XXVIII

Son sac à dos était bouclé, la poche avant gonflée par les trois dossiers, français, anglais et autrichien. Se retrouver dans sa cuisine lui ramenait en désordre les images de Zerk au matin, leur long affrontement, la manière dont il l’avait laissé partir. Va, Zerk, va. Va tuer, va tuer tranquille, le commissaire n’a pas levé un doigt pour t’en empêcher. « Inhibition de l’action », avait dit Josselin. Peut-être déjà à l’œuvre quand il s’était effacé dimanche afin de laisser à Émile la possibilité de filer, si c’est bien ce qu’il avait fait. Mais il en avait terminé avec l’inhibition, l’homme aux doigts d’or la lui avait ôtée. Descendre dans le tunnel de Kisilova, s’enfouir dans ce village posé sur son secret. Il avait eu de bonnes nouvelles d’Émile, la fièvre était tombée. Il accrocha ses deux montres, souleva son sac.

— Tu as de la visite, dit Lucio en frappant au carreau.

Weill entrait placidement dans la pièce, lui barrant le passage avec son ventre. L’usage voulait qu’on se déplace pour rendre visite à Weill, jamais le contraire. L’homme était un casanier névrotique et traverser Paris lui était une corvée pénible.

— J’allais vous manquer, dit-il en s’asseyant.

— Je n’ai pas de temps, dit Adamsberg en lui serrant la main maladroitement, car Weill avait tendance à la tendre mollement comme pour un baiser. J’ai un avion à prendre.

— Le temps d’une bière ?

— Tout juste.

— Nous nous en contenterons. Prenez place, mon ami, ajouta-t-il en désignant une chaise, avec ce ton un rien dédaigneux qu’il aimait adopter, comme si les lieux lui appartenaient, où qu’il se trouve. Vous vous expatriez ? Cela semble sage. Destination ?

— Kisilova. C’est un petit village serbe au bord du Danube.

— Affaire de Garches toujours ?

— Toujours.

— Vous fumez ? demanda Weill en lui allumant sa cigarette.

— J’ai recommencé aujourd’hui.

— Des soucis, affirma Weill.

— Sans doute.

— Certainement. Ce pourquoi je devais vous parler.

— Pourquoi ne pas m’avoir appelé ?

— Vous comprendrez. L’orage rassemble ses feux sur votre tête, ne dormez pas sous un arbre, n’avancez pas à découvert une pique à la main. Marchez à l’ombre et courez.

— Donnez-moi des détails, Weill, j’en ai besoin.

— Je n’ai pas de preuves, mon ami.

— Alors donnez-moi des motifs.

— Le tueur de Garches a un protecteur.

— Là-haut ?

— Sûrement. Un calibre lourd qui n’a pas d’états d’âme. On ne désire pas que vous parveniez à terme. On désire que vous laissiez la place. Un dossier, assez maigre, a été déposé contre vous pour aide à fuite de suspect — Émile Feuillant — et pour faute sur vérification d’alibi. On a demandé votre destitution provisoire. L’idée était de mettre Préval à la tête de l’enquête.

— Préval est un pourri.

— Notoire. J’ai escamoté votre dossier.

— Merci.

— Ils vont frapper plus fort et mon léger pouvoir n’y pourra rien. Vous avez programmé quelque chose ? Hormis l’envol ?

— Aller plus vite qu’eux, attraper leur balle avant qu’elle ne touche le sol.

— Autrement dit saisir le tueur par la peau du cou et exhiber les preuves ? Ridicule, mon ami. Vous croyez encore qu’ils ne savent pas dissoudre les preuves ?

— Non.

— Parfait. Alors triplez votre plan. Plan A, cherchez le tueur, c’est entendu. C’est l’aspect consensuel de l’affaire mais ce n’est pas la priorité, car la vérité ne vous sort pas nécessairement de la nasse, surtout quand elle n’est pas désirée. Plan B, cherchez qui, là-haut, désire vous abattre, et préparez une contre-offensive. Plan C, prévoyez l’exil. Peut-être par l’Adriatique.

— Vous n’êtes pas gai, Weill.

— Ils ne sont pas gais. Jamais.

— Je n’ai aucun moyen d’identifier l’homme de là-haut C’est en serrant le tueur que je peux m’en approcher.

— Pas obligatoirement. Ce qui se passe là-haut est caché aux humbles. Donc partez du bas. Puisque ceux d’en haut se servent toujours de ceux d’en bas qui désirent aller là-haut. Puis montez l’échelle. Qui est en bas ? Sur le premier barreau ?

— Le commandant Mordent. Ils l’ont utilisé contre la promesse d’absoudre sa fille. Elle passe en jugement dans moins de deux semaines pour deal.

— Ou meurtre. La jeune fille était groggy quand Stubby Down a été abattu. Son ami Bones a pu lui mettre l’arme en main et actionner son index.

— Et c’est ce qui s’est passé, Weill ? C’est cela ?

— Oui. Techniquement, c’est elle qui a tué. Mordent doit donc payer très gros pour obtenir l’échange. Qui se tient sur le deuxième barreau de l’échelle, selon vous ?

— Brézillon. Il pilote Mordent. Mais je ne crois pas qu’il participe à la combine.

— Sans importance. Troisième marche de l’échelle, le juge du procès qui a accepté par avance de relaxer la fille Mordent. Qui est-il et que gagne-t-il en contrepartie ? Voilà ce qu’il faut savoir, Adamsberg. Qui lui a demandé la relaxe, pour qui travaille-t-il ?

— Désolé, dit Adamsberg en terminant sa bière, je n’ai pas eu le temps de m’inquiéter de tout cela. C’est Danglard qui l’a compris. Il y a eu les pieds coupés, l’enfer de Garches, la blessure d’Émile, le meurtre autrichien, l’oncle serbe, mon fusible qui a sauté, la chatte qui a accouché, désolé. Pas eu l’idée ni le temps de repérer cette échelle et tous ces gars grimpés dessus.

— Qui, eux, ont eu tout le temps de s’occuper de vous. Vous êtes très en retard.

— Ça ne fait pas de doute. Les pelures de mes crayons sont déjà chez les flics d’Avignon, récoltées chez Pierre Vaudel. J’ai seulement différé le détonateur. Je n’ai que cinq ou six jours avant qu’ils soient sur moi.

— Ce n’est pas tant que le travail me tente, dit Weill avec langueur, mais je ne les aime pas. Ils sont à mon esprit ce que la cuisine médiocre est à mon estomac. Puisque vous devez partir, il se peut que j’explore quelques barreaux de l’échelle à votre place.

— Vers le juge ?

— Au-delà, j’espère. Je vous appellerai. Pas sur votre ligne ordinaire ni sur la mienne.

Weill posa deux portables neufs sur la table, en fit glisser un vers Adamsberg.

— Le vôtre, le mien. Ne le mettez en route que lorsque vous aurez passé la frontière, et jamais quand votre autre téléphone est en fonction. Pas de GPS dans votre portable ordinaire ?

— Si. Je veux que Danglard puisse me repérer au cas où mon portable me lâche. Supposez que je me retrouve seul à l’orée du bois.

— Et après ?

— Rien, dit Adamsberg en souriant, c’est juste un démon qui rôde, là-bas, à Kisilova. Il y a Zerk aussi, divaguant quelque part.

— Qui est Zerk ?

— Le Zerquetscher. C’est le nom que lui ont donné les Viennois. L’Écraseur. Avant Vaudel, il a massacré un homme à Pressbaum.

— Ce n’est pas vous qu’il cherche.

— Pourquoi pas ?

— Ôtez ce GPS, Adamsberg, vous êtes imprudent. Ne leur donnez pas les moyens de vous arrêter, ou de vous accidenter, sait-on. Je vous le répète : vous cherchez un assassin qu’ils ne veulent surtout pas qu’on trouve. Coupez votre téléphone ordinaire le plus souvent possible.

— Aucun risque. Seul Danglard a le signal GPS.

— Ne faites confiance à personne, dès lors que ceux d’en haut envoient leurs tentateurs et leurs marchands.

— J’exclus Danglard.

— N’excluez personne. À chacun sa convoitise ou sa hantise, tout homme a une grenade sous son lit. Et cela forme la grande chaîne des gars qui se tiennent par les couilles tout autour du monde. Excluons Danglard si vous le souhaitez, mais non pas l’existence d’un homme qui suit chaque mouvement de Danglard.

— Et vous, Weill ? Votre convoitise ?

— Moi j’ai la chance, comprenez-moi, de m’aimer beaucoup. Cela réduit mon avidité et mes exigences envers le monde. Cependant je souhaite mener grand train, dans un vaste hôtel particulier du XVIIIe siècle, avec une batterie de cuisiniers, un tailleur à demeure, deux chats qui ronronnent, des musiciens personnels, un parc, un patio, une fontaine, des maîtresses et des soubrettes, et le droit d’injurier qui me chante. Mais personne ne semble songer à accomplir mes désirs. Personne ne cherche à m’acheter. Je suis trop compliqué et beaucoup trop cher.

— J’ai un chat à vous offrir. Une petite fille d’une semaine douce comme du coton blanc. Affamée, précieuse et délicate, elle irait très bien dans votre hôtel particulier.

— Je n’ai pas le premier bout de cet hôtel.

— C’est un début, le premier barreau de l’échelle.

— Ça peut m’intéresser. Ôtez ce GPS, Adamsberg.

— Encore faudrait-il que je vous fasse confiance.

— Les hommes qui rêvent des fastes du passé ne font pas de bons traîtres.

Adamsberg lui tendit le téléphone en finissant sa bière. Weill souleva la batterie et fit sauter la puce de repérage d’un geste sec.

— Ce pourquoi je devais vous voir, dit-il en lui rendant l’appareil.

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