XI

Sourde en plein, Mme Récamier.

Une vraie maladie de pot !

Sourde au point qu’on s’en aperçoit même quand on ne lui parle pas. Elle a une manière à elle d’exprimer sa surdité avec les yeux qui confond. Sa prunelle aussi a le tympan crevé, pour tout te dire. D’ailleurs c’est si extrême, son infirmité, que pour lui parler, il faut avoir un crayon et du papier. Lire sur les lèvres, elle a pas appris, elle connaît l’alphabet, pas l’alpha-bouche.

Et pourtant, pourtant, le courageux Pinuche, intrépide, a entrepris de l’interroger.

Duraille, car elle lit à cloche-pied.

Aussi est-ce un inspecteur Pinuche défait, suant et bavochant que je découvre en débarquant chez Himker.

— Pour lui arracher quelque chose, il faudrait pratiquement une sonde, larmiche-t-il. C’est du béton, un être pareil.

— Qu’as-tu obtenu, homme d’expérience et de bonne volonté ?

Il cramponne un feuillet.

— Elle est femme à tout faire dans cette maison depuis un an. Beaucoup de travail, mais le travail ne lui fait pas peur. Elle y serait heureuse sans les deux danois. Eux exceptés, tout le monde est gentil avec elle. Monsieur est très aimable, mais elle reste parfois des semaines sans l’apercevoir car il vit claquemuré dans sa chambre. Madame est ferme, mais juste, c’est la définition qu’elle en a donnée. Ici, elle s’occupe de tout. C’est une femme de tête. Le secrétaire est un peu froid, mais poli. Elle pense qu’il se permet des familiarités avec la patronne, mais elle dit que ça n’est pas ses fesses à elles qui sont concernées. Elle n’aime point trop le nouveau chauffeur, jugé antipathique. Elle a même eu cette déclaration touchante, compte tenu de sa surdité absolue : « C’est le seul avec qui je ne m’entends pas très bien. » Fin de citation.

Pinaud-culte se rengorge, brelante un rire d’agnelet regardant le loup se coincer la queue dans une porte, et reprend :

— Mon diagnostic est que cette dame n’est pas que sourde. Sans être neurologue, on peut déceler chez elle une certaine forme de débilité mentale. Émérite dans les travaux de maison, son rendement cérébral patine sitôt qu’elle lâche le manche de son balai.

— Himker est rentré depuis longtemps ?

— Un quart d’heure.

— Il a lu la bafouille de sa donzelle ?

— Je la lui ai remise en main propre, alors qu’il commençait de s’indigner de notre présence chez lui.

— Sa réaction ?

— Terrible. J’ai cru qu’il allait mourir. Il a défailli. Sans Lhuilier, il s’écroulait. Il est monté dans sa chambre sans proférer un mot.

— Il faudrait le surveiller.

— Lhuilier s’en occupe discrètement. Tu sais que c’est une bonne recrue ? Efficace, rapide, intelligente…

Je l’enraye du geste.

— Laisse, je ne veux pas l’épouser. La perquise ?

— Rien de particulièrement intéressant, si ce n’est que nous avons fait une drôle de découverte à propos de Dora Himker, mais sans rapport avec l’affaire.

— Vas-y, j’ouïs.

— Mme Himker, avant d’épouser son mari, faisait du music-hall sous le nom de Dora Doré. Il me semble l’avoir vue à la télé, il y a quelques années. Un numéro assez étonnant, je dois dire. Sur la scène, il y avait une dizaine de piliers en trompe l’œil, larges de quelque soixante centimètres chacun. L’orchestre jouait une valse. Elle se mettait à danser seule. Chaque fois qu’elle passait derrière un pilier, elle en ressortait avec un accoutrement différent, tu me suis ? Sa transformation ne durait pas quatre secondes. Elle était tour à tour en marquise, puis en jockey, en religieuse, en Saint-Cyrien, etc. Stupéfiant. D’ailleurs, tiens, voici les programmes que nous avons dénichés dans un tiroir de son secrétaire.

Il me présente des opuscules aux couvertures tapageuses portant en caractères exclamatoires les noms de music-halls internationaux fameux, voire de casinos ou de théâtres de verdure.

Je les feuillette. La splendide Dora me saute aux yeux, sublime, déconcertante, dans des travestis époustouflants. Tantôt en danseuse quasiment nue, tantôt en maharadja étincelant de gemmes, tantôt en combinaison de pompiste.

Je lis les textes panégyresques qui lui sont consacrés.

— Passionnant, exulté-je. Et tu prétends que c’est sans rapport avec l’affaire ? Voilà une affirmation bien hâtive, mon vieux débris, et surtout téméraire… Une femme pourvue d’un tel don ne doit pas avoir beaucoup de difficultés à disparaître. Je commence à mieux comprendre sa lettre d’adieu. Si elle déambule, fringuée en gardien de la paix par exemple, on ne sera pas près de lui remettre la main dessus. D’autant plus que, d’après ce que je lis d’elle, son numéro n’était pas uniquement visuel. Conjointement, elle se livrait à des transformations vocales.

— Tu as dégauchi une photo du secrétaire ?

— Oui, mais il faudra l’agrandir, c’est un portrait assez mauvais fait par un appareil de grand magasin. Il était agrafé à une carte d’abonnement pour remontées mécaniques. Je l’ai trouvé dans la poche d’un anorak.

Enfin, je vais faire un tout petit brin de connaissance avec ce mystérieux garçon que je n’ai fait qu’apercevoir de dos, la nuit dernière.

Visage d’intellectuel, très germanique. Mâchoires carrées, œil froid et scrutateur, cheveux blonds. Une lourde mèche pend sur le visage, masquant presque l’œil droit. Il a des lèvres un peu tombantes, von Schuppen. Sa physionomie d’homme fixant un objectif pour se faire flasher exprime la décision.

— Tu as demandé à ta vieille à quelle heure et de quelle manière est partie la môme Dora ?

— J’allais le faire, se trouble le Mité, tu sais, un témoin pareillement handicapé, on ne sait trop par quel bout le saisir.

Il griffonne la question, de son écriture d’avant les guerres, frileuse et plus penchée que des roseaux dans un typhon.

Assise sur un divan, Mme Récamier (tu penses !) est en réserve de la police, la bouille tendue comme une chaisière stoppée en pleine quête par l’Élévation.

Pinuchenock lui présente son papier. L’archi-vioque le cueille d’une main sucrante et l’éloigne de ses yeux, dont la plasticité du cristallin est nettement en baisse, ce qui te fait de cette malheureuse une presbyte à part entière.

— C’est quoi, ce mot, là ? crécelle la fourbisseuse patentée.

— Heure ! répond le cartilagineux.

— Hein, c’est quoi ? insiste la pauvrante.

— Heure ! égosille le pintadeau déplumé.

— Si vous me disez pas ce que c’est, comment je peux le savoir ? déplore, non sans amertume, l’ennuyeuse d’araignées.

Pinaud réécrit le mot indécryptable, en caractères d’imprimerie cette fois. Dès lors, sa patiente impatientée épèle comme on lit une phrase touristique sur un manuel de conversation étranger :

— À quelle heure Mme Himker est-elle sortie ? Et de quelle façon ?

Elle laisse retomber sa main.

Relève sa tête insonorisée.

Nous contemple sans nous voir, de la manière dont Napoléon regardait son avenir, du haut du pont d’Austerlitz, et son passé depuis le rocher de Sainte-Hélène.

— Parce qu’elle est sortie ? demande la renseigneuse.


Pendant la journée, les danois sont bouclés dans un chenil aux barreaux rassurants. Krakzecs est en train de leur virguler de la bouffe lorsque je me pointe dans son dos. En plein jour, les deux molosses sont encore plus terrifiants que de nuit. On peut mesurer leur carrure, admirer leurs muscles de taureau, leurs crocs de crocodile, leurs yeux rouges de dragons.

Faut être vachement chiassard pour se faire garder par des monstres pareils, moi j’te le dis.

Ou alors, avoir des choses à se reprocher.

Leur pâtée est du genre grand patron.

Même un terrassier bouffe pas autant. La maison Canigou déclare forfait devant de tels engins. Ces bestioles, si tu leur confies ta grand-mère à garder, n’oublie pas de placer un bœuf écorché près du fauteuil de la chère femme, qu’autrement sinon tu lui retrouves plus que le chignon et son chapelet en rentrant de la grand-messe.

— Ils ont bon appétit, hé ? lancé-je joyeusement.

Le Bulgare a un sursaut.

Me défrime comme s’il venait de tirer un serpent à lunettes de sa braguette en croyant faire pipi.

Puis son regard mollit :

— Vous m’apportez mon passeport ? il demande.

T’avoueras que ça tourne à l’idée fixe, chez ce mec !

Merde ! il est pas en Papouasie septentrionale pour chocotter de la sorte ! Ou alors c’est qu’il en a un urgent besoin, de son passeport.

— Bientôt, évasifié-je en regardant bouffer les clébards.

Tu les verrais décrasser, ces beaux messieurs, t’en aurais des sueurs glacées, mon fils ! The mandibules’s party ! Les jeux du cirque, on pourrait organiser. En vistavision. Je m’éloigne, bizarrement songeur. Qu’est-ce qui me préoccupe ? Je viens d’éprouver un je ne sais quoi de troublant. Quelque chose m’a accroché l’intérêt une fois de plus. S’agit-il du Bulgare (aux taches) ou des cadors ?

Je me retourne. Le Bulgare (Saint-Lazare) s’éloigne en direction du garage.

Et v’là ton sang en tonneau qui reste pique-plante, comme dit Félicie quand elle veut exprimer l’immobilité absolue. Pique plante (à moins que cela s’écrive pis que plante ?). Une expression de sa province natale, M’man. Elle en a plein, des pareilles, un peu obscures pour qui n’est pas prévenu, mais si éloquentes pour moi !

Non, ça n’est pas le Bulgare (de champêtre) la raison de ce « tilt ».

Alors, les clebs ?

Je reviens sur mes pas prestigieux. Les danois finissent de boulimiquer leur jaffe. Se pourlèchent avec une langue longue comme le grand tapis de Notre-Dame. Il reste des grains de riz dans les replis noirs de leurs vilaines babines.

Non, ce n’est pas non plus à cause d’eux que je suis devenu pensif.

Mon beau regard pénétrant erre dans leur cage.

Pour lors, un sourire me vient.

Celui du triomphe.

J’adresse un aimable « mfff mff » aux bestiaux, manière de créer entre eux et moi un courant de sympathie. Ils dardent sur mon élégante personne des yeux rouges comme des brandons.

Figure-toi que je prends soif, soudain. Soif d’alcool. Pourtant je ne suis pas un imbibé, moi. M’arrive de faire une galimafre, parfois, en joyeuse compagnie et d’y aller à la beurranche, mais ce sont des cas d’exception. La picole, c’est pas mon violon d’Ingres. Pourtant, à plusieurs reprises au cours d’une enquête, j’ai ressenti l’appel de l’alcool.

Et j’y ai répondu. Trois grands scotch empilés l’un sur l’autre m’ont, dans ces circonstances particulières, donné une sorte de sixième sens. Oh, pour une durée extrêmement limitée, je le confesse. Quelques minutes de « dépassement ». Quelques minutes pendant lesquelles je comprenais mieux la signification des banalités apparentes.

De temps à autre, prends-toi à part, mon gars. Écluse un litre de rouquin et tu connaîtras tes salopes. Elles t’apparaîtront sur écran large, l’espace d’un éclair, mais tu les sauras dans tes tréfonds et, le moment venu, lorsque leur garcerie éclatera, tu ne seras pas pris au dépourvu.

Je pénètre chez Himker. Noble demeure de style Île-de-France, riche et de bon goût. Je te décris pas : tu t’en branles et ça ferait un peu trop « Connaissance des Arts ».

Je pousse la lourde d’un immense livinge, au fond duquel un meuble espagnol admirable de patine et de proportions et bon d’époque, comme ils disent dans l’antiquerie, me paraît propre à héberger des bouteilles.

Gagné, San-A. ! Belle démonstration de ta perspicacité. Elles sont là, ces chéries, groupées comme une équipe de foot au moment où va être tiré un coup franc à proximité de la cage.

Je n’ai que le choix de l’embarras : porto, xérès, whisky, rhum blanc, vodka.

Avec une belle impudence et un sans-gêne effréné, j’emplis un grand verre d’un pur malt blond, ayant 18 years d’âge et je me tire un penalty.

But !

Le shoot était imparable.

Incomparable. Le pied, madame ! Ma calotte à touffe se soulève de dix centimètres pour permettre à mon cerveau de se dilater à son aise. Un torrent de pensées me déboule des combles. La vie me paraît aussi honnête que le prix des bésicles chez Lissac.

Satisfait de moi, ce qui n’est pas un mince compliment, je grimpe à l’appartement du pauvre père Himker.

Cela ressemble à une suite d’hôtel. C’est une sorte d’état dans l’état. Cela comporte trois pièces mieux décorées et meublées que ce que j’ai déjà vu de la maison. Une seule porte commande ces trois pièces dont je te cite : un cabinet de travail, un salon, une chambre avec salle de bains.

Himker est au salon, assis dans un fauteuil, ses cannes métalliques posées sur le tapis.

Il a les mains croisées sur le bas de son visage et garde les yeux clos. On le devine anéanti, ce type. Foudroyé par le sort. Tu crois qu’il l’aimait sa bergère ?

Lhuilier, qui se tenait assis dans le cabinet de travail, se lève en m’apercevant. Je vais droit à lui et lui chuchote mes instructions dans l’oreille gauche, dont j’espère qu’elle est sa meilleure.

Il obaise[9] de la tête, ce qui ne lui est guère facile étant donné son absence de cou, et s’éclipse.

Je reste un bon moment sans me manifester, respectant la profonde détresse du vieux type. Elle a fondu, son arrogance. Il n’est plus qu’un vieillard brisé. Le chagrin d’un homme âgé, c’est franchement épouvantable, camarade. T’as du mal à le contempler…

— Monsieur Himker, excusez-moi…

Je m’approche de lui. Il vient de rouvrir les yeux.

— Je me doute que c’est un coup terrible pour vous, poursuis-je, et je voudrais vous dire d’être courageux, si je ne craignais…

Son regard s’enflamme brusquement.

— Oui, craignez ! s’écrie-t-il. Craignez, monsieur ! Car c’est à cause de vous que tout cela est arrivé…

— J’ai peur que le chagrin ne vous égare, monsieur Himker. Ce n’est tout de même pas de ma faute si votre femme s’est laissé entraîner dans une abominable affaire !

— Sans votre louche intervention, elle n’aurait pas perdu la tête au point de mettre fin à ses jours.

Alors là, je ne puis m’empêcher de sourire. Ce que les époux sont poires, tout de même. Toujours prêts à mordre aux appas de leur bonne femme, n’importe les arnaqueries qu’ils ont endurées d’elle. Toujours parés pour la bicornanche. Bêlant à l’ombre de leurs grands bois de cerfs. Fiers du malheur qu’elles leur apportent en complément de dot, ces morues. Masos à bloc, melons à s’en tenir les côtes !

— Rassurez-vous, Mme Himker ne songe sûrement pas à se suicider.

— Qui vous permet de l’affirmer ?

— Mon sens de l’humain, monsieur Himker. Je n’ai vu votre femme qu’un instant, ce matin, mais cela suffit pour que je puisse vous rassurer sur ses intentions. Jamais une battante de cette trempe se ne supprimera.

Il hausse les épaules et grommelle :

— Imbécile !

Tu parles que s’il n’avait ni chagrin, ni cannes, ni trente carats de plus que moi, je lui ferais bouffer ce mot en tartine de phalangettes, mais quoi… Hein ?… Il est des moments où si tu fais le poing, tu dois le remiser aussitôt dans le hangar de ta poche, non ?

— Monsieur Himker, m’efforcé-je de ne pas gronder, je suis chargé d’assumer une enquête délicate et je dois vous entendre.

— Je n’ai rien à vous dire.

— Je prends note.

— Prenez et foutez le camp. Qu’on m’envoie un de vos confrères, vous, commissaire, vous me sortez par les yeux.

Tu veux parier qu’il va finir par se la décrocher, sa beigne dans le pif, ce vieux cornard ?

— Monsieur Himker, en France tout au moins, on ne choisit pas son policier comme on choisit son pédicure. Si vous refusez de répondre à mes questions, j’envoie chercher immédiatement un mandat d’amener et je vous mets en état d’arrestation.

Il me brave.

— Ah vraiment ?

— Oui, monsieur Himker, vraiment !

— Et sous quel chef d’accusation m’arrêteriez-vous ?

— Quand on a participé à des meurtres, quand on a un cadavre dans le coffre de sa voiture, quand on engage comme chauffeur un étranger en situation irrégulière, les chefs d’accusation ne manquent pas. Voulez-vous prévenir votre avocat afin que tout soit très clair dorénavant entre nous ?

Il se tait.

Lentement, sa tête de fier Sicambre se courbe.

— Inutile, murmure-t-il dans un souffle avec du poil autour.

Content, j’attrape une chaise et la coltine près de son fauteuil. Le verre de scotch bu en catastrophe me tambourine la cocarde. Un miroir du dix-septième siècle, malgré qu’il soit bouffé aux mites, m’annonce que je rougeaude un peu des pommettes.

Je dois me gaffer de pas trébucher de la syllabe. Ça la branlerait mal.

L’homme d’autorité doit conserver une parfaite facilité d’élocution, sinon il vire pelure. Depuis Jésus, le pouvoir s’acquiert par le verbe. Un locdu sachant causer a plus d’impact qu’un génie qui se tait. À preuve en politique, tous les frometons qui sévissent avec un grand courant d’air pour tout bagage, mais qui ont le don du blabla. Le tourbier de la rue écoute, crie bravo et vote pour. Comme ça que se gribouille l’histoire (car elle ne s’écrit pas, je dénie, mais se griffonne avec un doigt trempé dans le sang ou dans la merde).

— Votre épouse, monsieur Himker, était une artiste de music-hall, crois-je savoir ?

Mince, je te jure que je savonne des labiales. Les muqueuses qui patinent. Mes glandes dérapent dans le scotch où baignent mes dents du fond.

Ça semble le surprendre, l’amorti.

— En effet, finit-il par admettre. Je l’ai connue au Liban. Elle passait dans le spectacle du casino de Beyrouth. Nous nous sommes rencontrés dans la salle des jeux américains.

Tu trouves pas surprenant, toi, le rôle que jouent les pays arabes dans la vie de ce schmurtz ?

Il connaît sa femme au Liban, son chauffeur en Algérie, son secrétaire est censé partir pour le Koweït, le premier adjoint, complice dudit secrétaire, chaulait des Arbis… Et tout à Lavedan !

— Vous faites dans le pétrole ? demandé-je ex abrupto (ayant le bonheur de parler couramment cette langue).

— J’ai de gros intérêts dans des compagnies pétrolières, c’est un fait, mais mes activités sont réduites depuis qu’une attaque a diminué mes facultés physiques.

— Parlez-moi de votre secrétaire.

— Que voulez-vous savoir à son sujet ?

— Un maximum de choses.

— Il est allemand.

— Je sais. Vous l’avez connu au Maroc ou en Syrie, lui ?

Himker cambre le torse. Sa voix devient pointue.

— Je n’aime pas beaucoup votre ton, commissaire, dit-il. J’ignore quel rôle ma femme a pu jouer dans l’affaire qui vous intéresse, mais il ne saurait justifier votre attitude. J’ai des relations qui me permettent de…

— D’accord, monsieur Himker. Grâce à elles je serai révoqué, en attendant, veuillez répondre à ma question…

Il me désigne la porte.

— Sortez, monsieur !

Il cramponne ses cannes et, à grand-peine, sort de son fauteuil.

— Dans moins d’une heure vous serez arrêté, promets-je.

— Je ne le pense pas.

Un qui se sent truffe à ne plus pouvoir, crois-moi, c’est ton petit camarade San-Tantonio. Vidé comme un minus ! Bafoué ! Et tu sais biscotte ? Parce qu’il a éclusé un verre à bière de whisky et que, contrairement à ce qu’il escomptait, au lieu que se détache le dernier étage de sa gamberge, celle-ci fait du rase-mottes.

Il sort, le San-A.

Mal content. Emprunté. Godiche. Furieux. Mais plus furieux contre lui que contre ce bizarre Himker.

Pinaud traverse la pelouse les coudes au justaucorps. Le fantassin en rase campagne. Vieux poilu en tenue de vaillance.

— Viens, viens ! hèle-t-il.

Et de rebrousser chemin.

Tu sais qu’il est véloce, le fossile ? Mercure sur sa roue. Dis, Mercure, ç’aurait pas été l’inventeur de la brouette, mine de rien ?

Il gaze plein tube en direction des (lieux) communs. Je perçois des coups de pioche. Ils font résonner les échos d’alentour et d’ailleurs.

En déboulant, j’aspers-je Lhuilier, en bras de limouille dans la vaste cage. Il a remplacé les deux danois au pied levé. Il escrime en force. Rrrrran ! Rrrrran ! Des éclats de ciment voltigent. J’avise un tas de gravats contre la grille.

— Vous ne vous étiez pas trompé, monsieur le commissaire, m’apostrophe le jeune officier de police. On a bien enterré quelqu’un là-dedans. À la va-vite car il est à moins de vingt centimètres. On s’est contenté de couler du ciment par-dessus. Comme c’est tout frais, je n’ai pas trop de mal à le briser…

C’est parce qu’il était frais et que les chiens l’avaient fortement gratté que j’ai eu la puce à l’oreille, feydaue-je.

Je rejoins le brave petit Lhuilier. Il a à demi exhumé le cadavre en question. Celui d’un homme, dirait-on.

Pourquoi dirait-on ?

Parce qu’on s’est appliqué à rendre le défunt méconnaissable en lui rôtissant la bouille au chalumeau (voire à la simple lampe à souder). Le résultat n’est pas probant. Ça ressemble à une couverture d’Hara-Kiri (style : concours d’accidents, premier prix). Des chairs rougeâtres et calcinées. Des cheveux en une seule plaque noire, pareille au crin d’un fauteuil incendié…

Les mains ont été flambées itou, afin de rendre l’identification impossible.

L’homme est nu.

Ce qui me trouble, c’est qu’on lui a brûlé les poils sur toute la surface du corps, et particulièrement dans la région de la poitrine. Il devait s’agir d’un type d’assez faible constitution, malingre, mal fichu.

— Pinaud, veux-tu avoir l’extrême bonté d’aller quérir ce bon monsieur Himker ? labaderneprié-je.

Lhuilier, malgré l’effort, est pâlichon sous son masque de sueur.

— C’est mon premier macchabe, monsieur le commissaire, m’annonce-t-il.

Et il se détourne pour dégueuler.


— Vous avez une explication valable à fournir, monsieur Himker ?

Se cramponnant d’une main à un barreau du chenil, le riche vieillard regarde, fasciné, le cadavre exhumé. Sa canne métallique se balance au pli de son coude. Elle vient parfois heurter la grille. Ce tintement du métal contre le métal donne, si je puis dire, son bruit à la scène.

Il ne répond pas.

— Vous ignoriez la présence de ce cadavre ici, naturellement ?

— Oui.

C’est faible, mais ferme.

— Je vais vous demander de me suivre jusqu’à la police, monsieur Himker.

Il continue de regarder fixement les restes horribles de l’homme décimenté.

— Bien sûr, consent le bonhomme.

— Vous voulez bien prendre place dans ma voiture ?

— Non, je préfère la mienne : nous vous suivrons…

— Comme vous voudrez…

— Et nous ? questionne Pinuche.

— Vous attendez ici l’arrivée du labo et du légiste.

Je touche le bras de Himker :

— Eh bien ! allons-y.

Il lève sa canne pour alerter son chauffeur, lequel, de plus en plus effondré, attend la suite des événements, appuyé à la carrosserie de l’énorme Mercédès.

— Naturellement vous n’avez pas la moindre idée quant à l’identité de… ces restes ? demandé-je à notre hôte tout en l’escortant jusqu’à sa tire.

— Non, aucune idée…

Je prends place dans ma propre guindé et j’attends que le vieux bonze se soit installé dans la sienne.

Ensuite, fouette cocher : on démarre.

J’ai l’air du poisson pilote, moi.

Ou plutôt de la voiture de tête des convois exceptionnels.


Tout à fait exceptionnels !

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