XLI

Adamsberg n’était pas un homme émotif, effleurant les sentiments avec prudence, comme les martinets touchent les fenêtres ouvertes d’une caresse de l’aile, évitant de s’y engouffrer, tant le chemin pour sortir est ensuite difficile. Il avait souvent trouvé des oiseaux morts dans les maisons du village, imprudents et curieux visiteurs incapables de retrouver l’ouverture par laquelle ils étaient entrés. Adamsberg estimait que, en matière d’amour, l’homme n’est pas plus futé qu’un oiseau. Et qu’en toute autre matière, les oiseaux l’étaient beaucoup plus. Comme les papillons qui n’entraient pas au moulin.

Mais le passage au caveau l’avait sans doute affaibli, agitant son monde affectif, et quitter Kisilova lui serrait le cœur. Le seul lieu où il avait réussi à mémoriser des mots nouveaux et imprononçables, ce qui n’était pas un mince événement pour lui.

Danica avait lavé et repassé la belle chemise blanche brodée pour qu’il l’emporte à Paris. Ils étaient là, tous alignés devant la kruchema, raides et souriants, Danica, Arandjel, la femme à la carriole et ses enfants, les habitués de l’auberge, Vukasin, Bosko et son épouse, qui ne l’avaient pas lâché d’un pouce depuis la veille, d’autres visages inconnus. Vlad restait quelques jours de plus. Il avait soigneusement coiffé et noué ses cheveux noirs. Ordinairement peu capable d’effusions, Adamsberg les serra chacun dans ses bras, disant qu’il reviendrait — vratiću se —, qu’ils étaient des amis — prijatelji. La tristesse de Danica était atténuée du fait qu’elle ne savait qui de l’un ou de l’autre homme elle regrettait le plus, du danseur ou de l’enchanteur. Vlad prononça un dernier « plog » et Adamsberg et Veyrenc descendirent vers le car qui les emmenait à Belgrade. De là le vol pour Paris, ils y seraient dans l’après-midi. Vladislav leur avait noté sur une feuille les phrases nécessaires pour se débrouiller à l’aéroport. Veyrenc murmurait en descendant le chemin, portant un sac de toile où Danica avait préparé leur boire et leur manger, de quoi tenir aisément deux jours.

— Il faut quitter ce lieu enrobé de langueur, il s’en va en pleurant maudissant le destin Qui lui confie un fils éloigné de son cœur.

— Mercadet dit que tu fais un mauvais usage des « e » muets et que tes rimes sont souvent fausses.

— Il a raison.

— Il y a quelque chose qui ne colle pas, Veyrenc.

— Nécessairement. Le vers s’en trouve déséquilibré.

— Je parle des poils de chien. Ton neveu avait un chien, qui est mort quelques semaines avant le meurtre de Garches.

— Tournesol, une chienne qu’il avait recueillie. C’est son quatrième animal. C’est un truc des gosses abandonnés, ils recueillent des chiens. Quel est le problème avec ces poils ?

— On les a comparés avec ceux laissés par Tournesol dans l’appartement. Ce sont les mêmes.

— Les mêmes poils que quels poils ?

Le car se mettait en route.

— Dans la pièce du meurtre Vaudel, le tueur s’est assis sur un fauteuil en velours. Un fauteuil Louis-XIII.

— Pourquoi précises-tu « Louis-XIII » ?

— Parce que Mordent y tient, quoi qu’il soit devenu aujourd’hui. Le tueur s’asseyait là.

— Histoire de souffler un peu, je suppose.

— Oui. Il y avait du crottin sous ses bottes, il en a déposé quelques boulettes ici et là.

— Combien de boulettes ?

— Quatre.

— Tu vois. Armel n’aime pas les chevaux. Il est tombé quand il était petit. Ce n’est pas un va-t-en-guerre.

— Il va parfois à la campagne ?

— Il descend au village presque tous les deux mois, pour voir ses grands-parents.

— Tu sais qu’il y a du crottin dans certains chemins du village, dit Adamsberg avec une grimace. Il a des bottes ?

— Oui.

— Il les met pour se promener ?

— Oui.

Les deux hommes regardèrent par la fenêtre, un moment silencieux.

— Tu parlais des poils.

— Le tueur en a laissé sur le fauteuil. Ça accroche beaucoup sur du velours. Il en portait donc sur les fesses de son pantalon, droit venus de chez lui. Si on suppose que le brave mouchoir a été pris à Zerk par le meurtrier, on suppose de même pour les poils de chien.

— Je vois, dit Veyrenc d’une voix terne.

— Il n’est déjà pas facile de voler le mouchoir de quelqu’un, mais comment s’y prend-on pour prélever les poils de son chien ? En les ramassant un à un sur son tapis, sous l’œil de Zerk ?

— En entrant chez lui en son absence.

— On a contrôlé cela. Il y a un code puis un interphone. Cela implique que l’homme serait assez intime avec Zerk pour connaître son code. Admettons. Mais il faut crocheter la seconde porte. Puis celle de Zerk. Aucune des serrures n’a été forcée. Pire : notre ami Weill et la voisine d’en face assurent que Zerk ne recevait personne. Il n’a pas d’amie ?

— Pas depuis un an. Tu parles du Weill du Quai ?

— Oui.

— Pourquoi est-il dans le coup ?

— Parce qu’il habite le même immeuble que ton neveu. Ils s’entendaient bien. À croire que cela amusait Zerk de frôler les flics.

— Non. C’est moi, par l’entremise de Weill, qui lui ai trouvé ce logement quand il est venu vivre à Paris. Je ne savais pas qu’ils se voyaient.

— Si. Et Weill s’y est attaché. Il le défend.

— C’est lui qui t’a appelé hier matin quand on chauffait ton sabot de cheval ? Sur ton second téléphone ?

— Oui. Il s’est impliqué dès le début. Il traque le monde de là-haut. C’est lui aussi qui m’a donné ce téléphone. Et qui a ôté le GPS du mien avant mon départ, ajouta Adamsberg après un moment.

— Regrettable initiative.

— Plog, murmura Adamsberg.

— Qu’entends-tu par « plog » ?

— C’est un mot de Vladislav, dont le sens varie selon le contexte. Qui peut signifier « certes », « exactement », « d’accord », « compris », « trouvé », ou éventuellement « foutaises ». C’est comme une goutte de vérité qui tombe.


En raison de son abondance, le déjeuner de Danica fut déballé sur une double table de l’aéroport de Belgrade, accompagné de bières et de cafés. Adamsberg mâchait sa tartine de kajmak, il répugnait à poursuivre sa pensée.

— Il faut admettre, dit prudemment Veyrenc, que l’intrusion de Weill dans le circuit réglerait la question de la porte à interphone. Il habite l’immeuble, il en a les clefs.

Il connaît Armel. L’homme est intelligent, raffiné et indiscutablement tyrannique, propre à prendre de l’ascendant sur un jeune homme comme Armel.

— La serrure de Zerk n’a pas été forcée.

— Weill est flic, Weill possède un passe. C’est une serrure facile ?

— Oui.

— Il allait voir Armel ?

— Non, mais on n’a que la parole de Weill. En revanche, il arrivait souvent à Zerk de se joindre à la table ouverte du mercredi soir.

— Ce qui facilite d’autant la récupération d’un mouchoir sale et de poils du chien. Mais pas des bottes au crottin.

— Si. La gardienne cire l’escalier de bois, elle ne veut pas qu’on y monte avec des chaussures crottées. Les bottes ou autres chaussures de randonnée sont déposées au rez-de-chaussée, dans un petit placard sous l’escalier, dont chaque occupant a la clef. Merde, Veyrenc, Weill est au Quai depuis plus de vingt ans.

— Weill se fout de la police, il n’aime que la provocation, la cuisine et l’art — et pas les formes classiques de l’art. Tu es déjà allé chez lui ?

— Plusieurs fois.

— Tu connais donc ce splendide et affolant capharnaüm. On ne peut pas l’oublier quand on l’a vu une fois. Tu te souviens de la statue de l’homme en haut-de-forme et en érection, qui jongle avec des bouteilles ? De la momie d’ibis ? Des autoportraits ? Du canapé d’Emmanuel Kant ?

— Du valet de chambre d’Emmanuel Kant.

— Oui, du valet Lampe. Du siège où est mort un évêque ? De la cravate en plastique jaune venue de New York ? Au sein de ce grand bazar esthétique, l’écrasement des Plogojowitz par un vieux Paole du XVIIIe siècle doit revêtir une valeur artistique. Comme Weill le revendique lui-même, l’art est un sale boulot mais il faut bien que quelqu’un le fasse.

Adamsberg secoua la tête.

— C’est lui qui a monté l’échelle qui mène là-haut jusqu’au septième barreau, à Emma Carnot.

— La vice-présidente du Conseil ?

— Elle-même.

— Qu’est-ce qu’il lui veut ?

— Carnot a acheté le président de la Cour de cassation qui a acheté le procureur qui a acheté le juge qui a acheté un autre juge qui a acheté Mordent. Sa fille passe au tribunal dans quelques jours, elle risque gros.

— Merde. Qu’est-ce que Carnot a demandé à Mordent ?

— Qu’il lui obéisse. C’est Mordent qui a fait fuiter les informations dans la presse pour couvrir la fuite de Zerk. Dès le matin de la découverte du meurtre, il a accumulé les bourdes pour massacrer l’enquête et il a finalement déposé chez le fils Vaudel de quoi me faire mettre au trou à la place du tueur.

— Les braves pelures de crayon ?

— C’est cela. Emma Carnot est liée au meurtrier d’une manière ou d’une autre. La page du registre où figure son mariage a été arrachée. Il faut croire que si ce mariage s’apprend, sa carrière explose. Un des témoins a déjà été abattu. On cherche le second. Carnot écraserait n’importe qui sous sa botte pour sauver ses intérêts.

Cette phrase fit passer sous les yeux d’Adamsberg l’image de la petite chatte sous la botte de Zerk et il frissonna.

— Elle n’est pas la seule.

— C’est bien pourquoi sa machine de guerre va rouler sans accroc, chacun y trouvera son compte. Sauf les prochaines victimes de Paole, sauf Émile et sauf moi, qui vais sauter dans trois jours. Comme un crapaud fumeur.

— Tu parles des crapauds auxquels on collait une cigarette dans le bec ?

— Oui, c’est cela.

— Ils ont analysé les pelures de crayon ?

— Un ami a différé leur arrivée au labo. Il a eu une fièvre.

— Ça te donne quoi ? Trois jours de plus ?

— À peine.

L’avion décollait, les deux hommes bouclèrent leur ceinture, remontèrent les tablettes. Veyrenc reprit la parole longtemps après que l’avion se fut stabilisé.

— Mordent a commencé à manœuvrer dès le dimanche matin, dès la découverte de Garches. Tu es sûr de cela ?

— Oui. Il s’obstinait à ferrer le jardinier, ayant pris ses ordres du juge d’instruction.

— Alors cela suppose que Carnot savait déjà qui avait massacré Vaudel. Dès le dimanche matin. Que Mordent et elle étaient déjà en contact. Sinon, comment aurait-elle eu le temps d’avoir lancé sa machine ? D’avoir déjà atteint Mordent ? Il faut au moins deux jours de préparation. Elle était au courant dès le vendredi.

— Les chaussures, dit soudain Adamsberg en pianotant sur le hublot. Ce n’est pas le meurtrier de Garches qui a d’abord inquiété Carnot, c’est celui qui a découpé les pieds de Londres. Et bon sang, Veyrenc, parmi ces pieds, plusieurs paires sont bien trop vieilles pour Zerk.

— Je ne connais pas le dossier, répéta Veyrenc.

— Je te parle de dix-sept vieux pieds coupés à la cheville qui ont été déposés dans leurs chaussures devant le cimetière de Higegatte, à Londres, il y a dix jours.

— Qui te l’a dit ?

— Personne. J’y étais, avec Danglard. Higegatte appartient à Peter Plogojowitz. Son corps fut transporté sur cette colline avant la construction du cimetière, pour échapper aux fureurs des habitants de Kisilova.

L’hôtesse revenait sans cesse vers eux, clairement fascinée par la chevelure bigarrée de Veyrenc. La veilleuse au-dessus de sa tête y allumait chacune de ses mèches rousses. Elle apportait tout en double, le champagne, les chocolats et les essuie-mains.

— Un gros homme à cigare se tenait derrière le lord déchaussé, dit Adamsberg, après avoir exposé à Veyrenc l’histoire de Highgate aussi nettement qu’il le pouvait. Le Cubain était Paole, sans doute. Qui venait de déposer sa collection, comme un défi lancé sur la terre de Plogojowitz. Qui se servait de lord Clyde-Fox pour nous amener au dépôt.

— Quel intérêt ?

— Faire le lien. Paole doit associer sa collection à la destruction des Plogojowitz. Il a profité de l’arrivée des flics français pour croiser notre route, sachant que son crime de Garches allait tomber sur la Brigade. Il ne pouvait pas deviner que Danglard reconnaîtrait un pied kisilovarien dans l’amas, peut-être le pied de son oncle, ou de son voisin, l’oncle par alliance de Danglard étant le dedo de Vladislav, son grand-père.

Veyrenc posa sa coupe de champagne, ferma un peu les yeux en battant des cils, selon ce léger réflexe de recul qu’il avait souvent.

— Laissons tomber, dit-il. Dis-moi simplement en quoi cela apporte un nouvel élément pour Armel.

— Il y a des paires de pieds qui ont été coupées quand Zerk était encore enfant, voire nourrisson. Quoi que je pense de lui, je ne crois pas que ton neveu tranchait des pieds à cinq ans dans les arrière-chambres des magasins de pompes funèbres.

— Non, sans doute non.

— Et je pense que ce que connaissait Emma Carnot, c’était une chaussure, ajouta Adamsberg, suivant une autre pensée, attrapant un nouveau poisson qui bondissait dans ses eaux. Une chaussure qu’elle a vue il y a très longtemps, avec un pied dedans, et qu’elle a reliée à la découverte de Higegatte, puis à Garches. Et qui se rattache à elle. Car cela, Veyrenc, nous avons totalement oublié d’y penser.

— À quoi ? dit Veyrenc en rouvrant les yeux.

— À celui qui manque. Au dix-huitième pied.

Загрузка...