XVII

Dans la vie, faut toujours se montrer fair-play. Applaudir les performances. Ovationner les exploits. Les jaloux sont perdants, l’oublie pas. C’est en vantant tes confrères que tu t’affirmes, pas en les dénigrant. Exemple moi, fils de Félicie la bien-aimée, tu m’entendras jamais dauber sur les petits collègues. Au contraire, je les prône si vivement que ce sont mes interlocuteurs qui se chargent de la démolition. J’ai plus qu’à perdre pied, retenir la nappe, dire des « Je vous accorde qu’il n’a pas un talent fou, mais… » ou bien : « Sur le plan humain, c’est en effet un pas grand-chose, pourtant il a sorti des trucs valables, au début. » Je plaisante : c’est pas vrai, je défends la corporation, moi. Mordicus. Je mens trop peu dans la vie pour ne pas mettre mes mensonges au service du bien. J’ai des dons d’embaumeur. Je sais oindre. D’abord c’est voluptueux, et puis c’est utile. La lubrification c’est la clé du fonctionnement. Sans huile, tout rouage grippe.

Là, je salue chapeau d’autant plus bas qu’avec ces putains de cabriolets je me tiens en position de Charles Dullin jouant l’avare. Bravo. Bravissimo. Je l’avais pas vu, j’en avais pas entendu causer, mais je l’avais lu. Le most célébrous numéro à transformation in the monde. Tu crois que c’est moi, c’est plus moi, c’est Machin. Non, c’est pas Machin, c’est Truc. Trucage ! Troudutruc. Époustouflant. Bye, bye le superintendant Fouketts. V’là Dora ! Coucou, Dora ! Et si Dora n’était pas Dora ? Et si rien n’était personne ? Cache-cache néant. Illuse. Et cette psychologie, pardon ! Elle a compris que pour m’empêcher de défourailler, il fallait frapper un grand coup à l’intellect. Ailleurs, elle n’avait plus le temps.

— Eh ben, vous m’en direz tant ! que je fais comme ça, d’un ton guilleret pour masquer un peu mon époustouflance. Je n’ai encore jamais assisté à une pareille performance.

Elle répond :

— Dans un autre genre, la vôtre n’est pas mal non plus…

— Vous voulez bien me délivrer avant que des malheurs irréparables s’abattent sur vous ?

— Bien sûr.

Elle s’avance.

— Stop ! intimé-je. Pas vous ! Jetez la clé de ces accessoires à mes pieds, la gentille Kasleen va s’occuper du déverrouillage. Et surtout, belle Frigolienne, ne remuez pas un cil, sinon j’assurerai votre ultime transformation en vous déguisant en jeune femme défunte.

Elle obéit.

Elles obéissent.

Me voici libéré. Endolori, fortement contusionné de partout, mais disponible pour la suite des événements. Les vilains messieurs assaisonnés au poivre nickelé sont admirablement morts. Donc d’une tranquillité rigoureuse. Je m’empare de leurs armes appuyées au mur. « Pour ma collection privée », annoncé-je à ces dames. Maintenant que nous avons terminé nos dévotions dans cette église, si on allait boire un café fort dans un endroit moins austère ?

Là-dessus, je stoppe le carillon des deux cloches en délire. Mes tympans étant plus fatigués que les leurs.


La maison est rude. Âpre comme le reste du patelin. En granit sombre, si tu veux tout savoir. Édifiée sur une éminence de lande, elle surplombe la conserverie. Elle part un peu en quenouille, comme on disait chez les Boussac du siècle dernier, mais elle a cette noblesse des altières demeures qui ne se résignent pas au confort. Leur plus sûr titre de gloire est d’assurer le froid et la pénombre aux téméraires qui les occupent.

On entre.

Un domestique arabe somnole devant un feu de cheminée point inutile malgré que nous soyons en été. Il est enroulé sur lui-même dans les longs poils d’un tapis et ressemble au fossile géant d’un mollusque de l’ère Métique. Il se dresse à notre venue, comme le ferait un serpent éveillé par des crampes d’estomac. J’ignore à quoi rêvassait mister Ali, mais il est fléché de première. Son futal est pareil au chapiteau du cirque Jean Richard qu’on aurait dressé sur les pentes du Ventoux.

L’homme a l’air d’un crétin ou d’un hépatique mal réveillé.

Il nous regarde, enregistre mon arsenal, ne s’en émeut pas.

— Ce beau sultan pourrait-il nous préparer du caoua ? m’enquiers-je.

Dora répercute mon vœu à son gode-boy.

— Du café, Moktar !

L’autre a un petit hochement de tête et se dirige vers la porte.

— Minute ! On l’accompagne. C’est l’heure où l’on est bien dans une cuisine pour bavasser, mes poulettes.

On y est d’autant mieux à son aise, dans la cuisine, qu’elle est grande comme le palais de la Mutualité. Je la trouve sacrément délabrée, mais comme je ne viens pas pour louer la baraque, je ne me formalise pas de l’état des lieux.

Je m’assieds en tailleur sur la table monumentale. J’ordonne aux deux filles de s’installer par terre, le dos contre la porte et je laisse l’Arabe s’activer devant un réchaud genre campinge, tout neuf.

— Les bras en l’air, Dora, et vite !

J’ai aboyé, littéralement. Imagines-tu pas que, pour s’asseoir, elle fait tout un cirque, commençant à s’agenouiller, dos à moi, pour ensuite se laisser pivoter sur les talons.

La belle créature se fige.

Lève un bras. Un seul !

— L’autre ! enjoins-je.

Elle murmure, penaude :

— Je ne peux pas, je me suis brisé la clavicule.

Tiens donc, ce serait pourquoi, sous les apparences de Fouketts, elle gardait constamment son bras pressé contre sa hanche ? Et puis, tu sais comme ça s’opère, de fil en anguille (sous roche) ? La pensée décrit une trajectoire. Arc de cercle somptueux. Tourbille, monte, s’épanouit.

Je m’approche de la môme, écarte du canon de ma sulfateuse les revers de sa veste d’homme. Elle porte effectivement un pansement à l’épaule ; mais ce pansement s’adorne d’une tache de sang.

— Fracture ouverte ? interroge le brillant commissaire.

Elle a un imperceptible sourire.

Le sourire-aveu, tu connais ? Non ? Eh ben il est commak : léger, coquin. Il se produit par les yeux plus que par les lèvres.

— De Dieu, bredouillé-je, le diable est votre frère jumeau !

— Vous croyez ?

— Ainsi, vous étiez le vieux Himker ?

Elle répète, même ton :

— Vous croyez ?

Himker… Dora a joué Himker. Ou plus exactement, elle nous a joués dans ce rôle insensé. Tous : le Vieux, Pinuche, Lhuilier et moi. Dora vieillarde impotente. Dora entre ses cannes chromées, ses cannes truquées… Dora la fabuleuse.

— Je pige tout : le cadavre du chenil, c’est celui de Himker ?

— Gagné ! répond la douce enfant.

Magistral. Je la vois, la contemple, l’admire et la convoite sous ses ravissants traits, à la brasserie Lipp. Elle court se travestir et radine à la Maison Poupoule où elle nous interprète son vieil époux, digne et courroucé, avec une maestria que je te dis que ça.

— Tis jette le mitraillette ou je ti file ci chargeur dans l’cabèche ! me fait la voix du domestique nord africain.

Éclat de rire prolongé des deux filles. Voilà pourquoi Dora souriait, mutine. Je me suis laissé fabriquer par l’Arabe. Endormir par sa somnolence vaseuse. Et Césarin en a profité pour cramponner un feu dont il appuie le canon au creux de ma jolie nuque, réceptacle de tant et tant de baisers fiévreux, humides, pâmés, rouge sang, enamourés, prometteurs.

Sans grand contentement, je largue mon escopette.

— Très bien, Moktar, fait sa maîtresse.

— Qu’est-ce ji fais de lui ? questionne ce zélé.

— Tu commences par l’éloigner de nous !

— Ricule ! ordonne mon braqueur.

Je recule de deux pas.

— Encore ! exige Moktar.

Je lui consens deux autres pas arrière. Ce qui me place au niveau du réchaud où la flotte qu’il a mise à chauffer commence de bouillir dans sa casserole.

Dont je saisis prestement la queue et virgule le contenu par-dessus mon épaule.

Hurlement.

Prolongé.

Me voici déjà retourné. L’autre branque a tout largué et se tient le visage à deux pognes. Ce qui me laisse toute latitude et même entière longitude, pour lui tirer mon péno favori dans les roustons. Tu ne peux pas savoir l’efficacité d’un shoot pareil. Je n’ai jamais connu d’insuccès, en j’sais plus combien de carrière. Magique ! Personne, pour peu (voire pour beaucoup) qu’il soit doté d’un sexe masculin ne peut y résister. Il s’asphyxie par les burnes. Crache son pancréas. Tire-bouchonne du foie et se met l’estomac en portefeuille. Mon coup a été plus appuyé que pour le regretté Krakzecs, t’t’à l’heure. Ce gnon, mon bon seigneur ! Pas besoin de lui octroyer un doublé. Ce serait une dépense musculaire superflue.

Je ramasse mon arme.

Braque les filles. Le tout en pas tout à fait deux secondes six.

— Qu’est-ce qu’on se disait, déjà ? leur fais-je angéliquement.

Alors elles commencent à vraiment comprendre qu’à côté de moi, Yvan le Terrible, c’était le canard Donald.


Inventaire accompli, il est avéré que cette maison n’est qu’une base opérationnelle pour la bande.

Seulement voilà : de quelles opérations s’agite-t-il ? Quelques chambres rudimentaires. Un bureau comportant un poste de radio de marque T.S.F. (c’est te dire) à empafeur de prolongation sustentoire permettant un véry beaucoup vaste rayon d’action. Près du poste un carnet à messages dont les fausses souches gardent le double des émissions. On est organisé, ici. Et on comptabilise les communications. Je feuillette le carnet, et tombe (sans me faire mal) sur les textes suivants qui remontent à plus de trois semaines :

« Projet approuvé. »

T’en veux encore, ça te fait jouir ?

« Arrivage par Dublin nouveau pensionnaire. »

Je t’en refile again, Mecton ?

Alors, plus que celui-ci :

« Renvoyer par canal B le pensionnaire 3. »

Un vrai nectar, ce cahier, mon pote. Probable que ces bonnes gens turbinaient sur le poste, dans la soirée, à mon sujet ; voilà pourquoi ils ont laissé le matériel en état de fonctionnement.

D’ailleurs, comme preuve de ce que j’avance, l’ultime feuillet daté de ce jour porte la mention suivante : « Sommes à pied d’œuvre. Espérons obtenir rapidement documentation. » Ce qui doit signifier : « On a le San-A. bien en main et on va lui faire cracher le morcif au sujet du cadavre. »

Je retourne dans la cuisine auprès de ces dames, lesquelles sont dûment ficelées et muselées, ainsi que leur domestique.

La nuit s’avance. C’est dire qu’elle recule. Des projets de jour mettent un début de scintillement dans les carreaux de la fenêtre. À moins de deux cent douze mètres cinquante, l’océan moutonne en écumant.

Je claque des ratiches. Me faudrait un café. Mais ai-je le temps de m’en accommoder un ? Cette fin de nuit doit être décisive. C’est dans l’antichambre de l’aube que les volontés craquent et que, conscients enfin de leur immense fragilité, les êtres les plus endurcis se soumettent à des volontés plus impérieuses que la leur. Donc, San-Antonio doit agir. Bien et vite. Plumer la vérité au dos de ces volailles. Tout à l’heure, il fera grand jour, soleil ; il fera espoir. Tout se rendurcira. Triple interrogatoire.

Interrogatoire gigogne.

D’abord l’Arbi.

Ce que j’apprendrai par lui me permettra de coincer Kasleen. Ensuite, grâce à ce que me dira Kasleen, je pourrai sans doute confondre la belle Mme Himker. Gentil programme. Il est d’un homme énergique, pétri d’optimisme, ayant foi en sa force et en la faiblesse de ses contemporains. Alors, à l’œuvre, mon fils. Taïaut ! Taïaut ! Et je dirais même plus : taïaut !


Moktar (à son propos je vais tout de suite me dégager les membranes en te faisant « mieux vaut Moktar que jamais », et ensuite, l’esprit de l’escalier étant au repos, on pourra l’entreprendre sérieusement).

Donc, Moktar il y a.

Encore verdâtre du coup de saton aux pendeloques. L’air de s’ennuyer ferme et de se demander ce qu’il est venu branler en cette inhospitalière contrée, si différente de sa terre d’agrumes.

Pour ce qui le concerne, la salle de baths suffira. Au cours de mes tribulations tribulantes, j’ai observé, car rien ne m’échappe, que nos amis arabes ne sont pas fanas de la flotte. À preuve : ils se lavent le scoubidou au moyen d’une simple bouilloire, et ils changent de slip à la lampe à souder.

J’emplis donc tout sottement la baignoire d’eau froide et j’y laisse tomber mon naguèragresseur. Il file droit au fond, étant ligoté. Et aussitôt semble se convertir à la religion catholique romaine puisqu’il se met à faire des bulles. Je compte lentement jusqu’à soixante, ce qui est un laps de temps raisonnable, puis je l’extrais du récipient. Il suffolk (n’oublie pas qu’on est dans le Royaume-Uni), crache, s’ébroue (ahah !) et ses poumons surmenés produisent le bruit d’une vieille motocyclette qu’on ne parvient pas à mettre en route.

Assis sur un tabouret métallique, les jambes croisées, je me recoiffe à l’aide d’une brosse découverte sur le terrain.

Trouvant ma chevelure au point, je me penche sur le brave Moktoche.

— Pas fameux, hein ? je lui dis comme ça. Tiens, je vais te faire une propose, mon lapin ! Ou bien tu réponds à mes questions avec la plus grande franchise, ou bien pas.

« Si tu y réponds, tu deviens par priorité mon ami d’enfance. Si tu n’y réponds pas, je te refous dans cette baignoire et au lieu de t’y faire mariner une minute, je t’y laisse quatre-vingt-dix secondes. Fais ton calcul et avertis-moi de tes intentions.

Le pauvre chou a des yeux de lapin russe. Injectés de sang, ils sont. Montés sur roulement à bille.

— Qu’i-ce ti veux je dise ? cloaque-t-il.

De quoi je conclus qu’il vient d’opter pour la première solution et va m’apporter une coopération france et machive.

— D’où es-tu originaire, Moktar ?

— Maroc. Casablanca.

— Que fais-tu ici ?

Il hoche la tête, devient vaguement perplexe. Il ne rechigne pas, simplement il se collette avec le vocabulaire. Il voudrait trouver des mots à la fois expressifs et minimisants. Craignant qu’une hésitation trop prolongée soit interprétée comme un refus, il plonge :

— Un peu de tout, assure l’aimable Magrébin.

— C’est-à-dire ?

— Ji fis le cuisine.

— Et puis ?

— Le minage.

— Et encore ?

Il respire grand, expectore une dernière bulle qui gonfle et va crever au loin de Brest dont il ne reste rien.

— Je li z’aide.

— Qui ça ?

— Li z’ôtres.

— Tu les aides à quoi faire, grand lapin ?

— Di trucs, comme-ci, comme-ça, par-li par-là…

— Quels trucs ? Dis-les vite avant que je te remette à l’eau.

— Li z’emballages, quoi.

Sa voix a dérapé. Je flaire du chouette.

— Les emballages de quoi, ma belle rose des sables ?

Il renifle, dénifle. Une bulle nasale se forme à l’extrémité de son tarin et éclate à la fleur de l’âge.

— Dis z’anchois, patron.

Un bref temps mort est accordé au génial San-A. pour lui permettre d’effectuer un changement d’idée dans sa gamelle à phosphore.

Cette courte opération accomplie, le jeu reprend, plus intense.

— Et quoi donc, avec les anchois, mon beau fennec (plus ultra) ?

C’est pas le mauvais bourrin, Moktar. Il s’est fourvoyé, certes, mais il a gardé une âme d’enfant. Et tu sais que c’est cela qu’importe dans la vie : son âme d’enfant.

Le v’là qui sourit. Qui rit grand, qui rit blanc. Il cligne de l’œil et demande, d’une voix aimablement canaille :

— Ti sais, ou ti sais pas, patron ?

Je m’enveloppe dans le nuage artificiel de la prudence :

— On fait comme si je ne savais pas, Moktar, alors tu dis.

— Bon, alors ji dis…

Ça l’emmaverdave un peu, mais quoi…

— On li met li macchabes, patron.

— Quels macchabes ?

Et cette explication désarmante :

— Ben, ceux qu’on fait ici !

La conserverie serait en fait une succursale de la Villette (ex-formule ?). Ceux qu’on fait ici ! L’équarrissage industriel. Expéditions pour tout pays, y compris le Monténégro et le Cantal.

— Vous en faites beaucoup ?

Il hoche la tête :

— Comme ici, comme iça, patron. Mais c’est pas moi qui li fais.

« J’ide selement à li mettre dans li tonneaux de z’anchois.

— Et ensuite, les tonneaux, qu’en fait-on ?

— On li porte au bateau, chaque mois.

Drôle de cargaison, tu ne trouves pas ?

— Et dis-moi, ces gens qu’on anchoite, quand ils arrivent ici, ils y viennent comment ?

— Li yache di la Société…

— Ils sont nombreux ?

— Hé, li vient un, li vient un autre… Comme ceci, comme ceça…

— Jamais plus d’un à la fois ?

— Jamais de jamais, patron.

— On les garde longtemps avant de les bousiller ?

— Ci dépend, deux trois jours…

— Et de quelle façon les… supprime-t-on ?

— J’si pas, mais j’y crois pilule. Ci sûrement pilule. Ti li retrouves dans leur lit, tout kaput.

— Et le bateau les emmène où ?

— Hé, j’y peux pas ti dire, patron. Li bateau, li vient, li s’en va, par ici, par par-là. Si ti crois quelqu’un me tient le courant !

— Ils ressemblent à quoi, les pensionnaires ?

— Di z’hommes, ci toujours di z’hommes, patron.

— De quelle nationalité ?

— Qu’i-ce ti veux je ti dise ? J’y cause pas la langue…

— Des blancs, des noirs, des gris, des jaunes ?

— Oh, di blancs. Blancs blancs. Avec li cheveux jaunes souvent.

— Le yacht de la Société, dont tu parles, il bat pavillon français ou anglais ?

Ma question le déroute. Il esquisse une moue indécise.

— Y bat pas, y nage, répond ce subalterne à tout faire.

— Je veux dire : son drapeau, il est de quelle nationalité ?

— Et ji sais rien. Di drapeaux, y’en a par-devant, par-derrière.

— Quel est son nom ?

— Hé, j’si pas lire, patron.

M’est sensiblement avis qu’on dérape dans le sketch de cabaret. On aurait aussi bon compte de jouer le reste sur la scène du Dom Camillo.

J’essaie d’en apprendre davantage, mais on patine. Il m’a appris l’essentiel de ce qu’il avait à dire. Tu peux l’opérer aux forceps ou au sérum de vérité, macache ! Il a usé son capital d’inflammation comme une allumette frottée, ne lui reste plus que du bois mort, incapable de mettre le feu aux poudres d’escopette.

— Ils sont nombreux, les gens de l’île ?

— Pas très bien, patron. Ji vais t’dire : y’a juste quelques vieux vieux. Et pis nous autres, di la Société.

— Combien êtes-vous ?

Il se perd dans des calculs que je suppose simples, mais qui, cependant, encombrent ses méninges démantelées.

— Y’a moi, patron, et pis miss Kasleen, et pis le Grand Jo, et pis Mister Robson, et pis Jef…

(Je suppose qu’il s’agit là des julots que j’ai alignés dans la chapelle.)

Mon aimable camarade continue :

— Sauf quand y vient le yache ou le coloptère.

— M. Himker, tu connais ?

— J’si pas. J’si pas les noms di z’ôtres. J’si rien, patron. Un jour li viennent beaucoup, n’autre jour li partent beaucoup. Et Moktar, qu’i-ce qu’y fait ? La popote, patron.

— Et la mise en bière ?

— Ji sers la bière, ji sers li vin, ji sers tout, patron…

D’une pichenette, j’actionne la bonde d’évacuation de la baignoire. L’eau se barre en gargouillant. J’attends un instant que la cataracte cesse, après quoi je flanque le brave copain dans la baignoire vide.

— Reste ici et sois sage en attendant des jours meilleurs, p’tit pote. C’est pas très moelleux, mais ça vaut mieux qu’un cercueil ou un baril d’anchois.

« Allez, tchao, maintenant faut que j’aille m’occuper du rayon féminin.

Sur ces fortes paroles, San-Antonio regagne la cuisine. Où un singulier spectacle l’attend.

Tu vas voir.

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