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À Jean et Suzanne ROSSIGNOL…


Le Sage a dit :

Il vaut mieux être assis que debout,

Il vaut mieux être couché qu’assis,

Mais il vaut mieux être mort

Que tout cela.


La ville — la grande ville —, ça vous rit au nez, avec ses toits et ses rues poussiéreuses dans la nuit, et n’en attendez pas la plus petite faiblesse, ça se fout de votre gueule, un peu comme une merveilleuse, une inaccessible putain… La ville, ça scintille doucement sous son globe laiteux, ça vous court entre les doigts, ça vous a des agaceries de chatte, des mélancolies de barrière, des amertumes sèches de terrain vague, ça vous susurre dans le creux de l’oreille des choses vaches et tendres, des histoires épuisantes de pluie tiède et de sang, de trottoirs profonds et de nuits incertaines, rien que pour vous, des histoires lentes et vastes, alanguies comme des slows, hautes et désertes comme des entrepôts vides, avec des lambeaux de cornet d’une imprévisible et déchirante douceur, des pans entiers d’orgue crayeux…


Alors, dans la nuit, il vous remonte comme de vieilles tendresses, des haines sans âge, sourdes et dévorantes, douloureuses comme des braises au creux du ventre, des choses démesurées, et vous finissez par vous laisser prendre au jeu, vous finissez par croire ses boniments, comme que le vent noir vient du sud, même si vous êtes payé pour savoir qu’ils sont bidons, vous finissez par croire ses mensonges, et bien heureux de les croire, que tout ira bien, qu’elle ne partira plus, plus jamais, parce qu’elle vous parle en pleine figure, dans ses caniveaux et ses rades, sur l’esplanade de la gare, dans l’herbe sèche des voies, parce qu’elle vous parle à vous tout seul !

Parce qu’elle vous a enveloppé de son pelage de pierre et que son haleine promène sur votre visage des relents de cave moisie, de bois spongieux et d’eaux mortes — et lentement, vous baissez les bras et vous faites vaguement oui, oui… comme si vous saviez depuis le début que ça finirait ainsi…

Alors elle en profite pour sortir les griffes, ses longues griffes couleur de sang noir et d’asphalte, qu’elle tenait serrées dans son dos et vous les plante dans le cœur avec son rire un peu flou.


Oh oui, la grande ville, vous connaissez chacun de ses détours, tous ses méandres incessants et ses coups de tête, sa douceur soudaine et sa rage, ses splendeurs en toc, vous savez à peu près tout et le reste de ses saloperies pas très ragoûtantes : un soir ou l’autre, vous l’avez surprise au hasard d’un square vide, avec son sourire carnassier, sa gueule en coin de rue, vous en avez passé des nuits et des nuits à essuyer ses larmes amères. Et alors ?

Alors ?

Alors, vous en savez long sur elle, parce que vous êtes flic et qu’on vous paye pour ça, tellement long — jusqu’à la nausée. Vous n’en savez pourtant pas autant sur elle qu’elle en sait sur vous. Vous avez beau l’avoir aimée comme une femme, vous être penché sur son sommeil agité, lui avoir parfois pris la main comme on le fait à un enfant malade… Elle s’en fout. Elle s’en fout complètement. Tout ça, c’est votre problème, pas le sien. Non, elle, elle vous attend chez elle, tapie dans son trou, au fond de la nuit.

Parce que, quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, aussi loin que vous alliez, c’est là qu’elle est chez elle, c’est là qu’elle habite, et depuis le début, dans la nuit, dans la nuit et pas ailleurs : dans son royaume, sur ses terres à elle, au fond de ses ténèbres de néon.

Et c’est là que vous avez rendez-vous avec elle et vous n’y pouvez rien du tout. Au cœur de la nuit.

La pire de toutes : une nuit d’été…

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