CHAPITRE XIII

Peu après dix heures, Dago avait tout balancé, le pourquoi et le comment, avec qui et combien de fois ils avaient violé la fille avant de l’attacher et de commencer à la travailler au corps, il avait reconnu son couteau à cran d’arrêt lorsque Schneider le lui avait présenté, le schlass qu’il avait enfoncé dans le torse de la fille pour qu’elle ne puisse plus l’ouvrir, la salope, et c’était dommage qu’il l’ait manquée, l’enculée, mais c’était la faute à pas de chance, pas vrai ? Dago n’avait pas ramassé une seule beigne durant l’interrogatoire auquel Catala avait assisté tout du long, muré dans son silence, et lorsque Schneider avait cessé de taper à la machine, les trois flics avaient ressenti une impression de dégoût.

Dago avait relu le procès-verbal et l’avait signé.

Schneider l’avait descendu en geôle et signé le registre.

Lorsqu’il était remonté, Catala et Dumont buvaient du café et il y avait un gobelet en plastique posé à côté de son sous-main en cuir. Schneider avait appelé le procureur Rambert et rendu compte brièvement. Il n’avait pas omis le fait que Dago avait été secoué au moment de son interpellation.

— Et la victime ? s’enquit Rambert.

— État stationnaire, dit Schneider.

— Vous poursuivez… Vous avez quelque chose pour l’histoire du dingue ?

— Non.

— Vannier m’a téléphoné qu’il avait rappelé.

— Oui.

— Aucun élément ?

— Non, fit Schneider.

— C’est emmerdant. US M1 ?

— … Ou tout autre arme de guerre, tirant de la 7,62.

— C’est emmerdant. Vous pensez qu’il va remettre ça ?

— Oui, reconnut Schneider.

— Un détraqué. Il fait drôlement chaud, vous ne trouvez pas ?

— Trop chaud.

— Tenez-moi au courant, Schneider, voulez-vous ?

— Oui, monsieur.

— Au revoir. Et ne vous bilez pas pour les secousses, on est tous un peu à cran, en ce moment, n’est-ce pas ? La chaleur, sans doute…

— Sans doute, convint le policier.

Il raccrocha. Catala avait remis la cassette au départ et ils écoutèrent les trois messages. Ils les écoutèrent une dizaine de fois d’affilée, presque sans échanger la moindre parole. Schneider s’était remis à fumer. Il y avait deux cent soixante quinze mille personnes dans la circonscription, et aucun des trois policiers n’avait une idée précise de la population mâle, mais pour le moins, ils disposaient d’un réservoir d’environ cent mille suspects, ce qui était nettement excessif. Ils récapitulèrent : l’homme utilisait une arme de guerre, il avait su choisir un poste de tir qui pouvait indiquer qu’il avait suivi une instruction militaire, ou tout simplement qu’il n’était pas dépourvu de bon sens, et la distance qui le séparait de la cible ne permettait pas de déceler s’il s’agissait ou non d’un tireur d’élite.

L’homme avait cisaillé la chaîne de l’échelle de secours et le cadenas du skydome sans attirer l’attention, ce qui ne signifiait pas grand-chose dès lors que les flics ignoraient à quelle heure il était monté sur le toit, et quand bien même l’auraient-ils su que cela ne leur aurait pas apporté d’éléments supplémentaires.

L’homme s’exprimait d’une voix au débit normal, sans la moindre trace d’accent et avec la plus totale absence d’émotion. Le plus long message n’excédait pas vingt secondes. La Mort se trimballait dans la ville surchauffée sous les traits d’un snipper anonyme et sans visage, et si pendant un moment Schneider avait pu caresser secrètement l’espoir qu’il s’agissait d’une vilaine blague, il savait maintenant qu’il n’en était rien : Corinne Letellier épouse Moreau était morte, le crâne traversé par une balle que Schneider avait récupérée et placée sous scellés.

Devant le policier se trouvait une chemise cartonnée sur laquelle il avait tracé rapidement, au feutre, le prénom et le nom de jeune fille de la victime, suivis de son nom d’épouse et du numéro d’affaire. C’était tout ce qui restait d’elle, pour les flics. Les trois hommes avaient horreur de la situation : ils avaient sondé les deux établissements psychiatriques de la localité ainsi que les armureries, les inspecteurs du poste décentralisé de la Z.U.P. avaient tapé le voisinage et ils étaient de retour à la case départ, sans l’embryon d’un signalement ou le plus petit détail susceptible de les amener à identifier l’homme.

Ils étaient dans la position la plus inconfortable qui soit. Ils en étaient réduits à attendre que le type recommence.

Schneider se leva, contempla le parking en bas, les passants qui allaient et venaient, les voitures qui roulaient dans les rues, le feuillage poussiéreux des arbres et dit, sans se retourner :

— Dumont, repasse la bande.

La voix s’éleva de nouveau dans la pièce.

— Plus fort, ordonna Schneider.

Dumont augmenta le volume et la membrane du haut-parleur se mit à vibrer et à grésiller. Schneider avait le dos tourné, une cigarette à la bouche, la voix disait « … Prévenez l’inspecteur Schneider… » Schneider bougea les épaules. L’inspecteur Schneider… Par-delà la fonction, la voix s’adressait à un homme en particulier. Elle lui disait quelque chose que les trois policiers ne parvenaient pas à comprendre.

C’était dingue.

— Suffit, dit Schneider en levant la main ouverte et en l’abattant en direction du sol.

Dumont coupa le lecteur de cassette.

Schneider se retourna.

— Un ancien client ? supputa Dumont.

— Une vengeance ? Peut-être, admit Schneider. Mais…

Le téléphone sonna et Catala s’empressa de décrocher.

— Schneider ? Je vous le passe…

— Schneider, j’écoute.

— Salut, Schneider. Guiraud, à Radio-Médium. Je te dérange ?

— Non, fit Schneider sur ses gardes.

— Écoute, on a reçu un coup de fil d’un brindezingue, tout à l’heure. La fille au standard a cafouillé, il parait que le type aurait descendu une femme ou je sais pas quoi, l’autre conne n’a rien compris, ou qu’il allait en buter une, un vrai délire. Tu as quelque chose là-dessus ?

— Pourquoi tu me demandes ça, Guiraud ?

— Parce que d’après la standardiste, le type lui aurait dit de te demander ou quelque chose dans ce goût-là. Elle a cru que c’était une connerie, il faut dire qu’on est vachement survoltés en ce moment, le climatiseur est tombé en panne, alors elle l’a envoyé chier. C’est une connerie ou pas ?

Schneider se passa l’ongle du pouce au-dessus de la lèvre.

— C’est pas une connerie, Guiraud.

— Merde.

— Si tu passes l’info, ça va être la panique, remarqua Schneider.

— Oui, je sais… Il a vraiment fait ce qu’il a dit ?

— Oui.

— C’est un barjot, non ?

— Aucune idée. Vous pouvez brancher un magnéto sur la ligne ?

— Sans problème. Les canards sont au courant ?

— Non, dit Schneider.

— Écoute, je m’assois sur l’affaire. Tu crois qu’il va appeler ma station, à ton avis ?

— Oui…

— Oui, mais pourquoi ?

— Pour te dire qu’il a recommencé.

— Merde, répéta Guiraud.

Ils raccrochèrent simultanément.

Un homme avec un fusil.

… Prévenez l’inspecteur Schneider…

* * *

La jeune femme s’appelait Cécile Charpier, elle était née à Nîmes (Gard), le 17 février 1950, exerçait la profession d’esthéticienne et circulait dans son véhicule Austin, immatriculé 6789 EXD 75. Elle avait passé la nuit en ville, une nuit à tous égards merveilleuse, elle avait rencontré son ami, ils avaient mangé et bu et fait plusieurs fois l’amour, aussi merveilleusement qu’au début, il y avait de la glycine et du chèvrefeuille dans le jardinet de l’hôtel. Son ami était un homme merveilleux, tendre et prévenant.

Elle alluma la radio de la voiture.

Du Brahms l’envahit.

Elle était délicieusement flapie, aussi ne roulait-elle pas vite et eut un regard pour les tours qu’elle abandonnait derrière elle en prenant la bretelle qui la conduisait à l’autoroute. Un semi-remorque la dépassa en ferraillant, puis deux voitures pressées. Elle commença à baisser la glace de la main gauche, il faisait tellement bon, en dépit de la taie vitreuse qui couvrait le ciel, tellement bon…

La première balle traversa le montant gauche du pare-brise et fit éclater la vitre arrière droite, la seconde frappa Cécile Charpier à la gorge, et un jet de sang très rouge jaillit de la carotide tranchée, la voiture sinua sur sa trajectoire tandis que les impacts tambourinaient sur le pavillon, l’Austin se mit à dériver et prit la glissière de sécurité sous un angle très doux. Il y eut un froissement de tôles et des étincelles puis le véhicule s’immobilisa presque sans soubresauts.

La tête de la morte reposait sur son épaule gauche, renversée comme si elle offrait son visage et sa gorge au soleil. Plusieurs voitures passèrent sans s’arrêter. Le moteur tournait toujours et la radio vantait les mérites d’un tour-operator.

Tapi dans les herbes, l’homme vit dans les jumelles la B.M.W. qui ralentissait et stoppait quelques mètres plus loin. Un homme corpulent, vêtu d’un complet aubergine fripé en sortit. À pas rapides, il s’approcha de la petite voiture, se pencha…

L’homme commença à décrocher à plat ventre, la carabine dans la saignée des coudes et les jumelles à la main. En quelques secondes, il se trouvait à défilement au bas du remblai et entreprit de démonter la carabine qu’il rangea avec soin dans la mallette. Le soleil lui cuisait le dos à travers le tissu de la chemise. Il se releva, s’épousseta rapidement du plat de la main et regagna le break d’un pas nonchalant, la mallette au bout du bras.

Il n’avait plus qu’à trouver une cabine téléphonique.

Il en dénicha une presque immédiatement sur la zone industrielle.

Il y faisait une chaleur suffocante.

L’homme cala la porte ouverte avec son pied, composa le numéro du Central.

Il était onze heures vingt-cinq.

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