Ils ont l’air un peu glandu, les deux médors, dans la chignole, à me vitupérer contre de l’autre côté des vitres. Je leur adresse un baiser, ensuite de quoi, je bande mes muscles (je suis un bandeur-né) et charge le cadavre de mon ami Wladimir sur ces épaules dont la robustesse donne du vague à l’âme des dames affligées de maris étiolés.
Rapt de cadavre, faut le faire, non ?
À quoi cela correspond-il ?
Bouscule pas le marin, ma crêpe, tu vas l’apprendre bientôt.
Je ne sais pas qui a dit, un jour de pleine lune, qu’il n’y avait rien de plus lourd qu’un mort, si ce n’est Bérurier évanoui. Eh ben ! crois-moi : y’a du vrai. Je te recommande ce genre d’exercice à la place de tes piètres mouvements abdominaux du morninge.
Ma voiture n’est pas loin, mais je suis à bout de souffle lorsque je l’atteins. Je dépose Merdanflak dans mon propre coffre (lui, on peut dire qu’il se sera fait la malle en mourant !), et je déhotte en direction de chez Bibi.
Bien entendu, tout est noir, silencieux et endormi lorsque j’y parviens.
Mon premier soin est de me laver les mains, puis d’écluser un fort scotch agrémenté d’un glaçon auquel je ne laisse pas le temps de fondre.
Ces humbles satisfactions corporelles m’ayant été accordées (par moi-même dont pourtant l’indulgence est partielle), je téléphone au dénommé Himker, me réjouissant cruellement de le réveiller à cette heure ultra-tardive. Une forme impressionnante ma bite, pardon : m’habite. Je mangerais du fer sans recracher les noyaux, tant tellement je suis en éblouissante forme.
La sonnerie retentit, longuement. Très longuement, comme toujours chez les gens qui en écrasent avec la satisfaction irremplaçable du devoir accompli.
Enfin, une voix brouillée avec la terre entière, ronchonne un « Mouais, allô, quoi ? » qui guérirait le hoquet d’un crocodile enfermé dans l’arrière-boutique de chez Hermès. Voix de femme.
— Je veux parler à Himker, dis-je calmement.
— Il dort ! riposte la donzelle.
— Ça doit pouvoir s’arranger, riposté-je, vous le secouez un peu fort, et si ça ne donne pas de résultat, flanquez-lui un seau d’eau sur la tête.
— Qui est à l’appareil ?
— Le contraire d’un somnifère, madame. Je vous promets que lorsque j’aurai parlé à M. Himker il n’aura plus sommeil.
Un léger silence.
C’est le vide intégral, sûr que la dame doit obstruer l’émetteur de la main.
Une voix masculine la relaie.
— Qu’est-ce que c’est ?
Le ton est âpre, presque rude. Je connais ce genre de timbre maniéré et insolent ; en général il appartient aux snobs blasés. J’en sais. J’ai parfois l’occasion de les détester.
— Un nouveau venu dans votre vie, monsieur Himker, réponds-je. Je voudrais avoir une conversation sérieuse avec vous, en tête-à-tête.
— Je ne donne pas de rendez-vous aux gens qui m’appellent en pleine nuit et qui se permettent de me parler sur ce ton.
Je sens qu’il va raccrocher. Alors je m’écrie :
— Hé ! un instant, pensez au monsieur qui se trouve dans le coffre de la 600 !
Mon z’aïeul, pour un succès franc et massif, c’en est un ! Un silence pareil à une chute de pierres dans le cosmos (remarque qu’on ne choit pas dans le cosmos : on s’y promène) retentit (si je puis me permettre cette hardiesse inouïe).
Moi, pas dingue, j’en profite pour lui refiler ma seconde botte de Nevers.
— Je devrais plutôt dire : le monsieur qui s’y trouvait, rectifié-je. Un petit tour à votre garage vous prouvera qu’une conversation avec moi est indispensable. En conséquence, je vous attendrai demain matin à neuf heures précises chez Lipp. Je serai à la première table à gauche de la porte. Bonne nuit.
J’hésite sur la conduite à tenir. Me zoner ou continuer sur ma lancée ?
La voix inquiète de M’man tombe du haut de l’escalier.
— Tu as besoin de quelque chose, Antoine ?
— Non, M’man, merci, tout est au poil. Fallait pas te lever…
Elle ne peut pas se retenir de descendre jusqu’à moi. Ce sont des instants chouettes, resquillés au néant. Des particules de bonheur qu’on gobe comme un comprimé de jouvence quand l’occasion se présente.
— Tu es content, mon grand, au sujet de ton enquête ?
— Aux anges, ma poule : elle va à pas de géant.
Elle a son peignoir de pilou gris, avec un col à carreaux gris et blancs. Au lieu de l’épaissir, ça la rend plus menue, Félicie. Ses mèches grises tire-bouchonnent un peu de chaque côté de son visage. Et puis, il y a ses yeux. Des yeux dans lesquels je me verrai toujours beau. Je la prends contre moi. Son odeur n’est pas une odeur de vieillard. Les gens âgés puent le triste. Elle, elle sent pareil depuis toujours : des odeurs de foyer bien tenu, saines, vivifiantes.
— Ça va mieux, Antoine ?
— Oui, au moment de le coucher sa fièvre avait déjà baissé, il sera fragile de la gorge, comme toi.
— C’est pourtant pas mon fils, tu crois que ça vient du prénom ?
Elle rit. Puis sa figure s’assombrit. J’ai suivi la trajectoire de sa pensée : elle vient de penser à mes futurs enfants, donc à mon futur mariage.
— T’inquiète pas, soupiré-je.
— À quel propos ?
— À propos de tout, ma chérie. J’ai l’impression qu’il ne faut pas provoquer les choses en les redoutant, mais les laisser s’accomplir ou non, à leur guise. Elles savent où elles vont, tandis que nous, M’man, pas toujours…
— Tu te couches, mon Grand ?
— Justement, je me demande. Il faut battre l’assassin pendant qu’il est chaud !
— Prends donc des forces. Tout est facile à un homme bien reposé.
— D’accord, je reste.
Elle bat des cils, contente de sa victoire.
Là-dessus le téléphone carillonne. La nuit, il n’a pas la même voix que de jour. Il prend des sonorités angoissantes de sirène d’alarme.
Je décroche.
— Merde, t’es là, je craignais ! exclame Bérurier. Je joue de bonne chance, quoi !
Il reprend souffle et me dit :
— Amène-toi, aux « Coccinelles », Mec. J’ai quèque chose d’assez original dans le pas banal à te montrer.
— Quoi donc ?
— Surprise.
Et il raccroche.
Je me retourne vers ma chère vieille à moi. Un mouvement impuissant des bras. Fatalitas ! Elle se résigne sans rechigner.
— Ne prends pas froid, Antoine, il fait chaud dans la journée, mais les nuits sont fraîches.
Les nuits sont fraîches !
Je l’aurai entendue quelques fois, cette phrase.
Une minuscule tache rouge grésille, ou plutôt brasille, dans les pénombres… Elle décrit un arc de cercle et va s’anéantir dans la poussière. Alexandre-Benoît sort des ténèbres, le bide en avant. Sa trogne a des reflets de pomme rouge fourbie et son sourire est noir de toutes ses dents gâtées.
— T’as fait vite, complimente mon insubordonné.
— Si on parlait de ta chose pas banale ?
Mais le Gravos entend se faire mousser le pied de veau. Il n’a jamais eu le triomphe modeste.
— Sans fanferronnerie, dit-il, je crois que jamais j’ai débrouillé une affaire avec une rapidité aussi prompte, Mec. Je viens de rétablir une espèce de record du monde. Et quelle affaire, mon drôlet ! J’en suis à me demander si qu’on devrait pas commencer par prévenir la presse et la téloche. Tu sais ce que c’est ? On lève le lièvre, on le flingue, et ensuite c’est nos supérieurs rachitiques qui bouffent le civet et se parent des plumes de paon !
Prenant mon mal en patience, je décide de lui laisser dérouler le filin de son moulinet à parlotes. Narrer ses exploits, c’est un peu son Noël, au Béru, sa kermesse, sa fête de bienfaisance…
Voilà pourquoi je me laisse tomber sur un banc de la terrasse.
La nuit est moins fraîche que ne le craignait Félicie. Et y’a des étoiles en veux-tu, en voilà. Des galaxies à n’en plus finir. Avec, probable, des vivants quelque part qui essaient d’obtenir la communication avec nous ; mais nous, enfoirures pullulantes, on s’est mis aux abonnés absents.
Un grand éclat de rire de diva tombe des étages. Bérurier dresse la tête, comme un chien de chasse à l’approche d’un vol de canards, ou Von Karajan en entendant une fausse note (tu choisis l’image qui te plaît, c’est cadeau).
— Berthe, murmure-t-il, vaguement fier.
— Elle se chatouille avec un plumeau ou elle lit un de mes bouquins ? demandé-je avec une immodestie dont tu admettras qu’elle m’est inhabituelle.
— Elle joue aux dominos avec un représentant de chaussures en commerce, explique-t-il, M. Plumel, un homme estrêment serviable et tout, qu’on a fait la connaissance au repas.
— Et où jouent-ils aux dominos ?
— Dans not’ chambre, œuf corse, puisque la taule est fermaga. Fallait bien que quéqu’un tinsse compagnie à Berthy du temps que j’investigais, non ?
Là-haut, le rire reprend, plus roucoulé, avec des débuts de pâmoison dans sa périphérie.
— Elle doit gagner, pour être contente comme ça, suppose l’Hénorme.
Il se racle la gorge.
— Allez, bon, viens que je te montre.
Sa belle allégresse paraît cassée. Le cœur n’y est plus. Il me fait contourner le bâtiment. Nous passons dans un potager où des choux font de leur mieux pour puer la fosse d’aisance, puis nous gagnons un verger où des espèces de pagodes abritent des repas d’amoureux dominicaux.
Je suis de plus en plus intrigué. La lune projette de grandes ombres dans l’herbe pâle. Celle d’une antenne de télévision ressemble à la signature de Mathieu.
— Par ici, pour la visite ! déclame l’Obèse en m’entraînant vers un puits de pierres, agrémenté d’une margelle pour chromos.
Le trou a été comblé et l’on a fait pousser des gérania vivipares pour que ça fasse romantique en plein. Afin de complètement donner dans le bucolique il y a une corde passée dans la poulie (d’or) et savamment enroulée à sa manivelle.
Le Mastar saisit la corde et s’arc-boute. À ma vive surprise, v’là les gérania qui se mettent à pousser. Ils montent, montent. La terre qui les héberge paraît, puis un bac circulaire en zinc. Le Gros sue sankéo, comme disent les Chinois de Formose. Le bac a une épaisseur d’environ vingt centimètres. Il se balance au bout de la corde. D’un coup de pied, Bérurier le dévie sur la margelle où le récipient reste en équilibre plus ou moins stable. Mister Mammouth se torchonne le frontal d’un revers de manche beau comme le geste de semeur de l’Auguste. Il sort une loupiote de sa vague, l’actionne, me la tend.
— Si Monseigneur Sana voulait bien mater l’intérieur des profondeurs, propose l’Engelure.
Je braque le faisceau dans le trou.
Recule.
Presque épouvanté.
L’odeur, avant tout. Déjà, lorsque mon pote a eu soulevé le bac, elle m’a fouetté les trous de noze. Putride à l’extrême, douceâtre.
Un charnier dans un tas de poudre blanche. Des bras, des jambes, des tronches, le tout en pleine décomposition.
— Nom de Dieu !
— Je te le fais pas dire, gouaille Pépère. Bon, aide-moi à replacer le couverc’ biscotte ça vaut pas les parfums de l’Arabie séoudite.
Quand le puits est à nouveau obstrué (admirablement, le fond du bac est caoutchouté et repose sur un cercle de fer lui-même garni d’un revêtement de caoutchouc) il murmure :
— Pas mal enfigourée, cette combine, hein ? Ton Merdanflak, il a été jusqu’à placer un tas de fumier près du puits pour camoufler les éventuelles bouffées. Quand je te disais que je viens de lever l’affaire du siècle !
Je ne suis pas loin d’en convenir.
— Et tu as découvert ça comment, Gros ?
Il frappe son crâne en forme de chaudron cabossé.
— Grâce à ça qu’est bourré de bosphore jusqu’à ras bord, mon Grand.
Et de raconter :
— Suite à ton instruction, j’ai donc venu m’installer les pénates ici, moi et Berthe. Son puits mis à part, la boite est charmante ; chambre coquette, salle de bains, mais s’en sert qui veut, hein ? Bouffe sérieuse, en particulier le boudin aux pommes fruits, sans bêcher pour autant les moules marinières, le civet de lapin et le gigot aux flageolets. Brèfle, je voyais venir notre stage avec beaucoup de complaisamment. Tout en surveillant le taulier à la mine de rien, comme prévu au planninge. Ce soir, sur les choses de dix plombes, un mec est entré, bien frusqué, plutôt jeune. Il a commandé un vouisqui au bar. C’est Merdanflak qui l’a servi. Moi, tu sais comme j’ai l’œil qui sagace ? Au premier coup de saveur, j’ai su que les deux zigs étaient en cheville, mais qu’y f’saient semblant de pas se connaître. Le client a avalé son vouisqui, puis il a payé. Au moment que le patron lui allongeait sa mornifle, y z’ont échangé quéques mots. Le beau mec est parti. J’y ai suivi. Pas loin : à deux impasses d’ici, il a grimpé dans une grosse Mercédès et y s’est mis à attendre. Un quart d’heure plus tard, Merdanflak l’a rejoint. Les v’là qui s’sont mis à bavasser dans la tire. Une vraie circonférence de presse, y’t’naient. En fin de comptes, le conducteur de la Mercédès a démarré, Merdanflak toujours assis près de lui.
« Moi, du coup je m’ai rabattu à la taule en n’hâte. Ça fermait. Restait plus qu’un marmiton à fourbir la cuisinière. Tu sais qu’y font le grand piano au chiftir huilé tous les soirs, que m’a raconté le morpion. Brèfle, je profite de l’absence à Merdanflak pour farfouiner de gauche et droite. V’là que j’avise une grande bâche recouvrant un gros tas, sous l’hangar que t’aperçois à droite. Je soulève la toile : des sacs de chaux. À cet instant, le p’tit rat d’évier se pointe pour récupérer son Solex. Et moi, qu’est-ce y’m’passe par la tête ? Malgache bonnot ! Toujours est-il que je fais au gamin : « Vous préparez des travaux ? Pourtant l’hôtel est tout neuf. »
« Sans idée très conçue, note. À l’improvisé.
« Et tu sais c’que le môme me rétorque ? Il me rétorque : « Non, mais le patron en commande à chaque instant. J’me demande ce qu’il peut en faire… ». » Après quoi, il gerbe. Pour le coup, v’là ton Béru songeur. De la chaux. Et vive, encore !
Comme ce Merdanflak n’est pas catholique, j’échafaude, moi, comprends-tu ? Oh, là là, ce que j’échafaude… C’est bien simple : je me rappelle pas avoir échafaudé à ce point. Chaux vive, pour un policier de mon espérience qu’a des notions de chimie assez poussées, ça veut dire beaucoup, non ? Me v’là donc en pleine bourre morale. Je continue de mater l’hangar. Je dégauchis la brouette que voici. Son plateau est blanc de chaux. Elle sert donc à coltiner les sacs. Pas loin, sinon on se serait servi d’autre chose qu’une brouette. Je vais au jardin et j’avise des traces de la roue de la brouette. Je les suis : elles vont dans le verger, direction le puits. Y’en a tout autour d’alentour du pourtour. De la chaux, et vive, je te prie de pas oublier. Un puits ! Je vois dans cette coïncidence plus qu’un n’hasard. Je cueille un piquet que j’enfonce dans la terre qui bouche le puits. Il plonge pas loin. Tout de suite y’a un fond. Il s’agit d’un bac rond et pour ainsi dire circulaire. Je repère comme des anses, j’y passe la corde, j’hale. Et v’là le travail.
— Très beau travail, applaudis-je. Tu t’es distingué, Béru.
Il frotte ses battoirs l’un contre l’autre.
— Je dois dire, murmure ce brave et digne et sagace fonctionnaire. Oui, pour ça, je dois dire…
Il s’ébroue pour s’arracher aux moelleuses félicités de l’orgueil comblé.
— Bon, c’est pas le tout, enchaîne le Valeureux en désignant l’hôtel d’un hochement de menton, faut que j’aille « relever » M’sieur Plumel.