Tu as des maires qui sont en outre industriels, commerçants, médecins, assureurs, agriculteurs, ou autres.
Surtout ou autres, d’ailleurs.
Le mien, était maire.
De profession. Plus conseiller de ceci, cela, machin-chose ; le processus habituel, quoi. Et puis aussi secrétaire général du truc-machin.
Se préparait aux législatives. En cas de vestouze, aux sénatoriales. Dans la politique, t’as de la ressource. Tu peux rabattre sur des lots de consolation. Quand on refuse de te sacrer à Reims, t’as les Fidji, la Réunion et consœurs pour te refaire une santé. Si t’es plus superpréfet, te voilà P.D.G. Un camembert tout superbe, te dis-je. L’essentiel, c’est de bien savoir sucer la bonne route ou le bon paf. Pas se laisser décrocher. En être coûte que coûte. Brandir la flamberge, si tu manques de gamberge, mais te montrer. Occuper les éminences de terrain et les éminences grises. Surtout qu’on t’oublie pas. Le mec oublié est un mec foutu : le barlu poursuit sa route sans lui. Il n’a pas même droit à une bouée de secours. Faut s’agiter, d’un sens ou l’autre, mais créer du bouillonnement. Le vrai politicien, c’est un comprimé effervescent. Il mousse, il pétille, il fait roter. La politique, c’est le côté gazeux de la nation : sa limonade, son champagne, ses pets.
Le défunt cher maire, mis en charpie à la faveur de mon « oui » inconsidéré, habitait un discret pavillon de meulière dans les faubourgs.
Jardinet, R 16, épouse modestement lingée, enfants blafards.
On voit sa vie dans sa maison, tout autour de son cercueil qui trône au salon. En noyer massif, poignées d’argent : le plus beau meuble de la pièce, franchement.
Des camarades de « combat » sont là, qui le veillent, la mine farouche, la mâchoire en tiroir de bonheur-du-jour, l’œil assombri par la peine mais animé par l’esprit de vengeance. Ils ne regardent rien ni personne. Des cariatides dramatisantes. Ils appartiennent déjà au mausolée de Jules Aigime, le glorieux maire mort à sa tâche, debout, son bandage tricolore autour du bide. La légende d’un homme, faut l’attaquer pendant qu’il est encore chaud. Ne pas laisser le rapide oubli faire sa triste besogne de nivellement. À ce compte-là, personne resterait et on n’aurait que des rues numérotées comme à Nouille-York.
Sur le cercueil : l’écharpe tricolore, tachée de sang, trouée d’éclats, sublime matérialisation du drame. Elle le perpétue.
La mairesse est une forte personne née pour être veuve. Y’a de la dolence de bon ton, chez cette dame. Un côté : je souffre, mais j’assumerai mon malheur. On sent qu’elle perpétuera la mémoire du disparu car elle est mauvaise baiseuse et n’aura jamais rien de mieux à foutre. Tiens, ça c’est de la belle occupation : veuve de martyr ou d’homme célèbre. Quand tu veux vraiment t’y consacrer à bloc, tu ne peux pas te figurer les satisfactions morales et matérielles que tu en retires. On t’invite, on te respecte, on te ménage et tu touches pensions et royalties sans coup férir (ce serait un comble que d’aller coup férir à ce moment-là !).
Elle est déjà en noir, ayant du deuil en stock à la maison, comme il sied aux ménagères prévoyantes et qui ne s’endeuillent pas chez Dior ou Chanel. Le deuil-mode est hors de prix. Faut être Liz Taylor ou Jacqueline Kennedy pour s’offrir ça.
Tandis que les modestes dames semi-bourgeoises, bien ordonnées et prévoyantes, outre leurs confitures, leurs conserves d’haricots-verts en bocaux (donc haricots-verre) et leurs draps empilés dans des garde-robes aux senteurs de lavande, détiennent aussi de la fringue noire pour « en cas de malheur ». La mort peut carillonner à leur lourde : elles sont parées pour l’accueillir la tête haute, ces magistrales ménagères. La mort ne leur fait pas peur ; ne les affole pas. Elles en font leur affaire. L’accommodent à la sauce aux larmes, avec un bouquet garni et une couronne de perlouzes à mon mari si marri et tellement tant bien-aimé qu’il te vous laisse des regrets éternels et un goût de n’y revenez plus.
C’est beau, une veuve. C’est noble. C’est vrai. La dignité souveraine. C’est « détentrice », voilà. Gloire aux détenteurs, ces gérants du souvenir, ces conservateurs de muselés (par la mort). Honneur à la douleur qui s’incarne (carne toi-même) si bien en eux. Qui prend un aspect, une démarche, une signification.
Attends, je t’emmerde ? Bon, alors j’inverse les réacteurs.
— Pourrais-je vous entretenir en particulier ? demandé-je à cette femme édifiante et noire.
Elle me drive dans sa salle à manger Henri chose. Des pommes rainettes sèchent sur une desserte. Elle me montre une chaise de style chiasse, recouverte de moleskine véritable. Je confie mon dépôt légal au siège.
La table est recouverte d’un chemin… de table, tout bêtement. À grille. Y’a un amour brodé dans le milieu : il joue de la flûte.
De Pan.
En faisant la roue.
Comme un paon.
— Madame Aigime, je…
Ici je te lui place la douleur… Combien on est affecté par… L’impact que ce drame a eu sur le peuple de France… La mémoire à Jules pérennisera… L’association à sa douleur dont je serai farouche membre supporter… etc.
Après quoi j’en arrive au point qui m’intéresse.
— Madame Aigime, pensez-vous que votre glorieux époux ait eu des ennemis ? Autres que politiques, j’entends ?
Elle rebiffe du buste, de la crinière, de la glande. La pure vraie veuve, je te dis. Hyène farouche, gardant son cadavre, les babines retroussées.
— Lui ! Comment pouvez-vous me poser une question pareille, monsieur ! Il a consacré sa vie aux autres.
Il ne pensait qu’au bien public. Il payait de sa personne sans relâche… Pensait à tout le monde. Tenez, si je vous disais : votre mariage…
Pour proférer ces deux mots : « votre mariage », sa bouche est devenue flétrisseuse. Elle en a gros comme le cercueil du salon sur la patate. Me le fait comprendre avec un maximum de tact.
— Vous disiez, madame, mon mariage ?
— Il a différé son départ au congrès des fils maires de France dont les assises se sont ouvertes à Beaune[3]. Car mon mari était fils maire, monsieur. La troisième génération de Aigime à présider aux destinées de la commune. Beau, non ?
— Superbe. Je suis très touché et infiniment navré d’apprendre qu’il a sursis à ce voyage…
À cet endroit. Mais alors pile où je te dis, me v’là qui pousse un nom de Dieu qui fendillerait les colonnes de Saint-Pierre of Rome.
Effarée, la veuve me considère avec les mêmes yeux que devait avoir le fiancé de la chevalière d’Éon le jour où il mit la main à la culotte de sa belle.
— Excusez-moi, madame, mais un fait saisissant m’apparaît, à la faveur de vos dires.
Bien rattrapé, hein ? Et exprimé en pur langage dix-neuvième cercle[4].
— De quoi s’agite-t-il ? se trouble la veuve qui clôt (la bière de son mari).
— Si j’interprète bien vos paroles, et comment les interpréterais-je mal : elles sont si parfaitement exprimées ; M. le maire ne devait pas me marier ?
— Non, puisqu’il se rendait au congrès des fils maires. Le premier adjoint devait assurer la cérémonie.
— La chose était prévue depuis longtemps ?
— Une quinzaine, que dis-je : trois semaines, puisque mon mari assistait à chaque cession de ce congrès.
— Quand a-t-il pris la décision contraire ?
— Hier matin. Un bon ami à lui, le maire de Saint-Pourcent-Indexé lui a proposé de passer le prendre en voiture au début de l’après-midi. Mon Jules a accepté. Et aussitôt il s’est écrié : « Puisque je ne pars plus par le train du matin, je vais pouvoir marier moi-même le commissaire San-Antonio !
— Merveilleuse réaction et qui me touche jusqu’à l’âme, madame, dis-je en feignant d’écraser une larme qu’une douzaine d’oignons ne parviendraient pas à m’arracher (j’arracherais plutôt les oignons).
— Un saint ! fait la dame.
Qui ajoute précipitamment, déformation co-professionnelle sans doute :
— Laïque ! Un saint laïque, monsieur le commissaire.
— Les meilleurs, renchéris-je. Et alors, ayant pris cette décision, qu’a-t-il fait ?
— Il a prévenu son adjoint, bien entendu.
— Qui se nomme ?
Elle a une petite lueur d’incrédulité dans ses robinets à chagrin.
— Vous ignorez le nom de votre premier adjoint ?
— J’habite Saint-Cloud, madame, et ne connais donc point le gotha de votre coquette petite cité.
Magnanime, elle pardonne à mon ignorance.
— Il s’agit de M. Wladimir Merdanflak, fait-elle.
— Adresse ?
— Hôtel-Restaurant des Coccinelles, derrière la polyclinique.
— Merci.
Ça y est ! mon euphorie est sur orbite. Te dire pourquoi, il n’en est pas question. Le pif, je te répète. Je flaire quelque chose d’intéressant. Car enfin, voilà qui pourrait apporter une roue à mon moulin, plus pas mal d’eau. Dégage-toi les cages à miel et suis mon raisonnement, chétif homoncule, tout comme la tronche à Danton, il en vaut la peine. Tu y es ?
Parfait.
Alors partons du principe que cet attentat ait été digéré (pardon, je pensais à Béru), je veux dire dirigé contre l’adjoint et non contre le maire. Au dernier moment, les bombeurs[5] apprennent que c’est le maire qui va procéder à mon mariage. Une catastrophe pour rien. Ils décident d’annuler. À quoi bon un carnage inutile ? Tu vois comme ça s’emboîte bien, vu comme ça ? En hâte ils me préviennent. Seulement le gars San-A. a la seconde d’étourderie que tu sais, et tout saute.
Je déboule à ma tire. Hésite, puis décroche le bigophone, car tu sais pas la nouvelle (comme disent les Calédoniens) : maintenant ça y est : tous les cracks de la cabane pébroque ont le turlu dans leur chignole, bientôt ce sera l’eau chaude et des distributeurs de préservatifs à fleurs.
Je demande le Gros.
Généreusement (ou peut-être histoire de s’en débarrasser), on me le donne.
— L’Enflure ?
— Oui, répond-il sans barguigner.
— Ici saint Antoine de Padoue, je t’ai trouvé quelque chose, mec.
— Quoi-ce ? interroge le Plantureux, toujours prêt à enfouiller des aubaines (en arabe moderne on dit des zobaines).
— Un mignon hôtel de banlieue, mon pote : « Les Coccinelles » près de la clinique du patelin où j’ai failli me marier. Fais une valise, prends ta bayadère par le bras, et allez y fréter une chambrette d’amour, Berthe et toi. Surtout ne fais pas état de ton cruel métier. Invente un prétexte, n’importe quoi. Tiens : vous êtes venus dans le bled pour négocier l’achat d’une charcuterie. Mais une fois dans la place, ouvre grands tes beaux yeux de veau atteints de conjonctivite. Il se pourrait qu’il y ait du louche. Le taulier est d’origine polonaise, je suppose, puisqu’il s’appelle Wladimir Merdanflak. C’est lui qui m’intéresse. Chouette mission, non ?
Un temps.
— Il a une carte valable ? demande anxieusement l’embourbé de la vésicule.
— Chez lui, c’est presque aussi bien que chez Guérard à Asnières.
Et ce grand patriote de rétorquer, incrédule :
— Un Polak, ça m’étonnerait.
Tu sais que c’est sympa tout plein, « les Coccinelles » ? Le genre de petit hôtel bien tenu, avec une façade blanche, des volets verts, des fenêtres agrémentées de mignons rideaux et une terrasse où poussent des parasols orangés du plus pimpant effet.
Il fait neuf, donc joyeux. Le genre de crèche modeste mais qui inspire confiance.
Le rez-de-chaussée se divise en deux parties inégales. La plus grande comprend : la salle à bouffer et la cuisine. La plus petite est réservée à la réception et au bar.
Un peu hybride, le bar.
On l’a conçu pour les pensionnaires, mais il est bondé d’autochtones. On y trouve du plombier à marmotte de fer, du boucher à tablier retroussé, du retraité à marottes, plus quelques spécimens d’artisans dont le parler sent le Paris tout proche, et les chaussures la campagne imminente.
J’entre par le bar, mets-toi à ma place.
Tout de suite, je retapisse le taulier. Un patron de bistrot, dans son bistrot, c’est comme un commandant de barlu sur sa dunette : impossible de le confondre avec un prédicateur dominicain ou un chef d’orchestre tzigane.
Merdanflak est un quadragénaire trapu, blond et bronzé, avec des yeux clairs, très bouffis, et une certaine gravité peu compatible avec son état de commerçant.
Il fait plutôt assureur-conseil, ou agent général d’une marque de voitures qui se vendent mal. Un tel personnage n’a, apparemment, rien qui convainque une clientèle de bar de venir chez lui.
Rien, sinon ses serveuses.
Elles sont deux.
J’ignore où il est allé les chasser, mais rappelle-toi qu’il devait avoir le permis gros gibier. Des nanas pareilles, franchement, c’est pas au Lido ni au Crazy Horse que tu pourrais trouver les mêmes.
De la Vamp authentique, mon neveu. Carrosserie spéciale, deux arbres à cames en tête, injection à commande électronique et allumage transistorisé ! L’essieu arrière oscillant, à triangles obliques, et carburateur compound. Tu dois arriver à des vitesses de pointe fabuleuses avec des bolides de ce gabarit.
L’une est rousse-châtain. L’autre blond-roux. Toutes deux ont des yeux pervers, un derche apocalyptique, des cils qui te râtellent l’émotion sur la vitrine, une bouche dont t’aimerais faire un collier au petit chauve à col roulé de ton Éminence, et, Dieu et Merdanflak en soient loués, elles portent des jupettes noires qui, lorsqu’elles se baissent, permettent une vue imprenable sur leur salle des fêtes.
Comment veux-tu qu’un établissement doté d’un aussi agréable personnel ne marchât pas ? Faudrait vraiment qu’il y ait de la limaille de fer dans le ragoût et des peaux de hérissons dans les plumards !
Je prends place dans un coin retiré du bar, juste sous une toile figurative qui représente une bouteille de Porto grossie trois fois.
L’une des éjupées m’arrive contre, tractée par un sourire que si Paul VI le voyait, il le béatifierait séance tenante, sans même se le faire envelopper dans du papier de soie.
— Pour monsieur, ce sera ? me murmuredesource-t-elle dans les baffles.
Je lui célèbre mon œillade mille bis, celle qui m’a tant de fois obligé de m’enfermer dans un placard à l’arrivée du mari.
— Je vous le dirais bien, mais peut-être me gifleriez-vous, réponds-je… En attendant, apportez-moi un verre de vin blanc très sec et le patron.
Franchement, tu crois que j’ai l’attitude d’un zig qui devrait être jeune marié, à l’instant que je te mets mes élucubrances sous presse, et gondoler sur le grand canal en susurrant des immortalités à sa belle ? La pure véritable vérité, je vais te la préciser, car tu l’as déjà pigé, malgré ton hercule et ta vue basse. La vérité, ma vieille peau de sauciflard, c’est que doucettement, mon amour pour Zoé s’éteint. Faut toujours se montrer objectif in the life. Appeler un chat un chat.
Ou ne plus l’appeler.
Déjà, le matin de la noce, cette sombre panique, cette méchante angoisse que me causait la perspective du mariage en racontaient long comme un discours de réception sur la chaleur (plus exactement, la tiédeur) de mon sentiment. Ça signifiait : finito !
Plus bon pour l’anneau de sa turne nuptiale, l’Antonio. Sa vie à vivre.
Du moins à poursuivre dans l’honneur et la complète liberté.
Seulement, il est pas une ordure, ton fringant commissaire, fiston. Il respectera ses engagements. Sitôt la chère Zoé rétablie, hop et hop, il la redrive en catimini à la mairie et dit un oui franc et massif après avoir maté sous la table.
Ensuite, il assumera. Un homme doit toujours faire face à ses prises de position, quand bien même il les déplore par la suite.
— Il paraît que vous voulez me parler, monsieur ?
Le patron des « Coccinelles », l’œil bleu et lourd, la peau grasse à dégouliner.
Tiens ! il a une grosse cicatrice brune sur la pommette droite, ça ressemble à une brûlure par cigarette. Une indéfinissable antipathie émane de cet homme.
Ainsi, si mes suppositions sont justes, ce serait cet individu qu’on aurait voulu supprimer ?
En laissant penser que c’était moi la victime désignée ?
Donc, il existe un lien ténu entre nous deux, puisqu’un instant, pour des mobiles tortueux, nous nous sommes trouvés associés dans l’esprit d’un — ou de plusieurs — zigs pour qui la vie humaine n’est pas d’une importance capitale.
— Police, dis-je très bas, très vite, ainsi qu’il sied lorsqu’on tient à rester anonyme dans un lieu public. Asseyez-vous, monsieur Merdanflak, j’ai à vous parler.
Il obéit. Pourquoi me semble-t-il qu’il a été soulagé en apprenant ma qualité de perdreau ?
Un peu comme s’il avait été inquiet lorsque sa servante lui a dit que « le monsieur du fond le demandait ».
— Je suppose qu’il s’agit de cette triste histoire de la mairie ?
— Exact. Vous avez, paraît-il, failli me marier, donc mourir, monsieur Merdanflak ?
Son visage s’éclaire d’un sourire, comme on dit dans la littérature à éjaculation-retard.
— Oh, vous êtes le commissaire San-Antonio ?
— Encore un peu, grâce à la magnanimité du hasard.
On se défrimaille un tout petit bout d’instant, posément, en gens d’expérience qui, avant de s’engouffrer dans une longue conversation, cherchent à se réduire à un commun dénominateur.
— Je me fais l’effet d’avoir raté un avion qui devait exploser en vol, attaque le premier adjoint. Le sentiment de miracle, vous voyez ce que je veux dire ?
— Vous pensez !
Un nouveau silence.
Pas dû à l’embarras, mais plutôt à un sentiment de prudence réciproque. Une sorte de ponctuation tacitement établie.
Je bois une gorgée de vin blanc. Il a un goût que je n’aime pas. Un goût de pierre et de merde. Traficoté. Y’a plus de morale…
— Depuis quand saviez-vous que vous deviez me marier, monsieur Merdanflak ?
— Depuis que vous avez arrêté la date de la cérémonie, monsieur le commissaire. Car notre maire devait assister ce jour-là à un congrès prévu depuis fort longtemps. De plus, le second adjoint est en train de mourir dans un hôpital parisien…
— Donc, pas de problèmes : c’était bien vous, et personne d’autre, l’officier municipal chargé de la cérémonie ?
Tu ne trouves pas que l’extrémité supérieure de ses oreilles rougit, toi ?
Il acquiesce.
— Moi, et personne d’autre en effet. Pourquoi ?
Un haussement d’épaules.
Ça fait gagner du temps et ça ne mange pas de pain.
— Pour l’instant, nous en sommes à ce point de l’enquête où il faut tout envisager, même l’extravagant. L’attentat pouvait viser trois personnes, monsieur Merdanflak : ma fiancée, moi-même et… vous !
Un sursaut fait craquer sa chaise.
— Moi !
— Notre artificier, un homme éminent, assure que l’entonnoir de propagation angulaire de la bombe se trouvait dirigé dans la direction du maire ; nous en avons eu la preuve d’ailleurs. Si la chose est juste, on peut affirmer que c’est vous qui étiez visé.
Ah ! dis donc, tu verrais comme je lui pompe l’air ! Pas avec une paille, crois-moi. Il en ouvre grand son clapoir, Merdanflak. Et il remue de la menteuse. Ses soufflets doivent se mettre en torche, faire un peu la colle, l’éponge mouillée.
Je l’achève, sans prendre son sang :
— Des ennemis avoués, cher monsieur ?
Il effare à outrance, les gobilles en révulse, les lèvres retroussées.
— Mais absolument pas.
Alors je libère le couperet fatal :
— Donc, inavoués… Ce sont les plus terribles. Quand le danger a un visage, voire un nom, il est moins dangereux. Savez-vous à quoi tout cela me fait penser ? À une action de la mafia. Il y a un côté syndicat du crime, dans cette affaire. Cela provient de son aspect technique. Des gens ont mis votre mort au point comme un marchand d’électroménager vient vous installer la télévision.
Il s’octroie quelques goulées d’un oxygène parfumé à l’absinthe et au gros rouge, pour regimber avec plus d’efficacité.
— Vous allez vite, monsieur le commissaire, en décidant que j’étais l’objectif des tueurs. S’il en était ainsi, c’est ma propre voix qu’ils auraient enregistrée. Le mot « époux » par exemple. Je le prononce obligatoirement, et plusieurs fois la semaine quand le maire n’est pas là.
J’interromps sec. Cette fois fini les temps morts.
— Écoutez, Merdanflak, primo, mon mariage était le premier que vous deviez célébrer après le départ de ce pauvre Aigime ; secundo, en me choisissant comme… détonateur, les meurtriers en puissance étaient certains de détourner l’attention de votre personne. Tertio, j’ai été averti, juste avant la célébration, que je ne devais pas prononcer le mot « oui ». Croyez-moi, c’était vous qu’on voulait atteindre. Vous !
Il s’obstine à faire « nein » de la tronche.
Ou « no ».
P’t-être « non ». Il refuse la pseudo-vérité. La réfute. Veut pas qu’elle soit admise. Qu’elle devienne vraie pour de bon, officiellement.
— Attendez, ne bougez pas, m’écrié-je brusquement.
Et je me lève tellement précipitamment que je renverserais la banquette si elle était une chaise. Je viens de penser à quelque chose d’impérieux, d’urgent, de capital.
— Où est le téléphone ?
— La cabine est à la réception.
J’y cours.
Je sonne la grande taule, réclame le service qui m’intéresse, à savoir (puisque je n’ai aucun secret pour toi) celui des tables d’écoute.
— Combien de temps pour foutre sur la grande oreille le numéro d’où je vous appelle ?
— Une dizaine de minutes, monsieur le commissaire.
— Faites au plus juste et enregistrez-moi tout.
Ayant bonni, je retourne à Merdanflak. Il est vaguement prostré, les deux coudes sur ma table, considérant mon verre de vin blanc d’un air bourrelé de remords.
— Plus j’y réfléchis, me dit-il, plus je trouve votre idée inconcevable, monsieur le commissaire. Ma vie est rectiligne. Si j’ai fait de la politique, c’est seulement à l’échelon communal, et sans passion particulière. Je suis un commerçant tranquille ; personne ne peut me haïr au point de vouloir ma mort et de la préparer avec un tel déploiement de moyens. Que diable, je ne suis pas un chef d’État ! Vous imaginez tout ce branle-bas pour assassiner un bistrotier de grande banlieue ? Risible ! Qui donc admettrait un tel point de vue ?
— Moi, lui dis-je.