J’aurais un frein, je le rongerais, pour passer le temps. Hélas, je dois me contenter du vilain plancher de bois rêche de la camionnette.
Faute de mieux, j’analyse la situation.
La mer. L’odeur de poisson. Quelque quatre cents bornes à l’ouest de Rambouilloche. Je suis prêt à te parier une jambe de bois contre une gueule du même métal que nous sommes en Bretagne.
Le vétuste véhicule tressaute dans des ornières. Il souffle un vent à décorner tous les maris restés à Paris pendant le mois d’août. La bâche de la chignole claque comme un étendard fixé au mât de misère de cinq colonnes à la hune.
Où foutre m’emmène-t-on (je devrais écrire m’emmène-thon) ? Dans quelles sinistres épopées ? Dans quelle échevelée aventure ? Vers quel bout de nuit sans lune ?
Le père Stevenson a écrit quelque part (et il aurait bien fait d’y carrer ces lignes) que, je le cite : « Le plaisir que peuvent donner des aventures est inexistant ou puéril. » C’est vachement suicidaire, non, pour qui a rédactionné l’Île au Trésor et Docteur Jekyll ? V’là qui beurre l’oignon des adeptes du nouveau roman. Donne de l’assiette aux chiotards du style. À ceux qui pompeusent à merde, qui pédalent à vide. Qui pissent tiède. Qui éjaculent des perles. Dont la plume pantèle comme une bite déchargée.
Et si peu vrai. Si glandu comme assertion ! Que j’en prétends altièrement le juste contraire, mon cher enfant de troupe, de pute ou de chœur. Que j’affirme bien haut que sans aventures, même foutues comme la pique de l’as de cœur à l’instar des miennes, tout écrit, à moins qu’il ne soit bref : pamphlet ou lettre d’amour (et encore ce sont là d’ardentes aventures !) tout écrit est zoizeux sans cette épine dorsale qu’est l’action. Invertébré. Épandage. Plein de bulles. Fétide parce que croupi. Stagnant. Verdâtre. Riche en têtards condamnés à ne devenir jamais grenouilles. Moussu de la pierre qui ne roule pas. Putride. Miasmesque.
L’action, la chère action porteuse. Missi dominici des plus nobles pensées et des plus noires foutaises. L’aventure, cette poésie-loukoum, cette poésie-beignet, qui a un goût de sucre ou de friture ou des deux. L’aventure très chère et bon marché et qui fait bon marché de nos rêves. Ce soulignage de nos abandons… Con de Stevenson. Illustre grand con qui va m’écrire ça sous le nez, nonante années avant que je lui puisse répondre. Que de chance tu as eu d’aventurer ta prose. De la faire macérer dans du corsaire, dans du meurtre, dans de l’amour. De la peupler de cris et de coups de sabre. D’y faire rutiler des trésors au soleil d’îles mystérieuses. Que sinon, mon Steven con sans cédille, t’aurais droit au cimetière — même pas marin — des noircisseurs fadasses, des souilleurs de blanc, des arracheurs de plumes. Robinson paumé dans l’archipel du sombre oubli, à tout jamais. Et qu’avant toi, Stevenson-comme-la-lune, ton big Shakespeare le savait, qui te foutait du poison et du poignard à chaque paragraphe. Et que notre Corneille t’aurait fait bayer si, d’emblée, le comte morniflait pas le vieux don Diègue et si le camarade Cid ne lui filait pas en retour son tournebroche dans le placard. Toujours, action ! Aktion ! Très beaucoup pour chentil legdeur, yawohl. Zinon : fussillé ! ! ! Herr Stevenzon, suce ! Et plus schnell que ça !
Le voyage en camionnette ne dure pas très longtemps. Je nous sens pénétrer dans un hangar assez vaste, car le bruit du moteur s’y répercute comme le pet d’une chaisière dans une crypte.
Ici, les bruits ont une résonance profonde. Ça caverne, mon gars.
En plus, il fait frisquet. Note que ça n’est pas désagréable, vu la vigueur de cet été.
On rabat la ridelle de l’haridelle à essence.
Descendez, on vous demande ! Bonjour, Simone ! Vlang ! Une fois de plus, l’abominable manutentionnaire de San-Antonio me valdingue sur un sol peu accueillant, insensible aux exigences cruelles de la pesanteur.
Je dois avoir la bouille comme un hamburger pas cuit (le dessert des tartares). Encore trois escales dans ces conditions, et je serai déguisé en flaque.
J’avise un gigantesque hangar plein de barils et de courants d’air.
Une atroce odeur de poissecaille me chavire. Compliquée de remugles de saumure.
Après deux instillations de ce parfum, mon pote, tu tournes de l’œil rien que de voir la reproduction d’un couvert à poissons dans le catalogue de Manufrance.
La camionnette repart.
Je me mets à gésir dans un univers pestilentiel. Pour l’instant, personne n’a l’air de se préoccuper de moi. J’ai beau mater, je suis seul. Ça signifie quoi t’est-ce ce mic, hein, mac ?
Bien entendu, me connaissant comme je te connais, tu te dis que je vais essayer de me libérer.
Dont acte.
Mais macache, mon bonno. Je te l’avais signalé un peu plus qu’auparavant : ce vérolard de sparadrap dont on m’a entravé. Pis que de la mélasse ! Une araignée géante m’aurait encoconné, ça ne serait pas mieux. Tire que tires-tu, mon fieux, ça poisse Dudule. Je m’emmerdouille de grand rechef. Papier tue-mouche ! Me v’là déguisé en chewing-gum.
L’odeur de poisson me chavire le cœur. Si tu veux mon avis, je dois me trouver dans quelque conserverie. Là qu’on entasse et sale les anchois ou les harengs plus ou moins saurs. Qu’on tisse les filets de morue ! Oui, ça chlingue la morue en grosse quantité, renouvelée. Morue et re-morue. Breugh !
Un gros bruit de pas se produit. Juteux. Celui que fait un zig en marchant avec de grosses bottes. Le clapotis de l’amour multiplié par douze mille cinq cents. Coït d’éléphants, si tu vois où j’en viens ?
Le personnage m’arrive contre. Dans la position que je me trouve, je le découvre au dernier instant. Il est monumental, surtout vu d’en bas. La perspective ascendante, c’est un peu la déification de l’humain. Les mecs, pour les glorifier, faut les flasher en remontant.
L’arrivant est affublé d’une combinaison jaune, en tissu huileux. Il est chaussé de bottes verdâtres. Sa face est monstrueuse. On dirait une photo rapprochée de la lune. Comme la lune elle est ronde, grise et constellée de cratères.
Tu verrais la manière dont il me cramponne ! Une valise. Pas même : un attaché-case ! Il me chope par ma ceinture et m’emporte. J’implore le Seigneur de rendre ma ceinture suffisamment résistante pour l’usage qu’il en fait, sinon je vais encore m’emplâtrer le portrait sur le ciment. Selon moi, les intentions de cet homme à mon égard ne sont pas absolument pures, et il me réserve des surprises désagréables.
Le voilà qui s’approche d’une vaste cuve pas très haute, mais extrêmement large. La pire des odeurs s’en échappe. J’aurais pas ce bâillon placardé sous le pif, je dégobillerais avec grâce et volupté.
Le mastodonte m’imprime un balancement qui ne me dit rien qui vaille. Et puis : hop ! Il me valdingue par-dessus le rebord de la cuve.
Horreur et damnation !
Bout de la noye ! Putréfaction atroce ! L’immense bac circulaire est plein de poissons frais. J’ai jamais vu un tel débit de poissons ! La pêche de trois chalutiers, parole ! Je m’étale sur du moelleux effroyable, gluant, fluidifiant. Je fais de l’aquaplane sur cette masse mouvante. Je m’empuante. Si je remue je m’y enfonce.
Ça m’étouffe. Mon guignol taraboume comme un fou. Il doit avoir la forme d’un poisson, déjà. D’ailleurs, un poisson n’a-t-il pas la forme d’un cœur ?
J’efforce de demeurer immobile. Mais si je ne bouge pas, la masse qui me supporte, elle, remue sous mon poids. Elle floque. Ça gassouille.
Des anchois ! Je savais que ça fouettait également l’anchois. J’en reboufferai jamais plus de ma vie. Même dans une niçoise. Une quantité pareille, tu juges ?
Et crus ! J’en deviens poissecaille, par osmose. Je vire anchois. L’anchois du roi ! Ou le roi des anchois ! Faites votre anchois, mesdames, messieurs !
Tu trouves que c’est si beau que ça, toi, la mer ? Quand tu songes à toutes les saloperies de bestioles qu’elle contient ! Et « ils » prétendent qu’on sort de là, nous autres, les grands mammifères à deux pattes ! Je m’en voudrais. Jamais plus je traiterai mon prochain de barbeau, ni ma prochaine de morue. Je dirai plus que mes contemporains ont des gueules de raie. D’une femme qu’elle est plate comme une limande. Je m’obstruerai les écoutilles quand on me jouera « La Truite ». Frais comme un gardon ? À bannir, mon garnement. Souple comme une anguille ? Mon job ! Rouget de l’Isle ? Un con !
V’là qu’inexorablement, je m’engloutis dans cette mollasserie effroyable. Je fais naufrage dans le poisson ! Je coule aspic. À la volée j’essaie d’évoquer la hauteur de la cuve. Elle ne doit pas mesurer deux mètres. Faut absolument que je m’arrange pour couler les pieds en premier. Des fois que je parviendrai à garder la bouche hors d’anchois ? Si je bascule par les épaules (rien d’étonnant quand on a une tête aussi lourde), je vais périr étouffé. Alors achtung. J’opère une espèce de rétablissement. V’là que je frétille, mon z’ami. T’entends ? Je frétille ! Mets mes arpions en flèche pour une meilleure pénétration dans le cloaque. La masse m’absorbe. Me digère. J’enfonce. C’est lent, oppressant. Ça se referme sur moi. M’emprisonne odieusement. J’y suis jusqu’à la ceinture. J’ai des poissonnets dans le calbar, dans les poches, la raie culière (la vraie, reconnue d’utilité biblique). Je vais périr d’empoissonnement ! Ça te fait marrer, gredin ? Merci pour ta compassion. Je continue de me diluer dans cette mer d’écailles. M’en voici jusqu’au poitrail. Maman, pourvu que je touche bientôt le fond ! Un étau mou, mais puissant, m’enserre la poitrine. J’ai du mal à respirer. Faut qu’à la moindre goulée, mes cerceaux refoulent la masse fantastique. Toute l’appréhension dont un homme peut se prévaloir (pourquoi prévaloir ? Ça, j’en sais rien) se loge à l’extrémité de mes orteils. Les bouts de mes nougats deviennent fous. Curieux, hé ? Et vrai, ma saucisse ! Véridiquement vrai ! Les premières phalanges de mes membres inférieurs s’en-crampent d’horreur.
J’ai de l’anchois dans les poils de ma valeureuse poitrine. Sous les bras. Il s’en coule de partout. C’est insinuant, un anchois. Oh là là là, que ça se faufile sournoisement ! C’est presque aussi incolmatable que l’eau d’où il sort.
Je descends toujours. Ça gluâtre à ma gorge. Ça me chatouille le menton. Mes panards en flèche attendent le terminus. Je mate le rebord de la cuve, jaugeant, jugeant. Finira, finira pas ? Un premier anchois caresse ma lèvre supérieure. Miracle ! Mon pied droit vient de rencontrer une surface solide. Le gauche aussi, une fraction de seconde plus tard. Je me laisse aller sur les talons. Là, bernique (si j’ose gastropoder de la sorte). Quand je repose de toute ma semelle sur le fond de la cuve, mon nez est, non pas immergé, mais anchoisé. Pour respirer, faut donc que je me tienne sur la pointe des targettes. Ce qui revient à dire, pour être précis, que je n’ai pas pied, mais seulement orteil.
J’en suis réduit, soit à ne pas respirer pour pouvoir me reposer, soit à me distendre pour pouvoir respirer. Si t’appelles pas ça une fâcheuse situation, mon garnement, c’est que tu es bien le con qu’annonçaient les prophètes.
Un rire plus gras qu’un sandwich aux rillettes me fait tourner la tête. J’aperçois mon précipiteur, hilare comme la lune dans les premiers dessins animés. Il s’est juché sur un piédestal et, accoudé au rebord de la cuve, il suit mon opération-survie avec beaucoup d’intérêt et de plaisir.
— C’était moins une, hein ? me dit-il.
Mon bâillon joint à une tonne d’anchois de première qualité m’ôte le plaisir de lui répondre, ce qui est crois-moi dommage pour la dialectique française et pour la franchise postale.
Après un bon moment de jouissance, ayant sans doute pris son fade en aparté, l’homme-lune se retire en déclarant :
— Continue sur ta lancée, bonhomme, je vais chercher du monde.
Son pas, auquel je n’ai jamais cru, décroît.
Or, donc, me voici seul.
Avec le bruit constant de la mer et mes gentils poissons.
Au bout d’un quart d’heure de cette gymnastique, je suis vanné, fourbu, au bord de l’évanouissement.
Mets-toi à ma place (ça me reprendra). Ne pouvoir respirer que par le nez, et au prix d’une gymnastique exténuante ; respirer des écailles en même temps qu’un oxygène faisandé ; être comprimé par un agglomérat, un agrégat de clupéidés, c’est un drôle de purgatoire. J’ai connu des gus qu’on été décolorés du Mérite civil pour moins que ça.
Marée fraîche ! Merci Pierre Hamp ! Je me cramponne à toi.
Enfin, le lunaire m’a annoncé de la visite, peut-être m’apportera-t-elle le salut ?
J’attends, en essayant de régulariser mes fonctions. Bruit ! Bruit, enfin !
Du monde se pointe. Combien de pas ? Deux ? Trois ?
Trois ! J’ai l’oreille subtile comme celle d’un éléphant. Je suis le Babar de l’esgourde, moi. Le Jumbo du décibel.
On traîne des caisses au bord de la cuve.
Effectivement : trois bustes surgissent, l’un après l’autre, comme des cibles de manège. L’homme-lune, Himker, plus un autre zig qui est peut-être bien le gus qui m’a convoyé de l’hélico au hangar.
Ces six yeux me dardent un bon coup. Puis Himker murmure :
— Il faut lui ôter son bâillon.
C’est gentil à lui, non ?
Mais pas facile à réaliser, car je me trouve hors de leur portée.
Le gus au vêtement huilé ne se laisse pas démonter par un tel problo. Nanti d’un lasso, il me repêche par le cou. Ne me manquait plus que ça ! Déjà que je suis aux trois quarts asphyxié…
Il hale sans se préoccuper de mes voies respiratoires. Je suffoque. Tourne de l’œil parmi les millions d’yeux qui m’environnent. Z’œils de merlan des anchois surchoix. Figés, glacés, vitrifiés, minéraux. Je les vois plus. Tout s’embrouillasse. Mon cerveau mal irrigué se met en réserve de la République. Bye bye mon ami…
Là, un léger blanc.
Le rush de l’oxygène dans mon garde-mou me reconnexe avec la vie.
Ils viennent de m’arracher le sparadrap qui me muselle. Sans ménagement, j’en ai le feu aux joues, comme une rosière qui choperait le mandrin d’un sadique, dans le métro, en croyant qu’il s’agit de la barre centrale.
— Vous m’entendez, commissaire ?
Je balbutie « oui ». Pendant toute mon enfance, j’ai cru que « oui » s’écrivait « voui ».
Parce que je prononçais voui.
Là, pris au plus juste de ma lucidité mal recouvrée, j’ai dû dire « voui ».
Un rire interne me secoue. Tu m’objecteras que ça n’est pas le moment, seulement si on ne rigolait pas quand on est dans la pistouille, quand donc se marrerait-on ? Quand tout va bien ? À quoi bon ! Le rire, dans le fond, c’est fait pour le malheur, la détresse.
Ces carnes molles m’ont rejeté aux produits de la mer. V’là que je re-sombre.
Doucettement.
— Parlons net, attaque Himker, si vous ne répondez pas à ma question, nous…
Encore !
Toujours le même topo : torture, questionnaire… Tu causes ou tu causes pas.
La bonne vieille « question » de jadis. That is the question. L’éternelle question. Celle qu’on met sur le tapis ou à l’ordre du jour. La question de temps et de confiance. La question-clé. Clé de toutes confidences. Clé des aveux les moins doux.
Parlez ou sinon…
Ou sinon tout. On te fera bobo très beaucoup. T’épluchera la prostate au couteau à huîtres. T’enfoncera des fers incandescents dans le radaduche. T’arrachera les ongles. T’oindra les plaies au beurre de piment. Te donnera des lavements à l’acide chlorhydrique… Et j’en passe.
L’éternelle pression, l’éternelle contrainte physique…
J’écoute à peine ses promesses, à Himker. Grosso modo, il est question de ma mort, quoi. Alors, que veux-tu ajouter ?
— Vous êtes prêt ? il termine.
Et moi, paisible comme Baptiste :
— Je ne saurais avoir une conversation sérieuse dans cette position, mon bon monsieur. Je ne vous répondrais qu’après avoir pris un bon bain chaud et passé des fringues qui ne sentent pas la marée.
Faut voir ce qu’une telle attitude peut donner.
Eh ben, mon canard, c’est le monumental fiasco. Le bide terrifie.
— Je crois que le commissaire n’est pas encore conditionné, mes amis, fait Himker. Nous reviendrons plus tard.
Et ces carnes s’en vont.
En attendant leur retour, malgré ma lutte farouche contre l’anchois envahisseur, je me pose la question suivante : « Qu’est-ce qu’Himker peut bien avoir à te demander ? Ne lui ai-je pas dit, à Paris, tout ce que je savais de l’affaire ? En ce cas, qu’espère-t-il ? J’ai eu tort de poser mes conditions : je perds du temps…
À moins que…
Une idée m’habite, comme l’écrivait Prosper Mérimée dans son traité sur le rôle de l’automobile au temps des pharaons.
Qui vaut ce que valent les bonnes idées lorsqu’on parvient à les mettre en pratique.
Je me remets à poireauter dans mes affres poissonneuses. Ce m’est de plus en plus difficile car, depuis qu’ils m’ont retiré le bâillon, j’ai la bouche en contact direct avec les anchois, et dès que j’ai le malheur d’écarter tant soit peu les lèvres, un vilain fripon se faufile dans ma gargouine.
Enfin, un laps de temps s’écoule, fatalement, et je perçois de nouveaux bruits de pas.
Dès que ceux-ci sont proches, je respire un bon coup et je me laisse couler dans la masse gluante. Quelle effroyable sensation, mon neveu. Mais faut tenir… It is ma seule little chance of salut, camarade.
Malgré le cataplasme d’anchois qui me recouvre, je décèle confusément des exclamations. Des interjections de toute beauté. Des onomatopées de belle venue.
L’air qui m’emplit les poumons me ressort lentement des naseaux. Je sais que lorsque mon gaz carbonique sera évacué faudra que je choisisse entre l’asphyxie ou le renoncement. À moins que mes gredins ne fassent fissa pour me récupérer.
— L’échelle, vite !
Je suis pratiquement certain d’avoir perçu cette phrase. La cuve vibre. J’étouffe… Ma raison vacille. Une opacité interne me prend, m’emporte.
Malgré tout, sagace comme un pape, je sais ce qu’ils sont en train de maquiller. Ils placent une échelle en travers de la cuve. L’homme au ciré jaune s’avance sur cette passerelle improvisée. Il se penche, sa main s’enfonce dans l’anchois, tâtonne, m’alpague par le col.
M’hisse.
Il n’était que temps. J’aspire avec mesure l’élément indispensable à une parfaite régénération de mon sang. Tout en chiquant l’évanouissement intégral. Je me révulse les gobilles. Retrousse mes lèvres sur des dents d’agonie.
On m’arrache au cloaque pour Vendredi Saint.
On m’extrait de l’infernale cuve.
Je chois sur le sol. Ou plutôt : j’enchois !
Y reste flasque comme les poissons que je viens de quitter. Cachalot de San-A. Immobile.
— Il est mort ?
— Je ne sais pas.
— Vérifiez…
— Le cœur bat.
— Il faut le réanimer.
— De l’alcool ?
— Faites-lui préalablement la respiration artificielle.
— Il a les bras liés.
— Eh bien ! détachez-le, bon Dieu !
On cisaille à l’aide d’un couteau les larges bandes sparadreuses qui m’entravent…
L’homme au ciré me saisit les poignets, m’écarte les bras, me les ramène sur la poitrine. Il me souffle dans la gueule, ce connard. Drôle de bécot. Je suis pas fana d’une pelle masculine, les seize mille gonzesses qui sont passées entre mes bras m’ont habitué à mieux.
Une, deux…
Ouf, ça me désankylose. Bon exercice…
Une… deux…
Au bout d’un instant, il me lâche les bras pour m’appliquer ses deux mains contre l’Henri II, presser, retirer… Pompe, mon pote, pompe bien ! Ça te donnera des couleurs. Ma main droite, éclaffée au sol, sent un froid contact. Je devine le couteau dont on a coupé mes bandes adhésives.
Je m’en saisis avec les précautions que prend un horloger lorsqu’il répare une montre de dame en ayant la coqueluche.
Ce que je vais faire ne me botte pas. Mais que veux-tu que je fasse d’autre, Bazu ? Dans la vie il faut savoir choisir entre les autres et soi-même.
Je choisis.
Et également l’emplacement où je vais lui voter ses dix centimètres d’acier inoxydable. Juste au-dessus du bassin, à l’étranglement de la taille. C’est quoi, à cet endroit, docteur ? Le pancréas ou la rotule ?
J’assure le manche du ya dans ma dextre, la lame tournée vers l’intérieur de mon bras. Allez, au boulot, fils ! Basse-z’œuvre, soit. Mais, hein ? Bon !
V’zoum ! De toute ma force. Le paquet géant. Ça rentre d’un coup. Tellement que j’ai le tranchant de ma main contre la hanche du mec. Lui, une ou deux secondes encore, il continue d’exercer sa pression.
Puis il pousse un cri et s’allonge d’une masse, comme une statue renversée.
Les deux autres n’en reviennent pas.
Moi, si.
N’oublie pas, crème de nouille, que j’ai toujours les jambes entravées. Un grand coup de lame à la volée… Crra-aaac ! Est-ce suffisant ?
Le compagnon d’Himker me plonge dessus. Pour moi, c’est une bonne indication : ça veut dire qu’il n’a pas d’arme. Je lui administre un coup du manche de mon couteau sur la tempe. Ça le fait mollir. Je le repousse. Une série de balles s’annoncent. Tirées par Himker. Pile au moment où, d’une farouche détente, je refoulais mon agresseur. Il déguste tout dans le Rasurel. Himker en est tellement sidéré que sa main qui tient le flingue se met à pendre. Faut dire que le magasin doit être aussi vide qu’une boutique de frivolités dans le désert de Gobi.
Ne perds pas de temps, mon cher San-Antonio. L’heure des méditations et des considérations ésotériques est passée. S’agit de planquer tes os avec la bidoche qui s’agrippe après.
Je file comme un perdu vers l’entrée du local. Sur le moment je boitille biscotte mes baguettes trop longtemps ligotées. Mais la peur donne des ailes. Qu’Himker ait la présence d’esprit de remplacer son chargeur vide par un plein, et ce sera la fin de mes tribulations.
Donc, puisqu’il faut courir, courons.
C’est le mieux que je puisse faire pour moi, compte tenu de la gravité de l’instant. Les vacances aux Canaries, les parties de jambonneaux, la pêche à l’espadon, ce sera pour plus tard.
J’arpente de plus en plus vite. Mais cette conserverie est immense. Une première fois je me goure, attiré par la lumière. Piégé comme un papillon de nuit. La clarté tombe d’une vaste verrière dont les vitres sont fixes. Je décris prompto une courbe savante… De nouvelles balles me cherchent. Je contourne un baril, puis un autre.
Pan, pan, pan !
Ah ! voici la porte sur la gauche. Il reste une grande étendue à traverser. J’hésite. Himker a cessé de mitrailler. Son pas se rapproche. Je m’accroupis contre un baril. Que faire ? S’il vient jusqu’ici il me farcira car je me trouve dans un cul-de-sac. Jouer ma chance en sprintant vers la sortie ?
Bon, d’accord.
Mais à la seconde précise où je m’apprête à piquer un démarrage éclair, v’là le chauffeur bulgare qui s’annonce, un fusil mitrailleur à la main. Les détonations qui ont dû l’alerter, probable.
— Gardez l’issue ! crie Himker.
Qui est-ce qui l’a dans le prosibe ? Le brave petit San-A., mon pote. Pris entre deux feux, c’est le cas d’y dire. Alors ?