XLV

Un grillon énervé lança un bref cri de détresse au sol. Adamsberg identifia le vibreur de son portable — celui qui était pourri de vers — et le ramassa, consultant ses montres. Entre deux heures quarante-cinq et quatre heures quinze du matin. Il passa la main sur son visage pour en ôter le voile de sommeil, consulta la machine qui lui livrait deux messages. Il passa de l’un à l’autre, adressés par la même personne à trois minutes d’écart. Le premier affichait Por, le second Qos. Adamsberg appela aussitôt Froissy. Froissy ne râlait jamais quand on la réveillait la nuit. Adamsberg pensait qu’elle en profitait pour manger un brin.

— Deux messages que je ne comprends pas, lui dit-il, je crois qu’ils sont désagréables. Vous avez besoin de combien de temps pour identifier le propriétaire du portable ?

— Pour un numéro inconnu ? Un quart d’heure. Dix minutes en marchant bien. En ajoutant trente minutes pour arriver à la Brigade, car je n’ai que deux microbécanes ici. Quarante minutes. Dictez-le-moi.

Adamsberg annonça le numéro, gêné par une sensation d’urgence. Quarante minutes, c’était trop long.

— Celui-ci, je vous le donne tout de suite, dit Froissy. J’ai fini par l’identifier en fin d’après-midi. Armel Louvois.

— Merde.

— J’ai tout juste commencé à lister ses appels — il ne téléphone pas beaucoup. Rien depuis neuf jours, il a éteint l’appareil depuis le matin de sa fuite. Pourquoi rallume-t-il l’engin ? Qu’est-ce qui lui prend de se signaler ? Il vous a laissé un message ?

— Il m’a envoyé deux textos incompréhensibles.

— Texti, corrigea machinalement Froissy, ayant assimilé comme les autres les tics savants de Danglard.

— Vous pouvez me le localiser ?

— S’il n’a pas à nouveau débranché, oui.

— Vous pouvez le faire depuis chez vous ?

— Plus ardu, mais je peux tenter de connecter.

— Tentez et faites vite.

Elle avait déjà raccroché. Il était inutile de dire à Froissy d’aller vite, elle expédiait ses tâches avec la rapidité de la mouche.

Il enfila ses vêtements, ramassa le holster et les deux portables. Il se rendit compte dans l’escalier qu’il avait enfilé son tee-shirt devant derrière, l’étiquette lui grattait le cou. Il arrangerait cela plus tard. Froissy le rappela alors qu’il enfilait sa veste.

— Pavillon de Garches, annonça Froissy. Un autre appareil émet du même endroit. Inconnu. J’essaie d’identifier ?

— Allez-y.

— Pour cela, je dois aller au bureau. Réponse dans une heure.

Adamsberg alerta deux équipes, calcula. Il faudrait au bas mot trente minutes avant que la première troupe soit regroupée à la Brigade. Plus le trajet jusqu’à Garches. S’il partait dès maintenant, il serait sur les lieux dans vingt minutes. Il hésitait, tout lui disait d’attendre. Piège. Que foutait Zerk dans le pavillon du vieux Vaudel ? Avec un autre portable ? Ou avec l’autre ? Arnold Paole ? Et en ce cas, que cherchait Zerk ? Piège. Mort certaine. Adamsberg monta dans sa voiture, posa les avant-bras sur le volant. Ils l’avaient raté dans le caveau, ils recommençaient ici, c’était une évidence. Ne pas bouger était la sagesse même. Il relut les deux messages. Por, Qos. Il tourna la clef de contact, puis l’arrêta. C’était l’évidence, le déroulement cohérent et normal. Les doigts sur la clef, il tentait de comprendre pourquoi une autre certitude lui commandait de filer à Garches, une certitude dénuée de motif qui captivait sa pensée. Il alluma les phares et démarra.

À mi-chemin, après le tunnel de Saint-Cloud, il stoppa sur la bande d’arrêt d’urgence. Por, Qos. Il venait de penser — s’il pouvait appeler cela penser — à l’usage par Froissy du terme ridicule de texti. Texti qui l’avait amené à por en un saut de poisson. Il était presque sûr de lui. Il avait souvent vu ce por sur l’écran de son portable. Et c’était quand il tapait des texti, quand il tapait le mot « sms ». Il sortit son téléphone, composa les trois lettres « s », « m », « s ». Il obtint d’abord Pop, puis il fit défiler les combinaisons : Por, Pos, Qos, Sos, et enfin Sms. Sos. SOS.

SOS que Zerk n’avait pas réussi à envoyer correctement. Il avait tenté le coup une seconde fois, activant le défilement de l’appareil à l’aveuglette, se trompant encore. Adamsberg plaqua le gyrophare sur son toit et reprit la route. Si Zerk avait tendu un piège, il aurait tapé des mots compréhensibles. Si Zerk avait raté son SOS, c’est qu’il n’était pas en mesure de voir l’écran. Il avait donc tapé dans le noir. Ou bien la main dans sa poche, à tâtons, pour ne pas se faire repérer. Ce n’était pas un piège, c’était un appel au secours. Zerk était avec Paole, et cela faisait plus de trente minutes qu’il avait envoyé ses messages.

— Danglard ? appela Adamsberg tout en conduisant.

J’ai un SOS de Zerk tapé sans qu’il voie son écran. Le meurtrier l’a ramené sur les lieux du crime où il va le suicider proprement. Fin de l’histoire.

— Le père Germain ?

— Pas lui, Danglard. Comment voulez-vous que Germain sache que c’était une femelle ? C’est tout de même ce qu’il a dit. Ne cernez pas le pavillon, n’entrez pas par la porte. Il le flinguerait sur-le-champ. Dirigez-vous vers Garches, je vous rappelle.

Tenant toujours son volant d’une main, il réveilla le Dr Lavoisier.

— Il me faut le numéro de la chambre d’Emile, docteur. En urgence.

— C’est Adamsberg ?

— Oui.

— Et qu’est-ce qui me le prouve ? demanda Lavoisier, en parfait nouveau conspirateur qu’il était devenu.

— Merde, docteur, on n’a pas le temps.

— Pas question, dit Lavoisier.

Adamsberg sentit que le blocage était sérieux, Lavoisier prenait sa mission à cœur. Adamsberg lui avait ordonné « aucun contact », et il suivait la consigne scientifiquement.

— Si je vous dis la fin de ce qu’a marmonné Retancourt en sortant du coma, ça vous ira ? Vous avez encore le truc en tête ?

— Parfaitement. Je vous écoute.

— Et mourir de plaisir[7].

— OK mon vieux. Je vous transfère l’appel car l’hôpital refusera de vous brancher sur Émile sans mon intercession.

— Dépêchez-vous, docteur.

Des craquements, des sonneries, des ultrasons, puis la voix d’Emile.

— C’est pour Cupidon ? demanda Emile d’un ton alarmé.

— Il est en pleine forme. Emile, dis-moi comment on entre dans le pavillon de Vaudel autrement que par la porte principale.

— Par la porte arrière.

— Je te parle d’un autre chemin. Discret, sans éveiller l’attention.

— Y en a pas.

— Si, Emile, il y en a un. Tu l’as utilisé. Quand tu revenais fouiner la nuit pour barboter du fric.

— J’ai jamais fait ça.

— Bon sang, on a tes empreintes sur les tiroirs du secrétaire. Et on s’en fout. Écoute-moi bien. Le gars qui a massacré Vaudel va en flinguer un autre ce soir, dans le pavillon. Je dois me faufiler là-dedans en douceur. Tu saisis ?

— Non.

La voiture entrait dans Garches, Adamsberg ôta le gyrophare.

— Émile, dit Adamsberg en serrant les dents, si tu ne me le dis pas, je flingue le clebs.

— Tu ferais pas ça.

— Sans hésitation. Ensuite, je l’écrase sous ma botte. Vu, Émile ?

— Espèce de salaud de flic.

— Oui. Parle, bon Dieu.

— Le pavillon voisin, celui de la mère Bourlant.

— Oui ?

— Les caves se rejoignent. Avant, les deux baraques appartenaient à un seul gars, il logeait sa femme dans l’une et sa maîtresse dans l’autre. Il avait fait creuser entre les deux caves pour la commodité. Quand ça a été vendu, on a séparé les maisons et la porte souterraine a été condamnée. Mais la mère Bourlant l’a rouverte, et elle avait pas le droit. Vaudel n’en savait rien, il ne descendait jamais à la cave. Moi, j’avais trouvé l’astuce, mais j’avais promis à la voisine de ne rien dire. En échange, elle me laissait utiliser le passage. On s’entendait bien tous les deux.

Adamsberg se gara à cinquante mètres du pavillon, sortit, ferma sans bruit la portière.

— Pourquoi a-t-elle fait rouvrir ?

— Elle a une peur pas normale du feu. C’est sa voie de secours. C’est idiot, elle a une ligne de chance magnifique.

— Elle vit seule ?

— Oui.

— Je te remercie.

— Tu déconnes pas avec mon chien, hein ?

Adamsberg informa les deux équipes. L’une était en route, l’autre démarrait. On ne voyait aucune lumière dans le pavillon de Vaudel, les volets et les rideaux étaient fermés. Il frappa plusieurs fois à la porte de Mme Bourlant. Le pavillon était identique mais beaucoup plus délabré. Ça n’allait pas être facile de décider une femme seule à ouvrir sa porte en pleine nuit sur la simple injonction du mot « police », qui ne rassurait personne. Soit qu’on croie que ce n’était pas la police, soit qu’on pense que ça l’était vraiment, ce qui était pire encore.

— Madame Bourlant, je viens de la part d’Emile. Il est à l’hôpital, il a un message pour vous.

— Et pourquoi vous venez la nuit ?

— Il ne veut pas qu’on me voie. C’est à propos du passage. Il dit que si cela se sait, vous auriez des embêtements.

La porte s’ouvrit de dix centimètres, retenue par une chaîne. Une femme très frêle, la soixantaine, le dévisagea en ajustant ses lunettes.

— Et comment je sais que vous êtes un ami d’Émile ?

— Il dit que vous avez une ligne de chance magnifique.

La porte s’ouvrit puis la femme la cadenassa derrière lui.

— Je suis un ami d’Emile et je suis commissaire, dit Adamsberg en lui montrant sa carte.

— Ça se peut pas.

— Ça se peut. Ouvrez-moi le passage, c’est tout ce que je vous demande. Je dois rejoindre le pavillon de Vaudel. Deux équipes de police vont suivre par la même voie. Vous les laisserez passer.

— Il n’y a pas de passage.

— Je peux débloquer l’accès sans vous, madame Bourlant. Ne me faites pas d’ennuis ou tout le voisinage sera au courant pour la porte.

— Et après ? C’est pas un crime ?

— On dira peut-être que vous alliez voler le vieux Vaudel.

La petite femme se hâta d’aller chercher la clef, bougonnant contre la police. Adamsberg la suivit à la cave, puis dans le couloir qui la prolongeait.

— Ça remue beaucoup, la police, dit-elle en déverrouillant la porte, mais pour les âneries, ça se pose là. M’accuser de voler. Embêter Émile, et puis ce jeune homme après.

— La police a le mouchoir du jeune homme.

— Des âneries. Déjà qu’on laisse pas son mouchoir chez les gens, alors pourquoi on le ferait chez quelqu’un qu’on tue ?

— Ne me suivez pas, madame Bourlant, dit Adamsberg en repoussant la petite femme qui trottinait derrière lui. C’est dangereux.

— Le meurtrier ?

— Oui. Rentrez chez vous, attendez les renforts, ne bougez pas.

La femme trottina rapidement en sens inverse. Adamsberg remonta en silence les marches encombrées de la cave de Vaudel, s’éclairant pour ne pas heurter un cageot, une bouteille. La porte de communication avec la cuisine était ordinaire, la serrure ne lui demanda qu’une minute. Il longea le couloir, se dirigea directement vers la pièce au piano. Si Paole suicidait Zerk, c’est là qu’il le ferait, sur le lieu de son remords.

Porte fermée, pas de visibilité. Les tentures qui couvraient les murs étouffaient les voix. Adamsberg entra dans la salle de bains contiguë, monta sur le coffre à linge. De là, il atteignait la grille d’aération.


Paole était debout, de dos, le bras négligemment tendu, pointant son arme équipée d’un silencieux. Face à lui, Zerk pleurait sur le fauteuil Louis-XIII, n’ayant plus rien d’un gothique arrogant. Paole l’avait proprement cloué au siège. Un couteau traversait sa main gauche, fiché dans le bois de l’accoudoir. Beaucoup de sang avait déjà coulé, cela faisait un moment que le jeune homme était épinglé sur ce fauteuil, suant de douleur.

— À qui ? répétait Paole en agitant un portable sous les yeux de Zerk.

Zerk avait dû tenter de lancer à nouveau son appel mais, cette fois Paole l’avait intercepté. L’homme fit claquer la lame d’un couteau, attrapa la main droite de Zerk et la raya d’estafilades, opérant sans hâte comme s’il découpait un poisson, ne semblant pas entendre les cris du jeune homme.

— Cela t’ôtera l’idée de recommencer. À qui ?

— À Adamsberg, gémit Zerk.

— Lamentable, dit Paole. Le fils n’écrase plus le père, n’est-ce pas ? Il l’appelle au secours à la première égratignure ? Por, Qos. Qu’essayais-tu de lui dire ?

— SOS. Je n’ai pas réussi à le taper, il ne comprendra pas. Laissez-moi, je trahirai pas, je dirai rien, je sais rien.

— Mais c’est que j’ai besoin de toi, mon garçon. Comprends bien que la flicaille a été beaucoup trop loin. Je vais te laisser ici, crucifié sur ton fauteuil, automutilé, mort sur les lieux de ton crime et on n’en parle plus. J’ai beaucoup de choses à faire et j’ai besoin de paix.

— Moi aussi, haleta Zerk.

— Toi ? dit Paole en éteignant le portable de Zerk. Mais qu’as-tu à faire, toi ? Fabriquer tes babioles ? Chanter ? Manger ? Mais tout le monde s’en moque, mon pauvre garçon. Toi, tu ne sers à rien ni à personne. Ta mère est partie et ton père ne veut pas de toi. Au moins auras-tu fait quelque chose de ta mort. Tu seras célèbre.

— Je dirai rien. Je m’en irai loin. Adamsberg ne comprendra pas.

Paole haussa les épaules.

— Bien entendu qu’il ne comprendra pas. Tête de noix pas plus grosse que la tienne, brasseur de vent, tel père tel fils. De toute façon, c’est un peu tard pour l’appeler. Il est mort.

— C’est pas vrai, dit Zerk en donnant un coup de reins.

Paole appuya sur le manche du couteau planté, fit osciller la lame à travers la blessure.

— Calme-toi. Il est tout ce qu’il y a de plus mort. Emmuré dans le caveau des victimes de Plogojowitz à Kiseljevo, en Serbie. Tu vois qu’il n’est pas près de revenir, n’est-ce pas ?

Paole parla ensuite à voix basse, pour lui-même, tandis que le dernier espoir s’en allait du visage de Zerk.

— Mais tu m’obliges à précipiter les choses. S’ils ont fini par trouver son corps, ils ont son portable. En ce cas, ils viennent de capter ton appel, ils t’identifient, et ils te localisent. Donc nous localisent. Nous avons peut-être moins de temps que prévu, prépare-toi mon garçon, fais tes au revoir.

Paole s’était éloigné du fauteuil, mais il était encore trop près de Zerk. Le temps qu’Adamsberg ouvre la porte et le mette en joue, Paole aurait quatre secondes d’avance pour tirer sur Zerk. Quatre secondes à trouver pour détourner son attention. Adamsberg sortit son carnet, laissant s’échapper tous les papiers qu’il y glissait en désordre. La feuille qu’il cherchait était reconnaissable, chiffonnée et sale, sur laquelle il avait copié le texte de la stèle de Plogojowitz. Il attrapa son portable, composa le message en hâte. Dobro vece, Proklet — Salut, Maudit. Signé : Plogojowitz. Ce n’était pas fameux, il était incapable de faire mieux. De quoi intriguer l’homme un instant, le temps d’entrer pour se placer entre Zerk et lui.

La sonnerie résonna dans la poche de Paole. L’homme consulta son écran, fronça les sourcils, la porte fut poussée violemment. Adamsberg lui faisait face, couvrant le jeune homme. Paole eut un léger mouvement de tête, comme si l’intrusion du commissaire avait quelque chose de simplement burlesque.

— C’est vous qui vous amusez à cela, commissaire ? dit Paole en désignant l’écran. On ne dit pas Dobro vece à cette heure de la nuit. On dit Laku noc.

L’insouciance méprisante de Paole déstabilisait Adamsberg. Ni surpris ni inquiet, alors qu’il le pensait mort dans le caveau, l’homme n’accordait aucun intérêt à sa présence. Comme s’il n’était pas plus perturbant qu’une touffe d’herbe sur sa route. Pointant Paole, Adamsberg tendit son bras en arrière, arracha le couteau de l’accoudoir.

— Tire-toi, Zerk ! Maintenant !

Zerk s’élança, la porte claqua derrière lui et les pas de sa course résonnèrent dans le couloir.

— Touchant, dit Paole. Et maintenant, Adamsberg ? Nous voilà tous deux debout, tous deux armés. Vous viserez aux jambes et moi au cœur. Si vous me touchez le premier, je tire tout de même, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas une chance. La sensibilité de mes doigts est extrême et mon sang-froid total. Dans une situation si strictement technique, votre porte sur l’inconscient ne vous est d’aucune utilité. Au contraire, elle vous retarde. Vous persistez dans votre erreur de Kiseljevo ? Vous vous promenez seul ? Au vieux moulin comme ici ? Je sais, ajouta-t-il en levant sa grosse main. Votre escorte suit.

L’homme consulta sa montre puis s’assit.

— Nous avons quelques minutes. Je rattraperai aisément le jeune homme. Quelques minutes pour que je sache ce qui vous a mené à moi. Je ne parle pas de ce soir et du message de cet imbécile d’Armel. Car vous savez que votre fils est un imbécile, n’est-ce pas ? Je parle de votre visite avant-hier à mon cabinet, pour vos acouphènes. Vous saviez déjà, j’en suis certain, car votre crâne n’offrait à mes mains que des résistances, des oppositions. Vous n’étiez plus avec moi mais contre moi. Comment avez-vous su ?

— Au caveau.

— Eh bien ?

Adamsberg parlait avec difficulté. L’évocation du caveau le fragilisait encore, le souvenir de la nuit passée avec Vesna. Il tira ses pensées vers Veyrenc, quand la porte s’était ouverte, quand il avalait le cognac de Froissy.

— La petite chatte, reprit-il. Celle que vous vouliez écraser.

— Oui. J’ai manqué de temps. Ce sera fait, Adamsberg, je tiens toujours parole.

— « J’ai tué la petite chatte d’un seul coup de botte. Ça m’énervait que tu m’aies forcé à la sauver. » C’est ce que vous avez dit.

— C’est exact.

— Zerk avait sorti le chaton de sous un tas de cageots. Mais comment pouvait-il savoir que c’était une femelle ? Sur un chaton d’une semaine ? Impossible. Lucio le savait.

Je le savais. Et vous, docteur, quand vous l’avez soignée. Vous, et vous seul.

— Oui, dit Paole, je vois l’erreur. Quand avez-vous trouvé cela ? Sitôt après que je l’ai dit ?

— Non. Quand j’ai revu la chatte en rentrant chez moi.

— Toujours lent, Adamsberg.

Paole se leva, la détonation explosa. Stupéfait, Adamsberg vit le corps du médecin s’écrouler. Touché au ventre, flanc gauche.

— J’ai voulu viser les jambes, dit la voix embarrassée de Mme Bourlant. Je tire très mal, mon Dieu.

La petite femme trotta vers l’homme qui haletait au sol tandis qu’Adamsberg ramassait son arme et appelait les secours.

— Il ne va pas mourir au moins ? demanda-t-elle en se penchant un peu vers lui.

— Je ne crois pas. La balle s’est logée dans l’intestin.

— Ce n’est que du.32, précisa Mme Bourlant avec naturel, comme elle aurait décrit la taille d’un petit vêtement.

Les yeux de Paole appelaient le commissaire.

— L’ambulance arrive, Paole.

— Ne m’appelez pas Paole, ordonna le médecin d’une voix hachée. Il n’y a plus de Paole depuis que le pouvoir des maudits s’est éteint. Les Paole sont sauvés. Ils s’en vont. Vous comprenez, Adamsberg ? Ils s’en vont libres. Enfin.

— Vous les avez tous tués ? Les Plogojowitz ?

— Je ne les ai pas tués. Anéantir les créatures, ce n’est pas tuer. Ce ne sont pas des hommes. J’aide le monde, commissaire, je suis médecin.

— Alors vous non plus, Josselin, vous n’êtes pas un homme.

— Pas tout à fait. Mais maintenant oui.

— Vous les avez tous anéantis ?

— Les cinq grands. Il demeure deux mâcheuses. Elles ne peuvent rien reconstituer.

— Je n’en ai que trois : Pierre Vaudel-Plog, Conrad Plögener et Frau Abster-Plogenstein. Et les pieds de Plogodrescu, mais c’est du travail ancien.

— On sonne, dit timidement Mme Bourlant.

— Ce sont les secours, allez ouvrir.

— Et si ce ne sont pas les secours ?

— Ce sont les secours. Allez-y bon sang.

La petite femme obéit, marmonnant de nouveau contre la police.

— Qui est-ce ? demanda Josselin.

— La voisine.

— Par où a-t-elle tiré ?

— Je n’en sais rien.

— Losa sreca.

— Les deux autres, docteur ? Les deux autres hommes que vous avez tués ?

— Je n’ai tué aucun homme.

— Les deux autres créatures ?

— Le très grand, Plogan, et sa fille. Terribles. J’ai commencé par eux.

— Où ?

Les infirmiers entraient, posaient la civière, sortaient le matériel. Adamsberg leur demanda d’un signe de leur laisser quelques minutes. Mme Bourlant écoutait la conversation, tremblante et concentrée.

— Où ?

— À Savolinna.

— Où est-ce ?

— Finlande.

— Quand ? Avant Pressbaum ?

— Oui.

— Plogan ? C’est leur nom actuel ?

— Oui, Veïko et Leena Plogan. Pires créatures. Il ne règne plus.

— Qui ?

— Je ne prononce jamais son nom.

— Peter Plogojowitz.

Josselin fit un signe affirmatif.

— À Highgate. Fini. Son sang s’est éteint. Allez voir, l’arbre va mourir sur la colline de Hampstead. Et les souches de Kiseljevo pourriront autour de sa tombe.

— Et le fils de Pierre Vaudel ? C’est un Plogojowitz, non ? Pourquoi l’avez-vous laissé vivre ?

— Parce que ce n’est qu’un homme, il n’est pas né dentu. Le sang maudit n’irrigue pas tous les rameaux.

Adamsberg se redressait, le médecin l’attrapa par la manche et le tira vers lui.

— Allez voir, Adamsberg, pria-t-il. Vous, vous savez. Vous, vous comprenez. Je dois être certain.

— Voir quoi ?

— L’arbre de Hampstead Hill. Il est au côté sud de la chapelle, c’est le grand chêne qui fut planté à sa naissance, en 1663.

Aller voir l’arbre ? Obéir à la démence de Paole ? L’idée de Plogojowitz dans l’arbre comme celle de l’oncle dans l’ours ?

— Josselin, vous avez coupé les pieds de neuf morts, vous avez massacré cinq créatures, vous m’avez emmuré dans ce caveau de l’enfer, vous avez utilisé mon fils et vous alliez le tuer.

— Oui je sais. Mais allez voir l’arbre.

Adamsberg secoua la tête avec répulsion ou lassitude, se releva et fit signe aux infirmiers qu’ils pouvaient l’emporter.

— De quoi parle-t-il ? demanda Mme Bourlant. Des ennuis de famille, non ?

— Exactement. Par où avez-vous tiré ?

— Par le trou.

Mme Bourlant le conduisit à petits pas dans le couloir. Derrière une gravure, le mur mince était traversé par un orifice de trois centimètres de diamètre, donnant sur la pièce au piano, à la limite entre deux tentures.

— C’était l’observatoire d’Emile. Comme M. Vaudel laissait les lumières allumées, on ne pouvait jamais être sûr qu’il était couché. Par le trou, Émile pouvait savoir s’il avait quitté son bureau. Émile avait tendance à barboter des billets de banque. Vaudel était si riche, ma foi.

— Comment étiez-vous au courant ?

— On s’entendait, avec Émile. J’étais bien la seule du quartier à ne pas lui battre froid. On se confiait des petites choses.

— Comme le revolver ?

— Non, c’est celui de mon mari. C’est embêtant, mon Dieu, ce que j’ai fait. Tirer sur un homme, ce n’est pas anodin. Je visais en bas, mais le canon est remonté tout seul. Je ne voulais pas tirer, je voulais voir. Après, ma foi, comme vos gens n’arrivaient pas, il m’a semblé que vous étiez cuit et que je devais faire quelque chose.

Adamsberg acquiesça. Tout à fait cuit. Il ne s’était pas écoulé vingt minutes depuis qu’il était entré dans la salle de bains. Une faim brutale faisait gronder son ventre.

— Si vous cherchez le jeune homme, ajouta la petite femme en trottant vers la cave, il est dans mon salon. Il se soigne les mains.

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