XXVI

Le commissaire ne ressentait plus aucune appréhension à l’idée de se rendre à la Brigade, au contraire. L’homme aux doigts d’or l’avait remis droit sur la route, il avait dissipé les fumées de l’accident, du « choc psychoémotionnel », qui lui bloquaient ce matin toute visibilité. Il n’oubliait pas, certes pas, qu’il avait laissé filer Zerk. Mais il le rattraperait, à sa façon et à son heure, comme il avait rattrapé Émile.

Émile qui remontait la pente — « il s’en sort, mon vieux » —, lut-il parmi les messages posés sur son bureau. Lavoisier avait effectué son transfert sans mentionner le lieu de chute, comme convenu. Adamsberg lut les nouvelles d’Émile au chien. Quelqu’un l’avait lavé — quelqu’un de serviable ou à bout de patience —, son poil était doux et sentait le savon. Cupidon s’était roulé sur ses genoux, Adamsberg pouvait laisser sa main traîner sur son dos. Danglard entra et se laissa tomber comme un sac de chiffons sur la chaise.

— Ça a l’air d’aller, dit-il.

— Je reviens de chez Josselin. Il m’a réparé comme on règle une chaudière. Cet homme fait de la haute couture.

— Ce n’est pas votre habitude d’aller vous faire soigner.

— Je voulais seulement lui parler mais j’ai tourné de l’œil dans son cabinet. J’avais passé deux heures éreintantes ce matin. Un braqueur est entré chez moi et il tenait mes deux flingues.

— Merde, je vous avais dit de les prendre avec vous.

— Mais je ne l’ai pas fait. Et le braqueur les avait.

— Eh bien ?

— Quand il a été sûr que je n’avais pas de fric, il a fini par se barrer. Et moi, j’étais fatigué.

Danglard haussa un regard méfiant.

— Qui a lavé le chien ? coupa Adamsberg. Estalère ?

— Voisenet. Il ne pouvait plus le supporter.

— J’ai lu la note du labo. Le crottin de Cupidon est identique au crottin d’Émile. Donc ramassés tous les deux à la même ferme.

— Cela desserre l’étau sur Émile mais ça ne le dédouane pas. Ni Pierre fils, qui joue beaucoup et fréquente aussi les champs de courses et les centres hippiques, donc le crottin. Il cherche même un cheval à acheter.

— Il ne m’en avait pas dit autant. Depuis quand le savez-vous ?

Tout en parlant, Adamsberg épluchait le petit tas de cartes postales que Gardon lui avait mis de côté, sorti des affaires du vieux Vaudel. Il s’agissait surtout de courriers convenus, postés par son fils au fil des vacances.

— Les flics d’Avignon l’ont appris hier, et moi ce matin. Mais des tas de gens fréquentent les champs de courses. Il y a trente-six grands hippodromes en France, des centaines de centres équestres et des dizaines de milliers d’aficionados. Ce qui nous donne de gigantesques quantités de crottin dispersées à travers le pays. Une matière autrement plus fréquente que d’autres.

Danglard montra du doigt le sol sous le bureau d’Adamsberg.

— Plus fréquente, par exemple, que des dépôts de pelures de crayon et de poudre de mine de plomb. Si on trouvait cela sur une scène de crime, ce serait bien plus précieux que du crottin. Surtout que les dessinateurs ne choisissent pas leurs crayons au hasard. Et vous non plus. Que prenez-vous comme crayons ?

— Des Cargo 401-B et des Séril H pour le sec.

— Cela, c’est de la pelure de Cargo 401-B et de Séril H ? Avec de la poudre de fusain ?

— Oui, forcément, Danglard.

— Ça serait autrement bien sur une scène de crime. Autrement précis que du foutu crottin, non ?

— Danglard, dit Adamsberg en s’éventant avec une carte postale, allez au fait.

— Ça ne me tente pas. Mais si le fait doit nous tomber dessus, mieux vaudrait courir plus vite que lui. Comme au cricket, se ruer vers la balle avant qu’elle ne touche le sol.

— Ruez-vous, Danglard. Je vous écoute.

— Une équipe a battu le terrain pour retrouver les douilles, à l’endroit où Émile s’est fait tirer dessus.

— Oui, c’était dans les priorités.

— On en a retrouvé trois.

— Pour quatre coups tirés, c’est une bonne pioche.

— On a retrouvé la quatrième aussi, dit Danglard en se levant, coinçant ses doigts dans ses poches arrière.

— Où ? demanda Adamsberg en cessant de s’éventer.

— Chez Pierre fils de Pierre. Elle avait roulé sous son frigidaire. Les gars l’ont délogée. Mais pas le revolver.

— Quels gars ? Qui a demandé la perquisition ?

— Brézillon. À cause du lien entre Pierre et les chevaux.

— Qui a prévenu le divisionnaire ?

Danglard écarta les bras, ignorant.

— Qui a battu le terrain pour retrouver les douilles ?

— Maurel et Mordent.

— Je croyais que Mordent était à la planque chez Louvois.

— Il n’y était pas. Il a souhaité accompagner Maurel.

Il se fit un silence, et Adamsberg tailla ostensiblement un crayon au-dessus de sa poubelle, y laissant tomber des pelures de Séril H, avant de souffler sur la mine et caler une feuille de papier sur sa cuisse.

— À quoi rime le jeu ? dit-il doucement en amorçant son dessin. Pierre tire quatre balles mais il n’emporte qu’une seule douille ?

— Ils pensent qu’elle s’était peut-être coincée dans le barillet.

— Qui « ils » ?

— La brigade d’Avignon.

— Et cela ne les tracasse pas ? Pierre se débarrasse du revolver mais il éjecte d’abord la douille coincée ? Puis il conserve cette brave petite douille ? Jusqu’à ce qu’il la perde étourdiment dans sa cuisine et qu’elle se faufile sous son frigo ? Et pourquoi les gars ont-ils perquisitionné si profond ? Jusqu’à déplacer le frigidaire ? Ils savaient qu’il y avait quelque chose dessous ?

— L’épouse leur aurait dit quelque chose.

— Cela m’épaterait, Danglard. Quand cette femme trahira son mari, Cupidon n’aimera plus Émile.

— Ça les a tracassés, justement. Leur chef n’est pas très rapide, mais il a pensé que quelqu’un avait pu déposer la douille. D’autant que Pierre se défend comme un diable. Alors ils ont sorti le grand jeu, aspirateur, tamis, microprélèvements. Et ils ont trouvé. Ça, dit Danglard en montrant le sol.

— Ça quoi ?

— Des résidus de mine de plomb et de pelures de crayon, probablement laissés par des chaussures. Or Pierre n’utilise pas de crayon. La nouvelle vient juste de tomber.

Danglard tira sur son col de chemise, passa dans son bureau et rapporta un verre de vin. Il avait l’air malheureux, Adamsberg le laissa faire.

— Ils vont envoyer le truc au labo, ils espèrent des résultats dans deux ou trois jours. Établir la composition de la mine de plomb, identifier la marque du crayon. Ce qui n’est pas simple. Bien sûr, ce serait plus rapide s’ils avaient un échantillon comparatif. Je crois qu’ils vont bientôt savoir où le chercher.

— Merde, Danglard, à quoi pensez-vous ?

— Au pire, je vous l’ai déjà dit. Je pense à ce qu’ils vont penser. Que vous avez été fourrer la douille sous le frigo de Pierre Vaudel. Certes, il faut le prouver. Le temps d’analyser les pelures, d’identifier le crayon, de comparer à l’échantillon, ça laisse quatre jours devant soi avant une mise en examen. Quatre jours pour rattraper la balle avant qu’elle ne touche le sol.

— Avançons, Danglard, dit Adamsberg avec un sourire fixe. Pourquoi aurais-je voulu compromettre Pierre fils ?

— Pour sauver Émile.

— Et pourquoi je veux sauver Émile ?

— Parce qu’il hérite d’une énorme fortune qui ne doit pas être contestée par l’héritier naturel.

— Et pourquoi serait-elle contestée ?

— Parce que le testament serait faux.

— Émile ? Émile capable de fabriquer un faux ?

— C’est un complice qui l’aurait fait. Un complice doué en graphisme. Un complice qui touchera cinquante pour cent.

Danglard vida d’un coup son verre de blanc.

— Merde, dit-il brusquement en élevant la voix. Ce n’est pas sorcier, si ? Faut-il qu’on l’écrive noir sur blanc ? Émile et un complice — nommons-le Adamsberg — font un faux testament. Émile fait fuiter l’info auprès du fils — le vieux s’apprête à tester contre vous — et alarme Pierre Vaudel. Émile tue le vieux, dépose du crottin pour incriminer Pierre, met en scène un meurtre de cinglé pour faire oublier l’affaire d’argent. Rideau de fumée pour laisser dans l’ombre la combinaison simple. Puis Adamsberg, selon le scénario convenu, tire deux balles sur Émile. Assez grave pour que ce soit crédible. Il le transporte aussitôt à l’hôpital. Il laisse trois douilles sur place et en glisse une chez Pierre Vaudel, qui tombe pour tentative d’homicide sur Émile. Au détecteur de mensonges, on constatera que Pierre était informé du testament. Émile déclarera ensuite qu’il a vu Pierre fils sortir du pavillon à la nuit. Pierre étant parricide, il ne peut plus hériter. Sa part échoit à Émile, selon le testament. Adamsberg et lui se la partagent, sans oublier leurs mères. Fin du scénario.

Stupéfait, Adamsberg dévisageait Danglard, qui semblait au bord des larmes. Il tâta sa poche, y trouva les cigarettes laissées par Zerk et en alluma une.

— Mais, continua Danglard, l’enquête s’ouvre, des éléments perturbants s’accumulent, la machine d’Émile Adamsberg s’enraye. Tout d’abord le vieux Vaudel, qui n’aime personne, a testé en faveur d’Émile. C’est une première anomalie. Peu de temps après, Vaudel meurt. Deuxième anomalie. Il y a trop de crottin sur les lieux du crime, troisième anomalie. Le dimanche, après l’avertissement de Mordent, Adamsberg permet à Émile de s’enfuir. Quatrième anomalie. Enfin, le soir même et sans prévenir quiconque, Adamsberg sait où retrouver Émile. Cinquième anomalie.

— Vous m’énervez avec vos anomalies.

— Adamsberg tombe à pic pour le sauver, juste après qu’on lui a tiré dessus. Sixième anomalie. On découvre une douille chez Pierre Vaudel. Septième anomalie, énorme. Les flics commencent à se douter qu’on les mène en barque et ils passent au prélèvement fin. Ils trouvent des pelures de crayon. À qui profite le crime ? À Émile. Émile peut-il faire un faux ? Non. A-t-il un ami doué en dessin, en calligraphie ? Oui. Adamsberg, aux petits soins pour lui à l’hôpital, et qui le fait transférer hors de portée des flics, secret défense, huitième anomalie. Adamsberg taille-t-il des crayons ? Oui. On échantillonne, on compare, on tombe dans le mille. Quand Adamsberg a-t-il pu aller à Avignon poser la douille ? Mais cette nuit par exemple. Le commissaire avait disparu hier soir, il n’est arrivé à la Brigade aujourd’hui qu’à midi trente. Ses alibis ? Hier : il était avec le médecin. Ce matin : il était avec le médecin. Il s’est évanoui, lui à qui cela n’arrive jamais. Le médecin est donc un comparse. Ces trois-là s’entendent bien, Émile, Adamsberg, Josselin. Trop bien pour des types qui ne se connaîtraient que depuis trois jours. Neuvième anomalie. Résultat : Émile se prend trente ans ou perpète pour le meurtre de Vaudel père et escroquerie à l’héritage. Adamsberg dégringole de son piédestal et tombe pour faux, complicité d’homicide et distorsion de preuves. Vingt ans. C’est fini. Adamsberg a quatre jours devant lui pour sauver sa peau.

Adamsberg alluma une cigarette au bout de la précédente. Une chance que Josselin ait réglé sa chaudière ce matin ou il était prêt pour un crash émotionnel définitif. Zerk, et à présent Danglard, tous deux à leurs sommets d’inventivité.

— Qui croit cela, Danglard ? demanda-t-il en éteignant le mégot.

— Vous refumez ?

— Depuis que vous avez commencé à parler.

— Vaudrait mieux pas. C’est un indice de changement comportemental.

— Qui croit cela, Danglard ? répéta Adamsberg un ton plus haut.

— Personne encore. Mais dans quatre jours, ou dans trois, Brézillon le croira, les flics d’Avignon aussi. Puis tout le monde. Ils doutent déjà. Car douille ou pas, Pierre Vaudel n’est même pas en garde à vue.

— Pourquoi le croiront-ils ?

— Mais parce que tout a été fait pour cela. Cela crève les yeux, bon sang.

Danglard regarda soudain Adamsberg d’un air révolté.

— Vous ne croyez pas que j’y croie ? dit-il en s’emmêlant dans son expression verbale, ce qui lui arrivait rarement.

— Je n’en sais rien, commandant. Vous êtes parfaitement convaincant dans votre exposé du scénario. J’y crois moi-même.

Danglard sortit une seconde fois, revint avec son verre plein.

— Je suis convaincant, dit-il en détachant ses mots, pour vous convaincre de ce que vont croire ceux à qui on va le faire croire.

— Parlez français, Danglard.

— Je vous l’ai dit hier. Quelqu’un veut vous faire sauter, définitivement. Quelqu’un qui ne veut à aucun prix que vous mettiez la main sur le tueur de Garches. Quelqu’un dont cela ruinerait la vie. Quelqu’un qui a la main longue, quelqu’un de là-haut. Et sûrement un proche du tueur. Vous devez sauter, et un autre doit écoper à la place du Zerquetscher. C’est assez simple, non ? Les premières fautes organisées contre vous n’ont pas suffi à vous mettre hors-jeu. Alors on a forcé l’allure, on a donné le nom du Zerquetscher à la presse, on l’a fait fuir, on a déposé la douille chez Pierre fils, avec vos pelures de crayon. Avec cela, la herse tombe. C’est mécanique. Mais pour que le moteur tourne rond, l’homme de là-haut a besoin de complicités, et tout d’abord ici même. Qui a accès aux pelures de crayon ? Un gars de la Brigade. Qui a eu accès aux douilles ? Mordent et Maurel. Qui a disparu de la circulation depuis ce matin, dépression nerveuse, arrêt maladie, visites interdites ? Mordent. Je vous ai prévenu au café, et vous m’avez répondu que je pensais de manière moche. Je vous ai dit que sa fille allait passer en jugement dans deux semaines. Elle sortira libre, vous verrez cela — et tant mieux pour elle et pour lui. Mais vous, à cette date, vous serez en taule.

Adamsberg souffla la fumée avec plus de bruit que nécessaire.

— Vous me croyez ? demanda Danglard. Vous saisissez le système ?

— Oui.

— Cricket, répéta Danglard, qui n’était en rien sportif. Attraper la balle avant. Trois ou quatre jours, pas plus.

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