II

T’as déjà vu jouer : « Remous dans la fosse septique », toi ? Tu sais ce qu’est un mouvement de foule ?

Un brouhaha ? Des bruits divers ? Tu te représentes une stupeur collective ? Touille tes cellules grises pour les décoller, Camarade, et fais un effort de compréhension.

Mon « non » produit un effet taureau (car bœuf émasculerait la notion que je tiens à imposer).

Y’a un brin de silence absolu, rigoureux, extrêmement affreux. Puis des exclamations de disjonction, des vitupérances à fulgurité passionnelle, des étonnations parachevées éclatent un peu partout, comme des pets dans un attelage de diligence.

Personne ne sait plus où il en est, où j’en suis, si c’est de l’hilare ou du coton, la couleur du cheval quatre d’Henry Blanc.

Je prends ma chère, belle et tendre Zoé par l’épaule.

— Aie confiance, mon amour, je t’expliquerai, lui dis-je.

Elle ne répond rien. Elle a rentré sa very jolie tête dans le col de sa robe denteleuse, comme un scaphandrier qui ôterait sa combinaison de travail.

Le maire renfrogne éperdument. Il redoute que je me paie sa tronche. Il a des craintes vives pour son standinge.

Des deux mains en de Gaulle-sur-le-champ-de-foire, il calme la rumeur. L’apaise, la dompte, la neutralise, l’endort, la réduit à rien.

Puis, dans le silence aussi temporaire que retrouvé, il déclame :

— Je vous demande pardon, cher monsieur, vous venez bien de me répondre non ?

Et moi, tu sais ce que j’y rétorque ?

Je te le donne pas en mille, mais en trois lettres.

Très spontanément. Trop spontanément. Je lui dis « oui ». Plus fort que moi. Duraille de se débarrasser d’un réflexe, hein, mon pote ? Ça te colle à la menteuse comme du nougat au dentier d’un Montilien. Tout ce circus pour piètrement se piéger à la première question nécessitant l’affirmative ! Quelle pomme, ton San-A. ! Passe-moi l’intrépide…

Bon, cela étant dit (et bien dit) faut pas que je m’étale.

Ou plutôt si. Et rapidos. Ayant toujours ma main sur la chaste épaule brune (très) de Zoé, je nous culbute en arrière. Car moi, je vais te dire : lorsque je commets une bévue, je m’arrange toujours pour la rebecqueter dans la fraction de seconde qui suit (et parfois même dans celle qui précède).

Un vrai jeu de dominos.

J’ai pas achevé de formuler le « i » de oui que déjà c’est la culbute postérieure, avec projection en force contre Félicie et Antoine.

Le reste, j’sais pas. J’sais plus. Pas encore. Faut voir. Un zef mistralien ! Oui, ça surtout : le souffle. Bien plus pire que le bruit. Le bruit ponctue, mais il gnognote en comparaison. Tandis que cette brutale bourrasque, parole, rendrait gauloises les taurines moustaches à Salvador Dali. Dieu de Dieu, quelle force sauvage ! On en est asphyxié, roulé. Vidé, je me sens. Retourné comme une peau de lapin sous un hangar. J’épouvante à l’idée que ma Félicie puisse être tuée ou blessée. La vérité ? Je pense qu’à elle. À elle seule… Un morcif de plâtras me coloquinte, en provenance directe du plafond. Quelques chandelles supplémentaires s’allument pour moi. C’est ma fête ! Mon anniversaire. Happy birthday to me ! Crac ! M’en choit encore. Je suis choyé. Le grand lustre pseudo-hollandais prend un air détaché et s’abat (comme la reine de) sur la populace.

— Fais dodo, papa ? demande la voix angélique d’Antoine, dont la tranquillité innocente n’a pas été entamée par la catastrophe.

Dopé, je me dresse.

Mince, quand je pense qu’il va falloir te décrire tout ce bigntz ! Par quoi commencer ? C’est un peu comme si on te demandait de faire le ménage chez un marchand de porcelaine d’Hiroshima, un 6 août 1945. Oui : comme.

Allez, San-A., retrousse les manches de ton stylo, mon grand, et attelle-toi à la tâche.

Primo : plan général.

Un infernal chaos (qui se prononce K.O. et non pas chat haut comme des cons j’entends) pour te préciser la situation. Je peux pas être mieux éloquent ou alors, me faudrait des granulés spéciaux, mais on ne les trouve qu’en Allemagne et sur ordonnance. Un infernal chaos, oui !

Ce gâchis, ma tante Irma ! Cette misérance ! Cette apocalypsie ! Cette nuiserie totale ! T’as pas fait la guerre, toi non plus ? Eh ben, imagine la guerre. Du kif, mon pote. En pire. Non, pas la guerre d’empire, écoute ce que je te cause, quoi ! Y’a du sang, du mort, du blessé, de la ruine, des fumées. Ça crie, ça hurle, ça gesticule.

Ça prie. Ça promet des ex-voto (pas de « s », mot invariable comme la connerie humaine). Ça réclame : sa mère, des ambulances, des remises d’impôt, la police, du secours, police-secours, la Légion d’horreur (chic : je l’aurai jamais), un miracle lourdais, des dommages (ils y sont) et intérêts, la sortie, le droit de vivre, du plasma sanguin, de l’oxygène, la lune, Naples, un prêtre, une pelle, le téléphone, la une de France-Soir et la Marseillaise interprétée par la musique de la Garde Républicaine sous la conduite du Maître Paul Paray.

Devant moi : plus rien ! Si, qu’est-ce que je raconte : la cour de la mairie avec ses beaux platanes dorés par le soleil d’été, car le mur a fait relâche, et puis aussi, entre elle et moi, les deux jambes du maire. Le reste du magistrat (ses restes plutôt) a disparu. Il ne reste rien de ses restes. Il est parti sans demander ses restes.

Par contre, sa tourneuse de page, son page en jupon, sa derviche tourneuse, sa paire de miches tourneuse est là, elle. En chair (à pâté) et en os (à moelle). Perforée de mille parts. Drôlement morte, tiens donc.

De la table, ne subsiste qu’un peu de bois dont on fait les flûtes ; du gros registre, qu’un tas de papier racorni.

Je raconte bien, hein ? Consciencieusement. Pas feignant, l’homme de lettres ! Le Zola du pauvre, San-A. Le Balzac vermotien. La seule différence entre moi et Flaubert, c’est que je ne suis pas normand. Ça c’est du travail, non ? Je te parie une édition du Coran sur papier bible contre les œuvres posthumes de Maurice Druon que pour le prix, personne peut te donner mieux, question conscience professionnelle. J’ai des confrères, ils se demandent comment je m’en sors pour le prix de revient. Faire complet et perdurable à ce point, ça leur coupe les pieds, si bien qu’ils se retrouvent au chômage.

Bref, je reviens à ce qu’on causait : la salle des mariages. À ma droite, Zoé. Elle est couverte de sang. La mariée était en rouge ! Elle a une épaule en compote, ma chère chérie bien-aimée. Tu la devines d’une pâleur de cierge sous son hâle naturel.

Maman ! Et maman ? Félicie, ma vieille…

Verte mais intacte. Elle me visionne avec toute l’apprêté de son amour.

Me constate pareillement indemne. Virgule à mon unisson une action de grâces au Barbu qui n’est pas cotée en Bourse.

Toinet n’a rien, lui non plus.

Je vais te dire : l’engin a explosé en éventail, le plus large de l’ouverture d’icelui étant orienté du côté du défunt maire (vive le premier adjoint !). Trois photographes qui se tenaient en bout de table pour nous flasher sont morts, quelques personnes, dont ma Zoé, ont morflé à la lisière de l’explosif.

Triste bilan, comme on dit dans la presse du lundi.

— J’ai été touché, clame Béru, mon futal est fendu de la tête au pied, par derrière…

Il se penche pour montrer la fente pantalonienne antérieure à l’explosion et qu’il va se faire rembourser par l’assurance.

— Zoé, ma chérie, comment te sens-tu ?

— J’ai mal, soupire-t-elle.

Et l’effort d’avoir dit la fait s’évanouir.

Quelle noce, madoué ! On se le rappellera, le mariage à San-Antonio.

Les secours s’organisent. V’là les pompiers qui pompent, les ambulanciers qui déambulancent ; des journalistes qui journaleusent à qui mieux mieux, photographient leurs collègues morts et affûtent des épithètes. La cohue, le chorus, le chœur russe !

M’man pleure en tenant la main de Zoé. Toinet se marre comme un follingue dans les décombres. La mère Bérurier donne des ordres aux uns et aux autres. À quoi bon t’en narrer plus ? Si tu n’imagines pas la scène, grâce aux éléments ci-dessus, c’est que tu as un pot de rillettes en guise de cervelle, auquel cas tu n’as rien à foutre dans un ouvrage de cette qualité.


Un peu tendue, l’atmosphère, dans le bureau du Vieux. Le message qui me fut glissé en main est maintenant étalé sur son bureau. Pépère n’arrête pas de l’examiner. Il le lit, le relit, le relie, l’apprend par cœur, le récite, le déclame.

On dirait qu’il s’agit d’une œuvre de lui.

D’un poème épique. D’ailleurs, n’en est-ce point un ?

Un poème de mort.

Enfin il repousse le feuillet et soupire :

— Effarant !

J’approuve.

Stimulé, il trouve immédiatement la surenchère :

— C’est carrément dément, un acte pareil.

— Je n’osais le dire, monsieur le directeur.

— Comment va votre fiancée ?

— C’est grave, mais ses jours ne sont pas en danger.

Je l’ai eue, mon opération de l’appendicite, tu vois, gros Malin ? Si je t’avouais que je ressens du remords, un peu comme si les événements avaient obéi à ma volonté subconsciente… Je suis toujours célibataire. J’ai un sursis. La vie qui en est un autre n’est faite que de sursis placés bout tabou.

— Parlons net, San-Antonio, cet attentat ne tient pas debout !

Je lui riposterais bien que, vu l’état de la salle des mariages il aurait du mal, mais l’heure n’est point à la galéjade.

Il a intérêt à se verrouiller le museau, le beau commissaire, car enfin, c’est son étourderie qui est responsable de la catastrophe. Se laisser baisouiller de la sorte par une question du second degré. « Vous avez bien dit non ? Réponse : « Oui ! » Quel œuf ! Ce serait encore un technicien façon Bellemare qui m’aurait piégé, j’aurais des circonstances atténuantes. Mais ce brave homme de maire, classique, et moins rotor qu’un hélicoptère, ne paraissait pas semeur d’embûches (de Noël).

— En effet, Patron, cet attentat ne tient pas debout.

— À votre avis, il était dirigé contre vous ou contre votre fiancée ?

Cette question, tu penses que je n’ai pas attendu le Décapé de la Coupole pour me la poser.

Mon silence, mieux que des mots, exprime mon incertitude. Plus complètement, plus éloquemment.

Le Vioque le tient pour acquis et continue :

— Car enfin, si l’on voulait s’opposer à votre mariage, il y avait des méthodes plus simples. Puisque ces gens (je les appelle « ces gens » faute de mieux, mais peut-être s’agit-il d’une seule personne), puisque ces gens étaient décidés d’aller jusqu’au carnage, ils se seraient épargné bien des peines en abattant votre charmante fiancée, par exemple. Rendez-vous compte qu’il leur a fallu opérer un travail délicat à la mairie pour fixer la bombe à la table. Et quelle bombe ! Un objet délicat, fonctionnant à modulation sonore. Seul, le mot oui prononcé par vous pouvait la faire exploser…

Il se tait.

— Dites donc, mon petit, il a fallu qu’on vous enregistre ce oui pour régler le détonateur ?

Premier point intéressant.

Je sursaute.

— L’enregistrement a eu lieu la semaine passée, monsieur le directeur.

Big Chief joint ses sourcils, ce qui est sa façon de se coiffer bas.

— Je vous écoute.

— Vendredi dernier, assez tard dans la soirée, j’ai été appelé téléphoniquement chez moi par un anonyme qui s’est ingénié à me faire prononcer un maximum de « oui ». Vous savez, le côté : « Vous êtes bien tel numéro ?… Monsieur le commissaire Untel ?… Vous habitez bien à telle adresse ?… etc. J’ai dû proférer une bonne douzaine de « oui ». Et au moment où, impatienté, je commençais à prendre le mors aux dents, mon correspondant a raccroché. J’ai cru à quelque mauvais plaisant prenant plaisir à se moquer d’un flic.

Le Dabuche semble satisfait.

— Ne cherchons pas plus loin, déclare l’éminent personnage. On vous a butiné des « oui » pour exécuter une synthèse sonore destinée au réglage du détonateur acoustico-décibélien. Content d’avoir eu l’occasion de placer dans une conversation un paragraphe de « Sciences et Techniques », le Boss (fort)[1] consent à torver un sourire.

— Quelle genre de voix avait votre interlocuteur ?

— Très anonyme. Il devait s’appliquer à la rendre neutre. Un débit lent, chaque syllabe s’articulait parfaitement…

— Revenons donc à la grande question : « Pourquoi un attentat aussi fracassant », si j’ose m’exprimer ainsi ? Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’on décime ses semblables, sauf lorsqu’on est un sadique. Or, ici, nous ne sommes pas en présence d’un sadique à priori. En somme, le criminel est allé payer au prix fort ce qu’il pouvait acquérir à bon marché. Ce qui m’amène à conclure que ça n’est pas seulement votre mariage qu’on a voulu empêcher. Il y a autre chose.

Un temps.

Deux temps.

Trois mouvements.

On pense chacun pour soi. Nos idées s’écartent comme deux skieurs nautiques tirés par le même canot, puis, après avoir décrit quelques savantes arabesques, reviennent sur des sillages parallèles.

— Pourtant, attaqué-je…

Et je me tais. La chiasserie, c’est de toujours devoir agencer des mots pour s’exprimer. Vivement la gamberge à transistor, communicable spontanément, directo d’une cervelle à une autre. Bien sûr, on aura de mauvaises surprises, mais comme gain de temps, pardon, tu permets !

— Oui ? me presse le Vioque.

— À supposer qu’il y ait eu autre chose que l’empêchement de mon mariage, Patron, pourquoi m’aurait-on adressé cet ultimatum ? En somme, si je n’avais pas proféré le mot fatal, l’explosion ne se serait pas produite ?

— Exact.

Il se masse la rotonde.

— Je ne voudrais pas vous faire de reproches, mon cher, mais là, vous avez manqué de réflexes. Voyons, vous répondez non à la question officielle du maire, si lourde de conséquences, et voilà que vous lâchez un « oui » de midinette niaise à sa seconde question.

Il hausse les épaules d’une manière qui enveloppe mon honneur dans du papier torche-cul d’occasion.

Je rebiffe, mauvais.

— Notre langage nous échappe, monsieur le directeur. Malgré notre vigilance, il est plein de scories qui tombent de nous contre notre volonté. Et, si vous voulez me permettre, je suis certain qu’à ma place, malgré votre self-control, vous auriez fait pareil.

— Ça m’étonnerait, riposte froidement le vieux teigneux.

Je m’enrogne.

— Voulez-vous parier que je vous fais prononcer le mot oui dans les deux minutes qui suivent ?

Son air est plus méprisant que celui d’une prostituée à qui on demanderait si elle pourrait faire passer la frontière en fraude à une banane.

— Pari tenu, mon cher.

— Parfait. Voulez-vous que nous convenions d’un enjeu ?

— Oui.

— Vous avez perdu au bout de six secondes.

Il rougit. Son œil glaciaire devient pointu comme une alêne de cordonnier. On devine qu’il aimerait me flanquer son encrier de cristal à travers la figure.

— San-Antonio, me théâtrale-t-il, cette affaire dramatique vous concerne au plus haut point. Je pense que votre intérêt — et quand je dis intérêt, je pense à votre brillante carrière — est que vous la résolviez au plus vite, n’est-ce pas ?

T’as mordu le sous-entendu, dis, Nez-creux ? Écrit en caractères d’affiche ça ne serait pas plus explicite.

— Je vais faire le nécessaire, monsieur le directeur.

— J’y compte !


Dans le poussif ascenseur qui me désascensionne (hydraulique et centenaire, tu penses !) je me dis fermement que celui-là n’arrivera jamais, qui démontre à un supérieur qu’il est une pomme.

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