Les pieds posés sur les briques de la cheminée, Adamsberg somnolait devant le feu éteint, un index enfoncé dans son oreille. Cela ne servait à rien, le bruit était dedans, grésillant comme une ligne à haute tension. Cela perturbait sûrement son écoute, déjà naturellement inattentive, et il était possible qu’il finisse isolé comme une chauve-souris sans radar ne comprenant plus rien au monde. Il attendait que Danglard se mette au travail. À cette heure, le commandant avait sûrement enfilé ses habits du soir, la tenue ouvrière de son père mineur, tout à l’opposé de son élégance diurne. Adamsberg se le représentait avec netteté, courbé sur son bureau en maillot de corps, maugréant contre lui.
Danglard examinait le mot en cyrillique de la lettre de Vaudel, marmonnant contre le commissaire qui ne s’était pas intéressé à ces pieds quand lui s’en préoccupait. Mais à présent qu’il avait décidé de les laisser en paix, Adamsberg rouvrait brusquement le chemin. Sans plus d’explications, à sa manière opaque et impromptue qui déstabilisait son dispositif de sécurité. Et le minait dans ses tréfonds s’il advenait qu’Adamsberg eût raison.
Ce qui n’était pas impossible, admettait Danglard en disposant sur sa table le peu d’archives qu’il tenait de son oncle, Slavko Moldovan. Un homme qu’il n’était pas question, c’est vrai, de laisser choir dans l’estomac d’un ours sans agir. Danglard secoua la tête, irrité comme chaque fois que le vocabulaire d’Adamsberg venait se glisser dans le sien. Il avait aimé l’oncle Slavko, qui inventait des histoires tout au long du jour, qui posait son doigt sur ses lèvres pour sceller des secrets, son doigt qui sentait le tabac de pipe. Danglard croyait que l’oncle avait été fabriqué pour lui, voué à son seul service. Slavko Moldovan ne se lassait pas ou ne le montrait pas, il lui offrait des morceaux d’existence allègres et terrifiants, abusivement farcis de mystères et de connaissances. Il avait ouvert les fenêtres, montré les horizons. Quand il séjournait chez eux, le jeune Adrien Danglard le suivait sans relâche, lui et ses mocassins à pompons rouges cernés d’une broderie dorée, qu’il restaurait certains soirs avec un fil brillant. Il fallait en prendre soin, on les portait les jours de fête, c’était la coutume du village. Adrien l’aidait, il lissait le fil d’or, préparait les aiguillées. C’est dire s’il connaissait ces chaussures, dont il avait retrouvé les pompons ignominieusement mêlés au dépôt sacrilège de Highgate. Pompons qui pouvaient avoir appartenu à n’importe quel autre villageois, ce que souhaitait ardemment Danglard. Le surintendant Radstock avait progressé. Il semblait établi que le collectionneur s’introduisait dans des dépôts mortuaires, des magasins de pompes funèbres où attendait un corps. Il y prélevait les pieds fétiches, revissait le cercueil. Les pieds étaient lavés et les ongles taillés. Et si le Coupeur de pieds était anglais ou français, pourquoi et comment diable avait-il pu mettre la main sur les pieds d’un Serbe ? Et comment ne s’était-il pas fait remarquer là-bas ? À moins qu’il ne fût du village ?
Le village, Slavko le lui avait décrit en toutes saisons, lieu prodigieux gorgé de fées et de démons, l’oncle ayant les faveurs des unes et combattant les autres. Un grand démon, surtout, caché dans les entrailles de la terre, rôdant à l’orée du bois, disait-il en baissant la voix avant de poser son doigt sur ses lèvres. La mère de Danglard réprouvait les histoires de Slavko et son père s’en moquait. Pourquoi tu lui racontes des horreurs pareilles ? Comment veux-tu qu’il dorme ensuite ? Ce sont des bêtises, répondait Slavko. Le gosse et moi, on s’amuse.
Et puis la tante l’avait quitté pour ce crétin de Roger et Slavko était reparti là-bas.
Là-bas.
À Kiseljevo.
Danglard souffla, se versa un verre et composa le numéro d’Adamsberg, qui décrocha aussitôt.
— Cela ne veut pas dire Kiss Love, hein, Danglard ?
— Non. Cela veut dire Kiseljevo et c’est le village de mon oncle.
Adamsberg fronça les sourcils, repoussa une bûche du pied.
— Kiseljevo ? Ce n’est pas cela. Ce n’est pas ainsi qu’Estalère l’a prononcé. Il a dit « Kisloveu ».
— C’est pareil. À l’Ouest, Kiseljevo se dit Kisilova. Comme Beograd se dit Belgrade.
Adamsberg ôta l’index de son oreille.
— Kisilova, répéta-t-il. Remarquable, Danglard. Voici la chaîne entre Higegatte et Garches, le tunnel, le noir tunnel.
— Non, dit Danglard dans une ultime obstination. Là-bas, beaucoup de noms commencent par un K. Et il y a un obstacle. Vous ne le voyez pas ?
— Je ne vois rien, j’ai des acouphènes.
— Je vais le dire plus fort. L’obstacle est cette coïncidence formidable qui attacherait les chaussures de mon oncle à la pataugière de Garches. Et qui nous unirait, vous et moi, aux deux affaires. Or vous savez ce que je pense des coïncidences.
— Précisément. Il est donc certain que nous avons été gentiment conduits par la main jusqu’au dépôt de Higegatte.
— Par qui ?
— Par le lord Fox. Ou mieux par son ami cubain subitement disparu. Il savait par où passait Stock, et que Stock était avec nous.
— Et pourquoi nous a-t-on gentiment conduits ?
— Parce que Garches, par son ampleur calamiteuse, allait nécessairement tomber sur la Brigade. Le tueur savait cela. Et même s’il passait un cap en lâchant sa collection — peut-être devenue trop dangereuse —, il ne pouvait pas l’abandonner à tous vents, sans garantie ni renommée. Il fallait qu’il trace le lien entre son œuvre de jeunesse et la maturité. Il fallait que ce soit su. Que Higegatte nous reste en mémoire quand Garches allait débuter. Le Coupeur de pieds et le Zerquetscher appartiennent à la même histoire. Souvenez-vous que le meurtrier s’est acharné sur les pieds de Vaudel et de Plögener. Où se trouve ce Kissilove ?
— Kisilova. Sur la rive sud du Danube, à deux pas de la frontière roumaine.
— C’est un bourg ou un village ?
— Un village, pas plus de huit cents âmes.
— Si le Coupeur de pieds a suivi un cadavre jusque là-bas, il est possible qu’on l’ait remarqué.
— Après vingt ans, il y a peu de chances pour que quelqu’un s’en souvienne.
— Votre oncle vous a-t-il jamais dit si une famille du village faisait l’objet d’une vendetta, d’une guerre de clans, quelque chose de cet ordre ? Le médecin dit que Vaudel vivait dans cette obsession.
— Jamais, dit Danglard après un temps de réflexion. Le lieu regorgeait d’ennemis, il y avait des fantômes et des diablesses, des ogres, et bien sûr le « très grand démon », qui rôdait à l’orée du bois. Mais pas de famille vengeresse. En tous les cas, commissaire, si vous avez raison, le Zerquetscher nous surveille assurément.
— Depuis Londres, oui.
— Et il ne nous laissera pas entrer dans le tunnel de Kiseljevo, quoi qu’il renferme. Je vous conseille d’être prudent, je ne pense pas que nous soyons de taille.
— Sans doute pas, dit Adamsberg en revoyant le grand piano sanglant.
— Vous avez votre arme ?
— En bas.
— Eh bien montez-la dans votre chambre.