CHAPITRE XI

Schneider et Catala piétinaient le gravier du toit, non loin de l’endroit d’où l’homme avait tiré, en attendant que l’inspecteur de l’Identité Judiciaire ait terminé de prendre ses clichés. À l’aide de phares portables, deux gardiens éclairaient la scène et la lumière électrique se répandait sur l’immeuble en face, démesurant les silhouettes des flics. Schneider s’approcha du bord à pas lents : des badauds s’étaient amassés, on entendait des voix, des exclamations assourdies, du monde étaient apparu aux fenêtres. On s’interpellait. Schneider alluma une cigarette.

Des bouffées d’air tiède crevaient comme de grosses cloques mollassonnes, mêlées d’odeurs de goudron chaud et de gaz d’échappement, de relents de poubelles, la nuit était tombée enfin, mais pas la chaleur, qui pesait comme une chape et la ville puait. Schneider glissa les mains sous la ceinture, dans le dos. Catala s’approcha de lui et dit :

— L’enfoiré a laissé la douille percutée, bien en évidence. Yashica vous demande si vous avez besoin de quelque chose d’autre.

Schneider se retourna, comme à regret, la main en visière sur les yeux.

— Pour l’instant, non.

— À tout hasard, il va essayer un relevé d’empreintes.

— À tout hasard, souligna Schneider.

Les deux policiers savaient qu’ils ne trouveraient rien. Yashica savait comme eux que le tireur avait certainement pris la précaution d’essuyer toute empreinte avant de déposer l’étui sur son petit tas de graviers. Tous les flics savaient qu’un assassin ne procédait pas autrement, même lorsqu’il opérait avec une arme de guerre. Un assassin n’était pas fou. Du moins, pas à ce point-là. Yashica n’en avait pas moins déballé son matériel et s’affairait, accroupi dans un morceau de lumière crue.

Schneider balaya l’horizon : la ville scintillait à peine, dans son écrin de pollution atmosphérique et de chaleur. Le policier remonta les épaules. Il n’avait ni vraiment soif, ni faim, il ne se sentait ni en forme, ni complètement crevé, il ne ressentait rien. Il avait bien sûr besoin d’une bonne douche et de changer de chemise et de chaussettes, mais c’étaient des choses lointaines, sans épaisseur, issues d’un autre âge, comme la trame usée d’une très vieille histoire de laquelle il était sorti trop tôt : il était flic et il avait une sale affaire sur le dos.

Yashica s’approcha. Il avait une démarche, une stature et un comportement de myope. Il était myope. Toute la P.J. et toute la Sûreté le savaient. Yashica lisait les trois quarts du temps avec une grosse loupe ronde. C’est pourquoi, à cause de cette invraisemblable myopie, il parlait peu et s’était adjoint une forêt d’objectifs qu’il traînait partout, des appareils presque innombrables, à travers lesquels il avait vu passer toute la merde que déversait la ville. Il tenait à la main, près du visage, un petit sachet de plastique transparent contenant l’étui percuté. Il ne s’adressa à personne en particulier, mais dévisagea vaguement les deux flics tournés vers lui.

— Munition de 7,62 mm. Empreintes digitales graisseuses et visibles, mais glissées… (Son ton se raffermit.) Inexploitables. Navré, Schneider. En revanche, ça pourra servir à des comparaisons, lorsque vous aurez récupéré l’arme.

Schneider saisit le sachet.

Son visage était vide.

L’homme n’avait pas pris la peine d’essuyer l’étui. Il ne s’était pas muni de gants. Schneider tira sur sa cigarette. À supposer que la femme ait été tuée en début de matinée, l’homme s’était posté tranquillement sur le toit plat de l’immeuble, le soleil dans le dos, et avait ouvert le feu. Il avait tiré une seule balle. La femme était morte, foudroyée par une mort aussi soudaine et silencieuse qu’une rupture d’anévrisme… L’homme avait récupéré l’étui — il ne l’avait pas essuyé — et l’avait disposé de manière que les flics ne puissent pas manquer de tomber dessus.

Une espèce de signature.

Yashica remballait.

Schneider jeta sa cigarette dans l’ombre.

Subitement, il se sentait comme la ville : plat, las et écrasé de chaleur, tout aussi immémorial et puant. Les flics redescendirent l’échelle de fer, on referma le skydome et on y plaça un nouveau cadenas. Schneider fumait en face de la porte d’ascenseur, une nouvelle cigarette que Charles lui avait proposée. La vieille Porsche était rangée n’importe où, au bas de l’immeuble. Schneider tendit les clés au jeune homme.

— Vous prenez le manche.

— Oui, dit Charles. Direction ?

— Le Central. J’aimerais écouter de nouveau cette bande.

— Vous pensez qu’il va remettre ça ?

— Je n’en sais rien, reconnut Schneider.

Il se laissa tomber dans le baquet. Il y avait de la boue qui remontait. Schneider se passa la main sur la figure. L’homme avait dit : « Prévenez l’inspecteur Schneider », ce qui pouvait signifier qu’il connaissait personnellement le policier, ou qu’il le détestait, ou qu’il avait eu affaire à lui, ou pas, ou tout simplement, qu’Il avait vu la photo du flic un jour dans le journal, ou alors ça ne voulait rien dire du tout. Schneider appuya l’arrière du crâne contre l’appuie-tête.

Catala roulait rapidement, avec un certain tact et pas mal d’élégance.

Ils passèrent une heure dans le bureau poussiéreux à passer et repasser la bande. Au bout d’une heure, ils avaient fumé dix cigarettes et bu quatre whiskies tirés du bar clandestin, mais ils n’avaient pas avancé d’un millimètre. Ils avaient cependant acquis la conviction que l’homme recommencerait.

* * *

Cheroquee avait fui, elle avait roulé droit devant sur le périphérique, une cassette de Schneider enfoncée dans le lecteur, le volume presque en plein et Sam Lightning Hopkins lui avait raconté l’histoire d’Hurricane Betsy, qui s’était abattu sur la Louisiane et avait fait tant et tant de morts, avec derrière un harmonica nasillard qui ponctuait presque chacune des phrases de son amertume lancinante et dérisoire, elle avait ainsi bouclé sa boucle autour de la ville, rarement à moins de cent trente à l’heure, et fumé une dizaine de cigarettes.

Pour des raisons qui lui étaient propres, Schneider aimait le blues.

Il n’avait jamais aimé autre chose.

Cheroquee était sortie de la voiture et avait erré dans le quartier des anciens abattoirs.

Elle avait pris une brune à la pression dans un bistrot où on connaissait le policier et n’était pas parvenue à payer l’addition. Elle était partie presque tout de suite, avait repris la voiture et recommencé à rouler. Elle avait fait le plein dans une station SHELL ouverte toute la nuit. Elle était allée acheter des cigarettes à la gare et s’était réfugiée dans un cinéma où on donnait une comédie légère, mousseuse, et avait passé son temps à déchiqueter entre les ongles un ticket de parking.

La guitare l’obsédait, lente et retenue, puissante comme un ressac tiède.

Schneider passait pour être le meilleur flic de l’endroit. Il était mince et fort, dur et rassurant, il promenait sur les choses et les êtres son étrange regard sans vie et il paraissait exclu qu’il pût croire en quoi que ce soit, ou s’attacher à qui que ce soit.

Au moins, la salle de cinéma était climatisée.

Cheroquee était partie lorsqu’au détour d’une image sur l’écran, une femme enlaçait un homme, on voyait une rue le matin, la souffrance était revenue, brusque et avide. Elle avait bousculé des genoux sans y prendre garde, on l’avait insultée, elle s’était réfugiée dans l’habitacle, dans son cocon empreint de l’odeur de plastique tiède et neuf et de celle du tabac blond qu’ils fumaient. Il y avait un paquet de Pall Mall froissé dans le vide-poches. Elle avait remis la cassette à zéro, l’avait écoutée, rangée sur le parking du lac, non loin de l’endroit où l’on tirait les dériveurs légers au sec.

Un soir qu’elle ne s’y attendait pas le moins du monde, Schneider l’avait emmenée au même endroit. Ils sortaient d’une soirée merdique. Elle lui avait pris la main et le policier avait étouffé un bref ricanement : il avait quarante-trois ans — et pas d’avenir. Il avait un passé, qu’il traînait avec lui comme un fardeau étouffant, mais pas d’avenir. Il était très fatigué.

Ce soir-là, Schneider lui avait raconté son passé — tout son passé.

Après le lac, ils étaient rentrés chez elle et avaient fait l’amour pour la première fois.

De l’étendue sombre et plate montaient des émanations froides et gluantes d’eaux mortes. Elle écrasa sa cigarette et n’éprouva pas le besoin de sortir de la voiture, ni de bouger. Elle apercevait les lumières de la Z.U.P., derrière la barre sombre des peupliers. Elle éteignit le lecteur de cassettes. Elle était habitée par l’homme aux yeux gris et au sourire bref. Elle avait besoin de sa chaleur.

Il était minuit vingt-cinq à la montre de bord.

* * *

Schneider se pencha sur le siège du passager et dit au jeune homme :

— Pas de conneries, Charles… Je passe vous prendre demain matin à la première heure et on se met sur les types.

Charles Catala tenait la portière, debout sur le bord du trottoir. Il avait retiré son blouson, jeté sur l’épaule. Il y avait quelque chose d’incertain dans son attitude. Il hocha la tête.

— Okay, dit-il doucement.

— Dormez un peu.

— Tout à l’heure…

— Comment ?

— Tout à l’heure, dit Charles. Nous sommes demain matin.

Il tenait toujours la portière et murmura :

— Responsable… Est-ce que vous êtes responsable d’elle ?

— Non, dit Schneider sans voir.

Il relança le moteur.

— Vous en êtes sûr ?

— Non, répéta Schneider.

Le jeune homme referma la portière, se pencha. Schneider était retranché derrière le volant. Il braqua son regard sur la face de Charles et dans la pénombre, ses yeux luisaient de ce que le jeune homme avait envie d’appeler une espèce de désespoir, à condition que ce fût possible de la part du policier ou une immense, une incommensurable sagacité.

Ils avaient eu une dure journée.

Il faisait encore trop tiède, il ferait plus frais un peu plus tard, vers les trois heures. Catala secoua la tête et se redressa. Il portait un calibre .357, une plaque et une carte de police dans son étui de cuir noir. Il était flic.

Pour le moment, tout cela ne lui était d’aucun secours.

Il regarda la vieille Porsche s’éloigner en glissant, attendit qu’elle ait disparu au coin du bloc. Ce qu’il avait à faire n’avait rien à voir avec son métier de flic. Il monta dans son deux-pièces étouffant, s’empara d’une plaquette de médicaments, d’un bon morceau de shit et de son casque intégral ainsi que des clés de contact de sa moto.

* * *

Cheroquee rentra : la Porsche était dans le garage. Schneider était de retour. Il avait laissé la porte d’entrée ouverte. Elle le trouva dans la pénombre du living, étendu les chevilles croisées sur le divan, vêtu du vieux pantalon de treillis qu’il portait pour bricoler ou tondre la pelouse. Il fumait encore. La jeune femme s’approcha de l’homme immobile, posa le bout des doigts sur son épaule, comme pour s’assurer de sa présence.

— Bonjour, Claude, murmura-t-elle.

Il tordit le cou et lui répondit.

Elle s’accroupit sur les talons, et Schneider lui enlaça les épaules.

D’une voix très lasse et bien qu’il ne lui parlât presque jamais du boulot il lui raconta la journée, le jeune homme tué à coups de poing, Soledad et la femme abattue d’une seule balle de carabine à lunette tirée depuis le toit plat d’un immeuble voisin. Il lui rapporta la merde de la grande ville, le gosse qui avait passé toute la journée à attendre… Elle lui mit la main sur la bouche et dit :

— Ça te fait trop mal, Claude. Tu ne veux pas venir te coucher ?

— Je ne sais pas.

— Tu préfères me parler ?

— Je ne sais pas.

Elle se dévêtit rapidement et s’étendit contre son flanc. Elle proféra, d’une voix très sourde, venue du plus profond et du plus douloureux d’elle-même très vite :

— Je t’aime trop. C’est certainement ridicule, tout ce que tu voudras. Quand tu n’es pas là, que tu tardes, quand je ne sais pas comment tu vas rentrer ni dans quel état, c’est horrible… (Elle eut un rire amer, qui lui secoua les épaules et ressembla à un sanglot sec.) I need you, Claude.

Schneider la serra, comme lui seul savait le faire.

Le policier ne savait pas réellement parler, mais lorsque ses mains la caressaient avec une déchirante, une insoutenable tendresse, lorsqu’il lui frôlait les paupières et les joues, elle était remplie d’une joie ample et profonde comme un blues. L’inspecteur principal Claude Schneider lui avait appris la plénitude et le respect.

Elle se pelotonna contre lui, en attendant le jour.

Lorsqu’elle se fut endormie. Schneider la recouvrit d’un morceau de couverture, presque sans bouger. Il s’abstint de fumer et veilla sur son sommeil immobile, un jour gris pénétra peu à peu dans la pièce, il veilla en regardant son beau visage mat et paisible, son épaule polie comme un galet rejeté par la mer. Lorsque Cheroquee serait partie, tout serait fini.

Et le policier savait qu’elle partirait.

Elle y mettrait six mois ou deux ans, mais elle partirait.

Parce qu’il le savait.

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