XIX

Je mouline à tout crin. Autant pédaler dans la cage d’un écureuil. Pas la moindre sonorité. Tourne, tourne. Orgue de barbarie. Moulin des amours. Rien.

Je m’énerve comme papa, dans les jadis, quand il démarrait sa vieille Citron à la manivelle. Seulement, lui finissait par obtenir un résultat. Quand il avait maigri d’un bon kilo, sa chignole éternuait. L’espoir naissait. Il s’escrimait de plus belle, remettait la gomme à s’en faire éclater les veines et puis enfin se produisait le vrai miracle : le moteur trépidait, pire que celui du vieux « pointu », son ronron devenait à peu près régulier.

— En voiture ! écriait papa.

Exténué, je raccroche. À cet instant, ô merveille, la sonnerie file un « frrrriiiiit » aigu dont je tressaille. Vitos, je reprends le combinoche.

— Qui appelle ? demande une voix d’homme.

— Le presbytère de l’île Godmichey.

— Qui êtes-vous ?

— Police !

C’est bathouze que ce mot soit pratiquement international, tout comme hôtel, taxi et caviar, non ?

— Que désirez-vous ?

— Le poste de police le plus proche.

— Un instant.

Je perçois une espèce de tic-tac.

— Allô, fait la même voix du postier, je vais vous rappeler, la ligne du poste de police est occupée.

— Cela urge ! avertis-je.

— Sir, je ne puis forcer une ligne occupée, rétorque le préposé. Dès qu’elle sera libérée, je vous la passerai.

Je repose l’appareil à son crochet.

Y’a toujours moyen de réfléchir en attendant. Ça ne coûte rien et ça nécessite un minimum de matériel. Le nombre de chefs-d’œuvre qui ont été créés de la sorte, tu peux pas savoir…

Je vais filer un œil à l’église. Les corps gisent toujours sur les dalles, près des cordes à cloches. Bien raides, bien abominables. Confits dans le trépas.

Pétrole ! Pétrole ! Que de meurtres auront été commis en ton nom !

Ces gosses, enlevés à des pétrochimistes, monnaie d’échange, probablement.

Elle marchait à l’essence, cette affaire. Je l’ai senti tout de suite, si je puis dire (plus exactement : si je puits dire). Himker : pétrole ! Krakzecs : pétrole ! Les Arabes : pétrole ! Vivement qu’on énergise à l’eau de robinet, mon frère. Peut-être connaîtrons-nous alors quelques années d’accalmie. Le téléphone ne retentit toujours pas. Exaspéré, je me paie une seconde séance de manivelle en folie. Rien ! Je réitère. Re-rien.

Et puis v’là que j’entends des clochettes, une musique céleste. Je lâche le combiné et tombe à genoux. Dans le bol j’ai ce fameux ventilateur au moteur détraqué qui se déclenche automatiquement lorsque je viens de morfler un coup de goumi sur la noix.

Je bascule en avant. Le mur arrête mon épaule.

Je regarde tant bien que mal de côté. Je vois, à travers une brumasse vineuse, la frime hilare du camarade Moktar. Il a je ne sais quoi de mahousse et de contondant à la main.

— J’ti fis mal, patron ? jubile-t-il.

Il rigole à gorge d’employé, comme dit Bérurier.

Près de lui, se tient un grand mec blond et sévère, l’air pas gai. Sitôt que ma vision se clarifiera, je suis certain que je le trouverai antipathique, cézigue. Il ressemble à quelqu’un que j’ai rencontré y’a pas longtemps. Ça, je me le dis très confusément, depuis la basse fosse de mon obscurité cérébrale.

Moktar continue de se cintrer comme un arc en érection[11].

— Tu li le roi di con, patron ! C’tiliphone, li branché sur la mison. Ci M’sié Schuppen qui te l’a ripondi tit à l’heure.

M. Schuppen. Attends que j’émerge de ma crème fouettée (ou plutôt battue). Ce nom remue quelque chose dans la soute à bagages de ma mémoire. Schuppen… Von Schuppen ! Ah oui, ah, ça y est ! Von Schuppen, ne coupez pas, je crois me souvenir, donc, je me souviens : le secrétaire. Il ne ressemble pas à quelqu’un que j’ai vu : il est quelqu’un que j’ai vu. Je l’ai vu, le soir où il venait de se payer Merdanflak. Très peu, très mal, très sommairement, mais quand on a l’œil de chose d’un Santantonio, hein ? L’œil de vrai faucon, l’œil de faux vrai con…

— Allez, on part ! dit ce monsieur.

On m’attache. Sauce ligote, toujours…

Ainsi, quand on te déplace, on est obligé de te porter. C’est tout bénéfice pour ta pomme. Économie d’énergie. Énergie pétrolière. Je suis pris par l’essence ! Les sens s’emparent de moi. Houille (blanche) ma tête ! Corneville, à moi ! Dreling, drelong… Sonnez les mâtines !

Le balancement de notre déambulation accentue l’impression de tocsin qui m’habite. M’habite ? Et la tienne, gros dégueulasse ? Dreling, drelong.

Maigre procession. Défilé sur la lande. Les Hauts (et les bas) de Hurlevent. Waterplaine, morne lot ! Où qu’on va ? Le vent du large se rétrécit. Des mouettes voltigent en poussant des cris de petit commerçant venant de recevoir sa feuille d’impôt.

V’là que ces pommes me chargent sur la véry old camionnette ayant servi déjà à me transbahuter au moment de notre arrivée. Je n’y suis pas seul : déjà Doro est là, étendu sur un matelas. Il a sa connaissance et en profite pour beaucoup souffrir.

En m’apercevant, il parvient à articuler très exactement ceci :

— Tu m’as brisé les reins, salaud, mais j’aurai ta peau.

La sueur emperle sa figure ravagée par la douleur.

— À petit feu, promet-il. Je veux qu’on t’arrache la chair morceau par morceau, ensuite la langue, ensuite les yeux…

Il précise encore ce dont il tient à me voir démuni et, crois-moi, mon follet, mais c’est pas réjouissant. Oh, que non !

La voiture cahote.

Moktar chante à tue-tête un air de son pays qui fait comme ça : « Aaaaaahr Aaaaaaahr Ménnnh-haaaaa ». Ce mec, il a beau me frictionner la nuque avec du cœur de chêne, je te jure qu’il me botte vachetement.

Je suis placé de profil sur le plateau de la camionnette, ce qui me permet un visionnement de la fausse dadame.

— Navré de t’avoir brisé la colonne vertébrale, mon ami, lui dis-je, alors qu’il cesse de me vitupérer contre pour gémir plus à son aise. Ça n’a été qu’un geste de self-défense, comme disent les éléphants. Je te prie de remarquer que toi, au moment de l’accident, tu pensais me vider un chargeur dans les tripes… Mais t’inquiète pas, tout beau, on va te faire la greffe sur le tas et tu seras pimpant tout plein dans ton beau corset d’acier des dimanches. Évidemment, t’auras moins l’occasion de te transformer en n’importe qui. Pour changer tu te déguiseras en quelque chose : en machine à laver, en poste à essence, en distributeur de café, en juke-box. T’as une seconde carrière à faire, mon pote.

Mes sarcasmes le survoltent.

— On t’ouvrira le ventre, on te le remplira de poivre et on t’arrachera le foie, promet-il, Prométhée.

C’est sur ces bonnes paroles altruistes que nous atteignons l’embarcadère de Godmichey.

Von Schuppen s’amène, suivi du féal Moktar (le participant-type). Alors, brusquement, mon esprit se trouvant ranimé par le grand air marin plus que par la douceur angevine, je pige un truc.

Effectivement, le secrétaire d’Himker ressemble bien à quelqu’un. Mais alors, à s’y fourvoyer.

Et je vais te dire à qui.

Qu’est-ce que tu dis ? T’as pas d’argent sur toi ? Ça ne fait rien, tu me paieras plus tard, je te le vas bonnir tout de même. Von Schuppen ressemble à Dora. Pardon : à Doro.

Tu sais comme quoi ?

Comme un frère, mon mignon. Je ne peux pas te dire mieux. Comme un frère.

Sauf qu’il est blond, et « elle » brune. Mais est-il vraiment blond, Doro ? Si je te disais que tout à l’heure je n’y ai pas pris garde, tellement fut vive ma surprise.


Une vedette tangue sur la houle.

Blanche, pimpante, battant pavillon français, ce qui ne gâte rien.

Pendant que mes ravisseurs (c’est pas que je sois ravi, mais faut appeler les gens par leur fonction quand on n’est pas certain de leur nom) transfèrent Doro à bord, j’examine le barlu. Deux marins en maillot rayé composent l’équipage. L’un est grand, basané, avec des épaules d’athlète. L’autre est énorme et porte une barbe patriarcale. Sa casquette frappée d’une ancre est coquinement inclinée sur le côté et son brûle-gueule pollue l’atmosphère plus fortement qu’une rentrée de vacances sur une autoroute.

Schuppen et Moktar reviennent m’emparer.

— Je croyais que c’était votre maîtresse, mais en réalité c’est votre frangin ? demandé-je du plus aimablement de mon mieux à Von Truc.

Son œil glacial me décoche des promesses aussi nocives que celles que vient de me faire sa fausse frelote. Très sincèrement, je crois que ça va barder pour mon ventricule. Quant à mon matricule, n’en parlons pas !


Je gis sur le plancher de la vedette.

Doro continue de geindre et de suer son martyre dans le rouf. Moktar mange des bonbons, près de moi, en regardant s’éloigner l’île de Godmichey.

Le camarade Von Schuppen parlemente avec le grand marin basané, lequel est à la barre. Il fait un temps de grandes vacances, bien superbe, onctueux, tout bleu. Les mouettes nous font un brin d’escorte.

Je te jure que si je ne me trouvais pas dans cette fâcheuse situation, je me croirais en croisière. Ça doit venir des skis nautiques entassés dans le rouf. Sur la porte d’icelui, un écriteau de bois annonce : « Tarif des leçons ». Un haut-parleur est fixé au-dessus du gouvernail. Tu veux parier que von Machin a frété un barlu de ski-école pour rallier l’îlot ?

Le voici qui revient vers moi, précisément. Il prend place sur la banquette tendue de toile verte et se penche :

— Moktar ! appelle-t-il.

— Qu’i-ce qui c’est, patron ? demande le versatile employé, la bouche pleine et les lèvres sucrées.

— Amène les deux grosses pièces de fonte qu’on a descendues de la camionnette et attache-les aux jambes de monsieur le commissaire !

— Ti d’suite, patron !

Un flot de vilaine bile m’emplit la bouche. Pourquoi ai-je la certitude que ça n’est pas du bluff ? Mais de l’extrait de tout ce qu’il y a de plus sérieux.

Le méchant frangin veut se débarrasser de moi. En pleine mer. Dix kilos de ferraille à chaque peton, et bonsoir, commissaire, allez voir dans les profondeurs océanes si le commandant Coustaud y est ! Le Coustaud des Épinettes, ce sera moi. Pauvre loque aquatique, vite dépecée par les poissons. Moi qui les aime tant, ces chéris, avec un filet de citron après celui du pêcheur. Il me l’a promis, Dora, que je serai morcelé complètement, de bien partout, du dehors, du dedans, du pourtour…

Non, mais je m’insurge, moi.

Ça va où, ça !

Et Félicie, dis ? Tu l’imagines, attendant son fils, jusqu’à la fin de ses jours, se demandant ce qu’il lui est advenu ? Et la tendre Zoé ? Elle serait obligée d’épouser un autre julot ?

— Dites, Schuppen, on devrait bavarder un peu avant de commettre l’irréparable.

— Je n’ai rien à vous dire, riposte le digne homme d’un thon sans réplique.

Je suis persuadé du contraire, comme de bien tu te doutes, mais n’ai pas loisir d’entamer une polémique (Victor).

— Peut-être que moi, si, réponds-je. Tous les braves gens de l’île, ton frère-sœur en tête, voulaient absolument me faire dire ce que j’avais fait du cadavre d’un dénommé Merdanflak. Jusqu’ici j’ai su tenir ma langue, mais peut-être bien qu’en échange de ma peau je parlerais…

On a des surprises dans ce métier, mon plouk. Des sévérissimes.

Ainsi moi, belle âme, candide et généreuse, je crois qu’il va mordre à l’hameçon, changer d’attitude, du moins pour un instant.

Eh ben que tchi ! L’appât des passions ? Tiens, fume, comme dit le petit Manneken-Pis. Schuppen me vote un sourire qui fluctuate nettement dans la mergiture.

— Ne bluffez pas, mon vieux, c’est moi qui ai récupéré Merdanflak dans la malle arrière de votre auto et j’ai fait le nécessaire à son sujet !

Paf ! En pleine bouille. Descente en piqué de ce qui me subsistait de moral. Mon tonus tombe comme la feuille de vigne en marbre du scoubidou d’une statue grecque. Mais alors exactement. À s’y méprendre ! Finita la commedia ! Seule, ma mort sans trace intéresse ce vilain croquant. Je pourrais lui proposer : mes économies, ma brosse à dents, ma raquette de tennis, ma braguette de pénis, un racket d’alpiniste, une craquette de Venise ou de lui apprendre un tour de cartes en échange de ma vie sauve, tout ce que j’obtiendrais, en guise de réponse, c’est son sourire calamiteux.

Je suis foutu.

Et je dirais même mieux : perdu !

Ma carcasse va se changer en algues ondulatoires. Je vais servir de dessert aux poissons carnivores. Car c’est ça, le drame : les poissons maigres du vendredi sont carnivores, mon bel ami. Alors que l’éléphant, lui, est herbivore.

Moktar est en train de m’attacher ses gueuses aux pinceaux, le gueux, à l’aide de fil de fer, à cause que des cordes pourraient se détendre.

Le barlu file bon train, si tu me permets cette image plus hardie que Laurel. Il bondit sur le flot qu’aurait besoin d’être écumé et dans lequel je m’en vas courbouillonner d’ici quelques minutes.

Quelques mignons nuages filent dans l’azur dont se goinfre le soleil. Adieu beau ciel, adieu M’man, Zoé, Toinet, amis, vaux[12], lâches, torchons, cuvées. Adieu, volage coche enc… ! Adieu, vos larges cruchons trouvés. Adieu !

— Prends-le par les pieds, Moktar !

Tu penses : pas folle la guêpe. Le plus pesant c’est toujours pour le manar. Tu te figures, toi, que M. Obrecht assemble la guillotine ? Des clous : il appuie sur le bouton, un point c’est tout. C’est un homme qui s’est mis à l’index par vocation.

Me voici soulevé. Moktar s’adosse au plat-bord, comme ils disent dans la marine. S’arc-boute. Il geint sous l’effort. Et puis une détonation retentit et il pousse un cri. Bascule out, tandis que je m’écroule in.

— Z’avez assez suffisamment joués z’aux cons comme ça ! tonitrue une voix aimée, aussi tonique que truante. Les pattes en l’air, toi, le blondinet. Et tézigue qu’est au gouvernement, coupe la sauce qu’on s’écoute causer !

Je tourne la tête vers le noble organe.

J’avise le gros marin barbu, une pétoire monumentale en main. Elle fumasse encore comme un colombin fraîchement lâché dans la rosée du matin. De sa paluche libre, il arrache sa barbouze. Béru !

Tu l’as reconnu à sa voix, à sa voie expresse.

Il a un bide de neuf mois, le Mastar, sous son maillot rayé qui le fait ressembler à un tonneau. Il a une tête d’hilare. Content de lui. Et moi donc !

— Fais gaffe, lui crié-je.

Car faut te dire qu’il occupe une fausse position. Se trouvant entre le pilote et Schuppen, il lui est impossible de les « couvrir » l’un et l’autre simultanément. Il donne la préférence à mon tortionnaire. Et mal lui en prend car je vois le grand basané qui extirpe un revolver à barillet de sa fouille, en loucedé, tout en amorçant un brutal changement de cap pour essayer de déséquilibrer mon pote.

J’ai tout vu, tout pigé dans un éclair.

C’est une grave erreur de croire que les gros sont empotés. Regarde Jean Constantin, par exemple. Sur scène, une vraie gazelle. Il est tellement aérien, qu’en comparaison, Yvette Chauviré a l’air, quand elle danse, de jouer la grande scène du Salaire de la Peur, dans la boue.

Eh ben, le Gravos, c’est le Jean Constantin de l’action.

Pile comme le barlu embarde, il virgule sa purée au grand dur, lequel lâche tout : sa pétoire et le gouvernail et s’écroule. Manque de bol (pour nous) il tombe sur la manette des gaz. La vedette se paie une ruée affolante et commence à tourner en rond.

Un hurlement. Bérurier a basculé. Non ! Il se redresse. Il recule vers le gouvernail en braquant toujours le copain Von Monzob. Du pied, il refoule le cadavre de l’autre mataf, repousse le levier commandant l’admission du jus. Le barlu se calme. Son moteur râle un grand coup, lâche trois ou quatre pets et s’arrête. L’embarcation se met alors à tanguer sur l’eau bleue. Les vagues floquent contre ses flancs. On prendrait vite mal au cœur à ce tarif-là.

Malgré le bruit de la mer et l’impact du flot sur la coque, j’ai l’impression de baigner dans un bienfaisant silence.

— Vous ici, baron ! lancé-je au Gravos, par quel miraculeux hasard ?

— L’hasard de mes dons de poulet, hé, saucisse.

La démarche mal assurée, il s’approche.

— Mets tes mains dans ton dos, Von Soupe ! enjoint-il à mon presque assassin, et n’essaie pas de jouer les Tarzan, qu’autrement, moi, je te jouerais les artilleurs de Metz.

Ayant compris que le Gravos n’est pas un plaisantin, le ci-devant secrétaire obéit. Béru lui passe prestement les cadènes, puis l’étend sur la banquette d’une baffe qui écornerait un bison.

— C’est pas la première fois que je t’arrive à temps dans le destin, hein ? exulte mon ami.

— Je reconnais, Alexandre-Benoît. Je reconnais… Comment donc as-tu appliqué tes dons inestimables pour te trouver là, mon vaillant camarade ? Là où il fallait, à l’instant qu’il le fallait ?

Tout en se mettant en devoir de me déligoter, il bonnit :

— Tu sais ce que furent ma première impression, hier matin, à la grande volière, quand t’est-ce tu m’as raconté l’histoire du cadavre disparu de ta chignole ?

— Tu estimais que mes adversaires avaient dû me suivre, depuis Lipp, et opérer dans le parking de l’hôpital.

Il se racle la gargante.

— T’as pas beaucoup de chou, mais t’as au moins de la mémoire, mec. Fectivement, voilà ce qu’ont été mon sentiment espontané. Aussi, t’ayant quitté, j’sus été à l’hosto. Une fois au pied de l’œuvre, je m’ai mis à entreprendre les zigotos du coin : concierge, ambulanciers, jardiniers, et t’essaieras, et t’essaieras. Un vrai acharneux, Mistère Béru, quand il s’y colle. Je m’ai tellement décarcassé le tempérament, que je sus arrivé à découvrir que mon pressentiment ils étaient justes. Une pompe américaine noire est venue estationner derrière ta tire juste immédiatement aussitôt après que tu l’eusses quittée. Et elle a manœuvré de manière à se placer cul à cul avec la tienne, tu piges ?

— Bravo.

— C’est le jardinier qui m’a affranchi. Le bol, le tout grand bol, c’est qu’il se souvient de s’être rappelé le numéro métallurgique de la voiture en question. Sais-tu pourquoi ? Tu me croiras à peine. Sans ce grand hasard, jamais le vieux jardinoche aurait pris garde à l’auto.

— Son numéro de tiercé ? suggéré-je.

— Non, primo, l’âge de sa femme : 72 ; puis ses initiales Y L (il s’appelle Yves Le Troupassec) ; enfin son âge à lui : 75. Un vrai véritable miracle, hein ?

— Et comment ! réponds-je assez piètrement, mais quoi, on ne peut pas toujours s’exprimer en alexandrins de douze pieds, il faut bien, de temps à autre, puiser dans le mobilier national.

— Moi, du coup, je recherche à la Préfecture à quoi correspond ce numéro. Illico je frétille en apprenant que la pompe est une bagnole de location appartenant à la Société Avis. Je fonce au siège sociable de ladite Agence où on m’dit que la voiture en question a été louée seulement pour la journée, à la succursale d’Orly par un dénommé Von Schuppen. T’es content, gars ?

— Le pied, mon Béru. Le super-panard. Ensuite ?

— Immédiatement, je lance à toutes les agences Avis de France l’avis suivant. Dès que la personne ayant loué la voiture 72 YL 75 la ramènera, prévenir l’O.P. Bérurier, et retenir ladite personne avec un prétesque de vérification du véhicule jusqu’à tant que l’O.P. Bérurier arrive. Ce qui fut fait. Sur les burnes de seize plombes, hier, l’agence Avis du quartier Saint-Lazare m’informait que la pompe louée à Orly venait de leur être ramenée. J’ai bondi. Cette crapule s’impatientait dans le bureau, comme quoi il avait un train à prendre. Et il l’a pris du reste, moi dans le compartiment voisin. Destination Dieppe. Je l’ai filé dans les rues du port, une fois arrivé. Il avait rencard dans un bar avec le pilote dont voici la carcasse ici présente. Je m’ai installé à une table voisine. Le pilote disait qu’il s’était arrangé pour se faire prêter une vedette par un pote à lui et qu’on devait, au crépuscule, lui envoyer un mataf, au bout du môle, pour le seconder. Un barbu, lui avait-on précisé. Le reste tu le devines ? J’ai mis à profit du lapsus de temps qui restait pour me munir une barbe et une tenue de loup de mer. Assisté par des inspecteurs du commissariat de Dieppe, j’ai guetté l’arrivée du marin de secours attendu. Mes collègues l’ont embarqué gentiment tandis que Bibi prenait sa place. J’étais loin de me gaffer qu’on allait se cogner de l’haute mer toute la noye. Et plus encore, mon grand chéri, que je devais te trouver ici et te sauver la mise…

Me voici libre de mes mouvements.

J’emploie les premiers à étreindre fougueusement ce grand, ce beau, ce noble, cet indéfectible compagnon.

Mon acolyte subit mon accolade. L’embrun de ses larmes atténue un moment le rubis éclatant de son regard.

— C’est pas le tout, me dit-il. Y’a une chose dont j’aimerais que tu vérifias, c’est le contenu de la petite mallette de croco que trimbalait Yon Soupe. Pendant son séjour dans l’île, profitant de ce que le pilote faisait le plein, j’y ai jeté un coup de périscope, franchement, ça vaut dix. Et quand je te dis que ça vaut dix, c’est pas uniquement manière de causer.

Il me montre un attaché case posé dans un angle du rouf.

— Que contient-elle, cette valise, Bibendum ?

— Je t’en laisse la surprise.

Soumis, j’enjambe Doro (il s’est évanoui à cause de remuage de la vedette) et chope la plate mallette.

Laquelle me paraît assez lourde.

J’actionne les somptueux fermoirs façon sellier.

Je lâche tout dès que le couvercle est relevé.

Le contenu vaut dix, en effet.

Les dix doigts des deux mains coupées qui se trouvent à l’intérieur !

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