Alors, rien !
Dans ces cas précis, on maîtrise ses nerfs, on écoute son instinct et on garde confiance en son étoile. Les « bonnes étoiles » ne fonctionnent que pour ceux qui croient en elles. Elles ont horreur du doute, les garces. Les timorés les débectent.
Je me sens paisible, absolument relaxe, malgré que j’empeste l’anchois. Cette odeur-là, j’ai l’impression qu’elle va me coller après jusqu’à la fin de mes jours.
Rien de plus déshonorant pour l’homme qu’une odeur insoutenable. Puer est, de toutes ses tares, la pire.
Deux hommes pourvus d’armes à feu me coincent. Je n’ai pour me défendre qu’un couteau.
Et des barils !
Et du chou, aussi. Beaucoup de chou, mon général !
J’avise Himker qui essaie de me prendre à revers. Il élève le flingue. N’écoutant que ma présence d’esprit, je lance mon ya sur lui. Je n’ai jamais travaillé ce genre de numéro dans un cirque, mais je ne le réussis pas trop mal.
Ceux qui te disent qu’un couteau siffle pendant sa trajectoire avaient des bourdonnements d’oreille. En réalité c’est un animal des plus silencieux. La lame se fiche dans l’épaule d’Himker. Les balles arrosent le sol, en rond.
Je ne perds pas de temps à les compter. M’arc-boutant contre un tonneau de morue, je le fais basculer et, d’un magistral coup de pied, le propulse en direction de la porte dans l’encadrement de laquelle se tient Krakzecs.
Je chope mal au cœur, tellement mon shoot m’a endolori la cheville. Tu veux parier que je me la suis foulée ? Dans ma situation c’est un luxe (ou plutôt une luxation) que je ne peux m’offrir. Voilà pourquoi, ne tenant aucun compte de la douleur (je ne suis pas comptable, après tout) je fonce à la suite du baril. Le grand escogriffe (ce serait plutôt un escodent, car il a un clapoir en forme de gibus) exécute un pas de côté pour éviter le tonneau dandineur. D’accord, il va défourailler. Que veux-tu que j’y fasse ? Sinon une dinguerie qui me passe par le chignon et à laquelle je souscris d’office !
Magine-toi, mon très cher frère, que je sors mon mouchoir de ma vague et que je me mets à le brandir en hurlant :
— Camarade ! Camarade !
Tout en fonçant sur le Bulgare (à tes burnes).
Un vrai truand commencerait par m’arroser de gauche à droite, puis de bas en haut, avant de me demander à quoi rime cette pantomime. Ben lui, non, tu vois. Dans le fond, c’est p’t’être un poète. Tu crois qu’il lit Apollinaire dans le texte, toi ? Il a une merveilleuse période d’indécision, regardant tantôt mon mouchoir immaculé comme la conception, tantôt mon visage hilare (car j’ai le trait de génie de rigoler tout grand en bramant mon « camarade, camarade »). Il ne sait plus, comprends-tu ? La folie déroute toujours. Elle prend au dépourvu l’homme dit raisonnable.
Moi, ça me suffit, cette légère rémission, pour me pointer à distance suffisante et lui décocher un coup de saton (le pied qui me fait mal, justement, tu vois que je ne suis pas feignant) en plein dans le siège de son amour-sale. T’entendrais ce cri de cormoran qu’il pousse. En pur bulgare ! Avec l’accent et tout. J’ignore comment on n’hurle « mes couilles », dans sa république boltronique, mais j’ai idée que ça ressemble un peu à chez nous. Doit comporter la même racine…
Il en prend plein les tiroirs de son kangourou. Négligeant de lui prescrire des compresses froides, je me rue à l’extérieur.
La première chose que je vois, c’est pas une chose, mais une personne.
Du moins ça l’a été jadis.
Un très vieillard loqué en pêcheur breton. Tellement chenu, délabré, minuscule à force de grand âge, que ses grands-parents doivent lui interdire de sortir quand il y a le vent d’ouest.
Il est assis sur la première marche de l’escalier d’un menhir. Il en a le droit car il est depuis longtemps, en même temps que dans l’enfance, tombé dans le dolmen public.
— Salut, père Mathurin, je l’aborde, pouvez-vous m’indiquer le chemin de la gendarmerie, je vous prie ?
Le vénérable masturbe le chef et me répond quelque chose dans une langue que je n’ai pas l’heur de fréquenter et qui pourrait bien être du gaélique assermenté.
J’ai beau reposer ma question en anglais et en articulant ancien, l’homme entrave que pouic.
Gâtisme ? Surdité ? La conjoncture est ouverte, fais gaffe de ne pas tomber dedans.
Renonçant à me faire comprendre, je poursuis ma route. Personne ne me suit. Il est probable que Himker et sa bande ont les jetons de mon évasion. Ils doivent mettre des anchois dans leur panier pique-nique et se tailler sous d’autres cieux.
Maintenant, que je t’affranchisse : l’endroit où je me trouve est une lande pelée et mauve, mamelonnée et agrémentée de rochers d’un blanc cru sur lesquels le soleil se casse les rayons.
Le chemin caillouteux monte. J’avise, de-ci, de-là, quelques maisons basses qui m’ont l’air aussi désertes que le salon d’un député non réélu. Les orties leur grimpent contre. Leurs volets pendent comme des envies de pisser d’académicien et la plupart des cheminées s’écroulent sur le toit qui les portait (père Noël verboten !).
Je me retourne fréquemment, craignant une poursuite. Mais, non, rien. Le ruban gris (de toute beauté, cette image) reste désert. Je n’aperçois que le toit en dents de scie de la conserverie. Et la tache bleue du minuscule vieillard adossé à son menhir. Sur la droite, un petit port naturel où chahutent quelques barcasses en triste état. Je m’offre un tour d’horizon. Une île, mon mec ! Même pas : un îlot. Dans le centre dudit, un groupe de maisons qui, elles, paraissent habitées vu que de la fumaga s’en échappe.
Je presse le pas.
Le ronron d’un moteur me fait dresser tu sais quoi ? L’oreille ! Je me détourne et qu’aspers-je ? La vieille camionnette déglinguée qui m’a transporté à la conserverie. Tudieu : elle est pleine de bougres.
Y’en a dedans, derrière, et même sur les marchepieds. Himker a convoqué la troupe avant de me donner la chasse. Il a compris qu’il ne fallait pas trop bricoler avec moi, que j’étais un coriace avec des idées.
Alors ça radine.
Heureusement que les véhicules à essence sont rares sur cet îlot et que mes poursuivants ne disposent que de cette vénérable relique pour me courser.
Je pique un sprint en direction de la première maison du village. Joie ! Il s’agit d’une école. Modeste, mais d’autant plus émouvante. École, c’est écrit dessus.
En rosbif. School house !
Des petites voix grêles ânonnent des trucs en anglais. Donc, je ne suis plus en France, mais dans une île dépendant du Royaume-Uni. Ici, les écoliers apprennent que Jehanne d’Arc était une cinglée et Napoléon un va-de-la-gueule.
Qu’Henry VI était indubitablement roi de France et que ça n’est pas Pasteur, mais Flemming qui a découvert le sérum antirabique.
J’escalade quatre marches. Pousse une porte… Une classe minuscule ; avec cinq élèves seulement, dont je ne perds pas de temps à soulever les blouses pour découvrir à quel sexe ils appartiennent. Une mignonne institutrice est debout à un tableau noir sur lequel est écrit, en français : « Mon tailleur est riche » (ce qui n’a rien d’étonnant quand je me réfère aux prix qu’il m’applique).
Les mouflets épèlent. La fille est ravissantissime. Et même davantage again.
Ma venue la fait tressaillir.
— Que désirez-vous ? s’enquiert la toute belle, une sorte d’espèce de rousse avec des postillons de soleil plein le minois et un regard dont le bleu n’attend qu’une promenade dans la prairie pour virer au vert.
— Please ! lui lancé-je en restant dans le couloir.
Intriguée, elle s’avance. Mais je fouette si tellement la merluche qu’elle stoppe à trois pas et a un haut-le-cœur.
Je lui virgule ma brèmouze de poulardin.
— J’appartiens à la police française et des gens de mauvaise mentalité sont à mes trousses, miss, pouvez-vous me cacher et, ensuite, alerter mes confrères britanniques ?
Elle défrime ma carte ; vainc sa panique olfactive et s’empresse d’aller délourder une porte basse, au fond du couloir.
— Mettez-vous ici !
C’est le placard à : balais, seaux, combustibles, etc. J’engouffre. Elle relourde au verrou.
Il fait plus sombre dans ce cagibi que dans le prose d’un ramoneur. L’odeur du charbon se met à concurrencer celle de mes fringues, mais elle abandonne vite la partie (en english : the party) pour cause d’insuffisance. Si les gredins qui me coursent se pointent dans l’école, sûr qu’ils me retapisseront au fumet. Justement, j’entends discutailler dans le coinceteau. Pourvu que la petite maîtresse ne se trouble pas…
Au bout d’un instant, le bruit de conversation cesse. Des voix juvéniles déclament en chœur ces cinq fabuleuses syllabes qui me vont droit à l’âme :
« Maon thailleûr hé ritche. »
Ouf, sauvé ?
Un léger quart de plombe plus tard, un martèlement de galoches éveille le plancher du couloir. Bruit caractéristique d’une porte vitrée dont les carreaux commencent à se desceller. La marmaille s’égaye à l’extérieur. Le pas léger de l’institutrice vient jusqu’à moi et la serviable demoiselle me déverrouille.
— Merci, lui dis-je avec chaleur, vous m’avez probablement sauvé la vie. Mes bandits vous ont demandé après moi ?
Elle opine.
— Je leur ai dit que vous aviez traversé la cour et franchi la clôture du fond.
— Bravo. Vous connaissez ces gens-là ?
— Oui. Ils habitent le pays depuis quelque temps. Ce sont des étrangers… Ils ont racheté la conserverie abandonnée.
Des étrangers par rapport à quoi ?
— Quelle est cette île, miss ?
Elle écarte ses vasistas à franges.
— Vous ne le savez pas ?
— On m’a amené ici en hélicoptère.
— En effet, ils en ont un. Eh bien c’est l’île de Godmichey, à seize miles du comté de Cornouailles. Un coin perdu, ajoute-t-elle en souriant.
— Il y a un shérif, ici ?
— Oh, non. À quoi bon ? Il reste tout juste deux douzaines d’habitants.
Je commence à piger que cet endroit est séduisant pour des gens désireux d’y abriter un trafic clandestin.
— Le téléphone ?
— Chez le pasteur, et à la conserverie…
— Il va falloir que je contacte le pasteur, dis-je péremptoirement.
La délicieuse petite rouquine réfléchit.
— Voulez-vous prendre un bain et changer de vêtements ? Vous êtes si plein d’écailles et si malodorant que vous ressemblez à un gros poisson.
— Volontiers, mon joli petit cœur, mais où trouverais-je d’autres fringues ?
— Il y a les habits de mon père qui est mort, je pense qu’ils seront un peu justes car vous êtes très athlétique (une connaisseuse !) mais vous pouvez toujours les essayer. Venez…
Elle me conduit à un escalier de pierre qui pue l’humidité. Je la suis jusqu’au premier. Là est un logement modeste mais relativement confortable. Je pénètre dans une grande pièce où cinq petits lits sont alignés. Je regarde la jeune fille d’un air interrogateur auquel elle ne résiste pas :
— Oui, mes élèves prennent pension ici, fait-elle, j’ai passé un accord avec leurs familles. Ici, les femmes vont pêcher l’anchois avec leurs maris et cela les arrange de se décharger tout à fait de leur progéniture… Tenez, la salle de bains est ici. Pas très luxueuse, mais il y a de l’eau chaude et une baignoire sabot. Je vais essayer de vous dénicher des vêtements.
Je lui décoche le grand merci de d’Artagnan venant de s’embroquer Mme Bonacieux et je m’enferme dans la salle d’eau. Tu ne trouves pas que ça s’appelle avoir du bol, toi ?
Mon ange gardien est capricieux, parfois, mais dans l’ensemble c’est un petit emplumé qui connaît son boulot.
Quelle délectation, mon z’ami, que de l’eau chaude dans mon cas ! Je me fourbis de partout : les entre-orteils, les entre-meules, le dessous des aumônières, là que ça fait un peu nid à poussière. Je lui carbonise sa grosse savonnette à la mimiss. Plus un demi-litron d’eau de Cologne. Je me fais les ongles, je me shampouine, me lotionne, torchonne, frictionne, décape, rince-bouche.
Quand enfin je m’hasarde hors de la salle de bains, je reluis comme une pièce frappée à l’effigie du roi soleil quand elle est fleur de coin (et lui fleur de nave).
Des vêtements sont préparés sur le premier des cinq plumards. Un futal de velours, de grosses chaussettes de laine, un fort tricot de marin, des sandales de cuir.
J’arrive à m’insérer dans ces différents réceptacles. Ça craque un chouille aux entournures, mais je suis relingé et c’est là l’essentiel.
— Je peux ? demande la jolie voix de mon hôtesse.
— Et comment !
Elle paraît. Elle a posé sa blouse bleue à col blanc et elle porte un pantalon de lin bis qui lui moule le tortillard comme une pelure d’oignon moule son oignon, et un sweater-polo jaune souci qui lui exalte à la fois la chevelure et les loloches.
— C’est quoi votre nom, miss ? que je puisse réclamer la bénédiction céleste pour vous sans risquer que mes prières fassent retour pour cause d’adresse incomplète ?
— Kasleen, me répond l’adorable sauveuse.
Elle ajoute en souriant :
— Malgré l’état de ces hardes, je vous préfère ainsi.
Tu me connais ? Faut pas qu’une gonzesse me préfère trop ouvertement, moi, sinon je perds vite le contrôle de ma direction.
Si tu veux mon avis, cette jeune beauté doit se faire tarter comme mille rats morts sur son îlot à la con, en compagnie de ses petits saucissons. C’est pas humain, une vie pareille. Vaut mieux le Carmel. Au Carmel, au moins y’a la télévision et des plombiers pour réparer les fuites d’eau.
À mener cette existence reculée, elle va acquérir des complexes indélébiles, Kasleen ; ultra-pernicieux. Je décide séance tenante de faire quelque chose pour elle. Si on s’entraide pas, la civilisation est compromise, tu crois pas ? Non-assistance à personne en danger d’amour, ça peut te mener loin dans les affres du remords à deux temps.
Je lui déboule ma toute grande œillade façon glauque sur fond d’azur, avec arrière-pensées sous cul tanné. On jurerait que ça la trouble (répondit cette bébête cruelle). Je propulse dans sa direction deux bras arrondis de danseur mondain sur le chantier de la guerre. Elle ne recule pas ; alors j’avance. C’est humain. Tu ferais quoi, à ma place, toi ? Pour commencer la galoche galvaudeuse, hein ? Et puis les mains au guidon, non ? Le débouclage futalien, pour continuer. Puis le dégagement de la salle des fêtes. La mise en place de ton jeu de croquet à arceaux, pas vrai ? Avec, en enchaîné direct le trombone ascendant. Exactement comme moi, mon grand. On a positivement les mêmes marottes, les deux, tu ne trouves pas ? Je lui trémulse plantigrades story, contre l’évier. Un conseil que je te donne au pesage, comme dit un de mes potes jockey : quand tu télescopes une gonzesse, embourbe-la debout, façon Clemenceau. Manière de lui exhibitionner ta force et ta souplesse. Ton potentiel d’ardeurs. Tu l’équestres sur ton point d’appui, tel Atlas soulevant le monde, et ensuite tu la promènes un brin afin de lui démontrer que tu sais jouer en marchant. Elles raffolent de cette performance, les gerces. Ça les conditionne fortement pour des avenirs plus douillets. Doré de l’avant (comme exprime Béru) t’es un mâle considéré. Respecté. T’as conquis sur elle ton bâton de maréchal (des logis accueillants).
Elle est à ce point suspendue à mon cou qu’elle m’en bloque la veine jugulaire, cette petite sauvageonne.
Je lui remonte tellement la ligne Maginot à moustache et de si frénétique façon qu’elle risque une perforation des poumons. Elle gémit en anglais, ce qui fait toujours bien dans une conversation. Ses « Aoh ! Aoh ! » m’entriquent le mental. Plus elle brame, plus mon désir s’accroît et moins ses effets se reculent. On va vers des apothéoses, mon chou. Vers des triomphes rarissimes. C’est de la besogne hors catégorie. De l’art concret poussé jusqu’à l’abstraction (avant). Quand je partirai d’elle elle aura un grand vide au cœur, moi je te le dis. Faudra qu’elle le comble avec de la paille. C’est la passion farouche, trépidante, hurlante. Heureusement que les cinq mouflets font un foin de Dieu, dans la cour, sinon notre séance bloquerait l’attention du village. Je me ferais retapisser par mes poursuivants.
Jamais mon club de golf tout terrain ne s’est montré plus résistant. T’attacherais un sac de farine de cent kilos après, il pourrait le soulever, je t’assure. Kasleen, c’est écarteleen, maintenant. Elle me quitterait pour s’asseoir sur une borne kilométrique, tu ne saurais plus à quelle distance tu te trouves de Châteauroux.
Bon, j’en passe…
Et, comme dit l’autre : des meilleurs.
M’étant remis le compteur à zéro sans majoration de tarif, j’ai droit à une collation régénératrice. Thé, puddinge, cake, marmelade.
Elle me bouffe des yeux, la chérie. Faudra que je lui enseigne une autre manière. Je voudrais pas avoir l’air de me vanter, mais sache qu’elle est très reconnaissante de ma royale performance. Impressionnée, quoi.
Revenue à des préoccupations moins éthérées, la v’là qui me questionne sur mon aventure. Je lui déballe grosso modo le schéma. Ensuite je la questionne sur les gens de la conserverie. Elle m’apprend que ceux-ci se tiennent à l’écart de la maigre population. La conserverie battait de l’arête depuis plusieurs années, les jeunes gens préférant partir travailler sur le continent. Un jour, l’on a appris que des Libanais avaient racheté l’affaire qu’ils se proposaient de réorganiser et de développer. En fait, ils se sont contentés de virer les derniers employés. Aucun travail n’a eu lieu.
J’achève de gloutonner ses gâteries et je dis à ma rapide conquête que je voudrais téléphoner le plus rapidement possible à la police. La môme Kasleen me conseille d’attendre la nuit pour pouvoir circuler sans être vu. En attendant, elle va prévenir le pasteur qu’un policier étranger a besoin de son aide et qu’il viendra lui rendre visite dans la soirée.
Je lui vote un rabe de galoche sur les muqueuses et vais me pagner dans sa chambre en attendant que ça se tasse.