CHAPITRE VII

Schneider avait baissé les stores, derrière lui, et à peine entrouvert les fenêtres. Il ne faisait pas spécialement moins chaud mais au moins un peu d’air circulait dans la pièce. Charles Catala tapait à la machine, par intermittence, à côté. Le reste du temps, il parvenait des bribes de conversation étouffée et totalement inintelligible, un peu comme d’un confessionnal. Schneider alluma une Pall Mall au mégot de la précédente.

Muriel Lambert regardait son visage maigre, un peu penché, un visage qui aurait pu être beau, s’il n’y avait eu l’expression froide et vide des yeux gris et l’amertume de la bouche. Le reste était parfait, fin et intelligent, presque efféminé… La femme rassembla ses cheveux sur la nuque. Elle dit :

— Je veux bien une cigarette.

Schneider lui tendit son paquet froissé, lui donna du feu.

En se penchant, le tissu de la robe lui découvrit le haut des seins.

— Merci…

Elle souffla la fumée vers le plafonnier.

— Alors ? fit Schneider.

— Il est parti.

Elle déposa le paquet de Pall Mall sur le bord du bureau.

— Parti ?

Il crayonnait sur son bloc.

— Il a pris quelques affaires et son Browning. Il a retiré cinquante mille francs sur un compte où il aurait pu prendre le double. Il a laissé les titres, à peu près tout ce qui lui appartient, il a même laissé la Mercedes après avoir fait la vidange… (Elle ricana, mais ça ne lui allait pas.)

Schneider leva le front :

— Il y a combien de temps ?

— Nous sommes mardi… (Elle réfléchit.) Il y a dix jours…

— Il n’a rien laissé ?

Elle fouilla dans son sac, en sortit une enveloppe froissée, la lança à Schneider. Le policier en sortit une photographie déchirée en petits morceaux. Il ne prit pas la peine de reconstituer le puzzle, mais un sentiment de dégoût l’envahit. Quand le soleil tapait trop, tout le monde finissait vraiment par devenir complètement jeté.

— Il y a plus d’un an qu’on n’a pas baisé ensemble, précisa la femme. Tu comprends ? Seulement, il y a les conventions, tout ce que tu peux imaginer. Il y a Stéphane qui a besoin de son père… Il y avait des règles du jeu. (Elle hésita.) Ça t’emmerde que je te parle ?

Schneider secoua la tête, ce qui ne voulait rien dire, ni s’il comprenait, ni s’il ne comprenait pas, ni s’il ne voulait pas comprendre. Un beau visage, si ce n’avait été un visage de flic. Il tira sur la cigarette.

Elle bougea sur la chaise, ramassa encore ses cheveux et tapota la cendre de cigarette n’importe où.

— Tu fermes toutes les portes, Claude. Tu passes ton temps à fermer des portes. Tu ne comprends pas que quelqu’un puisse appeler quelqu’un d’autre au secours ?

Schneider bougea à peine les lèvres. Il dit :

— Banal.

Elle se pencha sur le bureau, lui saisit la main.

Il dit :

— Ridicule.

Il se dégagea, s’empara du combiné et composa un numéro intérieur.

— Rivero ? Salut, c’est Schneider. Tu as du monde, en ce moment ? Non ? Bon, je t’envoie une personne pour une R.I.F. Tu peux la prendre tout de suite, ou elle revient à deux heures ? D’accord, je te l’envoie… (Il ajouta :) Merci, Rivero.

Il avait raccroché.

La femme était debout, presque à la porte et de profil.

Schneider l’appela, l’enveloppe entre les doigts, sans cesser de fumer.

— Le puzzle…

Elle était déjà sortie.

Schneider entrouvrit son tiroir personnel, glissa l’enveloppe dedans et referma à clé. Puis il écrasa sa cigarette et se passa les doigts sur la figure. Cheroquee l’attendait à la cafétéria pour déjeuner. Cheroquee avait une opulente chevelure châtain et une odeur qui n’appartenait qu’à elle, faite de terre brûlée, de marécage et de pierre. Elle avait un rire qui lui faisait mal mais dont il n’imaginait pas pouvoir se passer un jour.

Cheroquee avait tout.

Schneider se leva, enfila sa veste.

Le téléphone sonna sur le bureau.

* * *

Deux des gardiens de la paix avaient entrepris d’ouvrir le portail de l’entrepôt, ne serait-ce que pour que l’ambulance puisse s’approcher au maximum. Bien qu’il ne servît pas souvent, le portail coulissa convenablement sur les rails rouillés.

Le brigadier-chef Müller pénétra dans la cour mangée d’herbe. Puisqu’ils avaient le chouffe avec eux, en raisonnant normalement et à supposer que le trio ne se soit pas tiré, à supposer que le jeune homme ne leur ait pas raconté de conneries, à supposer des tas de choses, l’affaire devrait bien se passer.

Immédiatement, tout se passa mal : d’une fenêtre aux vitres cassées, partit un coup de douze, puis un second. En dépit de sa corpulence et du fait qu’il ne se faisait quand même pas tirer dessus tous les jours, Müller avait giclé en paré-boulé. L’essaim de chevrotines fit éclater de la brique derrière. Deux coups et le tireur s’était effacé, il ne s’agissait donc pas d’une de ces saloperies modernes, genre Riot-Gun. Il fallait que l’autre recharge. Müller s’essuya les yeux. Il n’était pas trop mal placé. À plat-ventre dans l’herbe cassante, les jambes largement ouvertes, le bras étendu dans le prolongement du corps, le poignet droit enserré dans le gauche, il visa la fenêtre avec soin et releva du pouce le chien du revolver.

Il eut le temps de voir le canon s’enfoncer dans le carreau cassé (il s’agissait d’un douze juxtaposé) avant que se profile une silhouette indécise. Le gros .357 tonna une seule fois et se cabra et avant qu’il ait eu à reprendre la ligne de tir, le fusil de chasse dégringola le long de la façade et tomba sur des plateaux de maçon.

Müller se releva prestement, gagna en quelques bonds le pied du bâtiment.

Quelque part, des pas précipités (deux ? trois ?) dévalaient des marches métalliques.

Sans attendre, le policier trouva une porte et se coula dans la fournaise claire, là où il s’attendait à une pénombre fraîche. Une carcasse de camion, des caisses éventrées. À gauche, un escalier droit menait à un entresol dont tout indiquait qu’il avait fait office de bureau. Un escalier métallique. Le revolver au poing, l’épaule gauche au mur, le brigadier-chef Müller entreprit de le gravir, marche par marche.

Parvenu en haut, il n’eut ni à pousser la porte qui bâillait, ni à continuer à braquer le .357 devant lui.

L’enflé n’avait pas raconté de conneries, le branleur avec ses plumes multicolores de coq japonais : dans la pièce, il y avait seulement une chaise de cuisine en formica et un grabat contre un mur. La fille était assise sur la chaise, la tête penchée sur l’épaule droite et son cou faisait un angle bizarre avec les épaules. Sa figure était recouverte de paquets de cheveux blonds englués de brun. Il ne restait pas grand-chose de sa robe de toile. Elle ne tenait assise que par les liens qui l’attachaient derrière le dossier.

Müller s’approcha. Bien que peu expressif, son visage se crispa.

Sous le sein gauche, la fille avait un couteau planté dans le torse, et dont seul le manche de corne noire dépassait. Du sang lui coulait sur le flanc et les cuisses et commençait à goutter sur le plancher poussiéreux.

Du sang très rouge, qui ne tarderait pas à noircir.

Müller posa le gras du pouce là où devait se trouver la carotide.

Pour incroyable que cela parût, quelque chose battait encore quelque part.

Müller s’essuya le front d’un revers de main.

La 4L de la Criminelle avait pénétré dans la cour.

Charles Catala coupa le contact.

Il était midi vingt.

* * *

Hollywood Chewing-gum prenait l’apéritif avec sa femme, Rafe et la femme de Rafe, une brunette marrante et qui ne cessait pas de rire aux éclats, et un autre couple cool, qui était arrivé peu après eux et n’avait pas tardé à installer son Trafic custom sur un emplacement proche. Tout le monde tournait au punch, sauf lui qui buvait un jus de tomate à petites gorgées. Il avait horreur de l’alcool et plus généralement de tout ce qui pouvait rendre un homme moins maître de lui ou atténuer sa vigilance.

La femme du Trafic portait un string blanc qui contrastait avec la noirceur de sa peau très bronzée. Elle rit, agita les doigts de pieds, s’étira et demanda, les bras derrière la nuque :

— C’est comment, vous ?

— Jacques.

— Et elle ?

— Sylvie…

— C’est joli, Sylvie, non ? Ça veut dire quelque chose ?

— La forêt, sourit Rafe.

— Et vous ? demanda la femme en braquant ses lunettes noires sur le jeune barbu.

— Raphaël… Rafe, quoi.

La femme secoua la tête. Il faisait bon à l’ombre des faux poivriers, un peu de brise tiède agitait la cime des jeunes peupliers, on entendait les gosses piailler au bord de la piscine, dans l’herbe. Dans le Transit, une clarinette, suave et tendre comme un morceau de velours, préludait en mineur, puis il y eut des violons destinés à soutenir la mélodie.

La femme s’aperçut que Sylvie l’observait depuis un bon moment, à peine dissimulée derrière les verres bombés de ses grosses lunettes de soleil. Elle ne sourit pas. Les autres ne pouvaient pas comprendre. Jacques déposa son verre sur la table de camping et se leva.

— Téléphone, Rafe.

— Au bureau…

— Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? demanda la femme en suivant la svelte silhouette suivre l’allée en direction du bureau des entrées.

Hollywood Chewing-gum se déplaçait souplement, les épaules droites et immobiles : tout se passait sous les hanches.

— Moniteur de natation, soupira Rafe. Ça fait cent fois que je lui dis de venir ici, de pas se faire chier au froid… (Il haussa les épaules.) Y a de la place pour deux, surtout avec le plan d’eau, derrière…

— Vous ne parlez pas beaucoup, Sylvie, observa la femme.

— C’est pas la peine, coupa la jeune femme, le visage immobile.

Il était midi quarante — l’heure d’allumer le charbon du barbecue. Ce que fit Rafe.

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