bougé. « Le commissaire Adamsberg libère le monstre ». Il visualisait avec netteté la une des journaux. En Autriche aussi. Quelque chose qui commençait par « Kommissar Adamsberg ». En grandes lettres gouttant de sang comme les côtes sur le tee-shirt du Zerquetscher. Puis viendraient le procès, le hurlement des gens, la corde qu’on suspend à l’arbre. Le Zerquetscher qui arrive, les dents rouges, qui tend le bras, qui hurle avec les autres « Le fils écrase le père ! » Les lettres du journal qui se transforment en une nuée de taches noires et vertes.


De l’alcool de poire lui passait entre les dents, sa tête partait d’un côté et d’un autre. Il ouvrit les yeux, fit la netteté sur le visage de Josselin penché sur lui.

— Vous vous êtes évanoui. Ça vous arrive souvent ?

— Première fois de ma vie.

— Pourquoi vouliez-vous me voir ? C’était pour Vaudel ?

— Non, je ne me sentais pas bien. J’ai eu l’idée de venir en sortant de chez moi.

— Vous ne vous sentiez pas bien, mais comment ?

— Mal au cœur, hébété, crevé.

— Ça vous arrive souvent ? répéta le médecin en aidant Adamsberg à se remettre debout.

— Jamais. Si, une fois, au Québec. Mais ce n’était pas la même impression et j’avais bu comme dix éponges.

— Allongez-vous là-dessus, dit Josselin en tapotant la table d’auscultation. Mettez-vous sur le dos, n’ôtez que vos chaussures. Ça peut être un début de grippe mais je vais vous examiner tout de même.

En venant ici, Adamsberg n’avait pas eu l’intention de s’étendre sur la table molletonnée ni de laisser le médecin poser ses énormes doigts sur son crâne. Ses pieds l’avaient éloigné de la Brigade et dirigé vers Josselin. Il avait seulement songé à parler. Cet évanouissement était une semonce sérieuse. Jamais il ne dirait à quiconque que Zerketch se prétendait son fils. Jamais il ne dirait qu’il l’avait laissé s’en aller sans lever un doigt. Libre comme l’oiseau. En route vers un autre massacre, son sourire de crâneur aux lèvres, son habit de mort sur le dos. Zerk, c’était encore plus simple à dire que Zerketch, et c’était comme une onomatopée évoquant un rejet, un dégoût. Zerk, le fils de Matt, ou de Loulou, le fils d’un pisseux. Néanmoins, personne n’avait regretté, pour l’épicière.

Le médecin avait posé sa paume sur son visage, appliqué deux doigts légers sur ses tempes. L’immense main couvrait sans problème la distance entre les deux oreilles. L’autre prenait la base de son crâne en coupe. Dans l’ombre de cette main un peu parfumée, les yeux d’Adamsberg se fermaient.

— Ne vous en faites pas, je me contente d’écouter le MRP de la SSB.

— Oui, dit Adamsberg, avec une interrogation vague dans la voix.

— Le Mouvement respiratoire primaire de la symphyse sphéno-basilaire. Simple contrôle de base.

Les doigts du médecin continuèrent de se déplacer, stationnant comme des papillons attentifs sur les ailes du nez, les maxillaires, effleurant le front, entrant dans les oreilles.

— Bien, dit-il après cinq minutes, on a là une fibrillation événementielle qui me masque vos fondamentaux. Un fait tout récent a déclenché une crainte de mort qui a généré une surchauffe générale du système. Je ne sais pas ce qui vous est arrivé mais vous n’avez pas apprécié. Choc psychoémotionnel majeur. Ce qui me fige du coup le pariétal antérieur, bloque le pré-post-sphénoïde en inspir et a fait disjoncter les trois fusibles. Grand stress, il est normal que vous ne vous sentiez pas bien. C’est la cause de l’évanouissement. On va ôter cela d’abord, si on veut y voir quelque chose.

Le médecin griffonna quelques lignes, demanda à Adamsberg de se retourner sur le ventre. Il releva la chemise, posa un doigt sur le sacrum.

— Vous disiez que c’était dans le crâne.

— Le crâne s’attrape par le sacrum.

Adamsberg se tut, laissant les doigts du médecin remonter le long de ses vertèbres comme des petits lutins bienveillants trottinant sur sa carcasse. Il gardait les yeux grands ouverts pour ne pas s’endormir.

— Restez éveillé, commissaire, remettez-vous sur le dos. Je vais devoir détendre le fascia médiastinal, complètement bloqué. Douleurs intercostales au flanc droit ? Ici ?

— Oui.

— Parfait, dit Josselin qui plaça ses doigts en fourche sous la nuque et, du plat de l’autre main, se mit à repasser les côtes comme un linge froissé.


Adamsberg se réveilla mollement, avec l’impression déplaisante que beaucoup de temps avait passé. Plus de onze heures, vit-il à la pendule, Josselin l’avait laissé dormir. Il sauta à bas de la table, enfila ses chaussures, trouva le médecin déjà attablé dans la cuisine.

— Asseyez-vous, je déjeune tôt, j’ai un patient dans une demi-heure.

Il sortit une assiette et des couverts, poussa le plat devant lui.

— Vous m’avez endormi ?

— Non, vous avez fait cela tout seul. Vu votre état, il n’y avait pas de meilleure solution après le soin. Tout est remis en place, ajouta-t-il, comme un plombier qui commente sa note. Vous étiez dans le puits, inhibition totale de l’action, empêchement d’avancer. Mais cela va repartir. Si vous sentez un engourdissement cet après-midi, quelques assauts de mélancolie demain et des courbatures, c’est normal. Dans trois jours, vous serez comme à votre habitude, mieux sûrement. J’ai traité les acouphènes au passage, il est possible qu’une seule séance suffise. Il faut se nourrir, dit-il en désignant le plat de semoule aux légumes.

Adamsberg obéit, il se sentait un peu étourdi mais bien, léger et affamé. Rien de commun avec la nausée et les kilos de fonte qu’il traînait aux pieds ce matin. Il releva la tête pour voir le médecin lui adresser un clin d’œil amical.

— À part cela, dit-il, j’ai vu ce que je voulais voir. La structure naturelle.

— Eh bien ? demanda Adamsberg, qui se sentait assez amoindri devant Josselin.

— C’est un peu ce que j’espérais. Je n’ai vu qu’un seul autre cas comme vous, chez une femme âgée.

— C’est-à-dire ?

— Une absence quasi totale d’angoisse. C’est une posture rare. En contrepartie bien sûr, l’émotivité est faible, le désir pour les choses est atténué, il y a du fatalisme, des tentations de désertion, des difficultés avec l’entourage, des espaces muets. On ne peut pas tout avoir. Plus intéressant encore, un laisser-aller entre les zones du conscient et de l’inconscient. On pourrait dire que le sas de séparation est mal ajusté, que vous négligez parfois de bien fermer les grilles. Veillez-y tout de même, commissaire. Cela peut fournir des idées de génie semblant venir d’ailleurs — de l’intuition, comme on dit à tort pour simplifier —, des stocks immenses de souvenirs et d’images, mais aussi laisser monter en surface des objets toxiques qui devraient coûte que coûte demeurer dans les profondeurs. Vous me suivez ?

— Pas trop mal. Et si les objets toxiques remontent, que se passe-t-il ?

Le Dr Josselin fit un moulinet près de sa tête.

— Alors vous ne distinguez plus le juste du faux, le fantasme du réel, le possible de l’impossible, en bref vous mélangez le salpêtre, le soufre et le charbon.

— Explosion, conclut Adamsberg.

— Voilà, dit le médecin en s’essuyant les mains, satisfait. Rien à redouter si vous ne lâchez pas la rampe. Conservez des responsabilités, continuez à parler aux autres, ne vous isolez pas exagérément. Vous avez des enfants ?

— Un, mais tout petit.

— Eh bien expliquez-lui le monde, baladez-le, accrochez-vous. Cela vous lestera de quelques ancres, il faut garder des lumières au port. Je ne vous demande rien pour les femmes, j’ai vu. Défaut de confiance.

— En elles ?

— En vous. Seule petite inquiétude, si tant est qu’on puisse l’appeler comme ça. Je vous laisse, commissaire, claquez bien la porte derrière vous.

Quelle porte ? Celle du sas ou celle de l’appartement ?

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